PRINCIPES l)i: PHONOLOGIE
1-1
ich.e.
^o
PRINCIPES
DE
PHONOLOGIE
PAR
N. S. TROUBETZKOY
PROFESSEUR A l'uNIVERSITÉ DE VIENNE
TRADUITS PAR
J. CANTINEAU
PROFESSEUR A L'ÉCOLE NATIONALE DES LANGUES ORIENTALES VIVANTES
Ouvrage publié avec le concours
de la Facullé des Lettres de l'Université d'Alger
PARIS
LIBRAIRIE. G. KLINGKSIEGK
1949
,1 '
se.
Slip.
A RO.MAX JAKOBSON
PRÉFACE
DU CERCLE LINGUISTIQUE DE PRAGUE (1939)
Le présent livre, auquel N. S. Troubetzkoy (16, IV, 1890 —
25, VI, 1938) a travaillé infatigablement jusqu'aux dernières
semaines de sa vie, est resté inachevé. D'après l'estimation
de l'auteur défunt, il manquerait à peu près les 20 dernières
pages. Elles auraient probablement contenu un chapitre sur
les signes démarcatifs de phrase et une conclusion. Le texte
du livre n'a pas reçu une rédaction définitive : l'auteur avait
en particulier l'intention de développer les notes bibliogra-
phiques, de reviser, de compléter et de rédiger avec plus de
précision certains chapitres, et enfin de placer en tête de
l'ouvrage une préface et une dédicace à R. Jakobson. Au
cours du travail préparatoire, N. S. Troubetzkoy a étudié
environ 200 systèmes phonologiques ; il avait l'intention
d'employer une partie des matériaux ainsi réunis à illustrer
les thèses de son ouvrage principal, et cela sous la forme d'une
série d'exposés supplémentaires qui auraient porté le titre
général d'« Extraits de mon fichier phonologique ». Ces études,
N. S. Troubetzkoy les a élaborées jusqu'au bout, mais c'est
seulement le début de la première, sur le système phonolo-
gique de la langue doungane, qu'il a dicté sur son lit de mort
et rédigé pour le tome VTII des « Travaux du Cercle linguis-
tique de Prague ». En outre l'auteur pensait entreprendre un
second volume des « Éléments de Phonologie » qui aurait traité
des questions principales de la phonologie historique, de la
géographie phonologique, de la morphonologie, ainsi que de
l'écriture dans ses rapports avec la structure phonologique
de la langue.
Il avait primitivement l'intention de constituer et
d'employer dans le livre, pour la transcription phonologique,
un système unique de signes. Mais ce plan n'a pas été réalisé
et l'on a conservé la plupart du temps les signes usités pour
la transcription des différents groupes de langues.
PRÉFACE DE A. MARTINET
La publication des Grundzûge der Phonologie de Nicolas
Sergueevitch Troubetzkoy, en elle-même événement scienti-
fique d'une portée considérable, a coïncidé avec un tournant
décisif de la linguistique fonctionnelle et structurale. Elle
s'est produite au moment où la phonologie, après avoir été,
pendant une décade, considérée comme la propriété exclusive
d'une école, tombait, pour ainsi dire, dans le domaine public.
Certes, la jeune discipline ne s'était pas jusqu'alors développée
en vase clos. A aucune époque la phonologie n'a été étroite-
ment « pragoise ». Ses fondateurs ont toujours été sensibles
aux critiques et aux suggestions venues de tous les coins du
monde. Mais, du vivant de Troubetzkoy et sous sa direction,
les matériaux nouveaux étaient soigneusement examinés,
retaillés, et intégrés à l'édifice commun. Cependant, la diffu-
sion toujours plus large du point de vue fonctionnel et
structural rendait nécessairement plus difficile une confron-
tation permanente des opinions et des résultats obtenus.
La disparition du Maître, l'étranglement de la Tchéco-
slovaquie, les persécutions raciales et politiques, la guerre
enfin, n'ont fait qu'accentuer un cloisonnement qui déjà
s'esquissait. Le retour de la paix a permis, certes, de renouer
des liens qui s'étaient rom.pus. Mais on ne saurait rétablir
l'étroite communion des années trente.
Ces circonstances font apparaître le livre de Troubetzkoy
comme le couronnement d'une période décisive dans l'histoire
de la linguistique, et lui confèrent ainsi une valeur permanente.
Il devient un manuel de référence indispensable pour tous
ceux qui s'efforcent, chacun avec ses connaissances, sa forma-
tion, son tempérament propre, de mieux comprendre la nature
du fait linguistique. C'est pourquoi nous devons être profon-
dément reconnaissants à M. Jean Cantineau d'avoir pris la
peine de traduire en français cet ouvrage de base. Il est en
France beaucoup de linguistes, maîtres ou disciples, qui
lisent l'allemand avec difficulté. La propagation de la pensée
phonologique dans notre pays en a certainement souffert,
N. S. TROUBETZKOY
et, à cet égard, l'initiative de notre collègue d'xVlger ne
manquera pas d'avoir un elîet salutaire.
Il n'est probablement pas inutile de mettre les lecteurs de
cet ouvrage en garde contre la conception encore trop répandue
qu'il ne peut y avoir de linguistique structurale que sur le
plan de la synchronie. Ce serait réduire indûment la portée
de la doctrine phonologique que de n'y voir qu'une méthode
de description linguistique. La phonologie a dégagé, du vivant
même de Troubetzkoy et souvent sous son impulsion directe,
des horizons nouveaux dans tous les domaines de la science
du langage. Quiconque a suivi attentivement l'évolution de
la pensée phonologique n'a pu manquer d'acquérir, outre
une connaissance plus approfondie de la nature des faits
linguistiques, une conception plus riche, plus précise, et plus
nuancée de la façon dont évoluent les langues, soit du fait
de nécessités internes, soit au contact d'autres idiomes dont
la structure vient influencer la leur. De la phonologie dia-
chronique et de la théorie des aires dont Troubetzkoy et
Roman Jakobson ont jeté les bases, on ne trouve malheureuse-
ment rien dans les Grundziige. C'est la raison pour laquelle
M. Cantineau a ajouté à la fin de sa traduction plusieurs
articles de ces deux savants où ces questions sont traitées.
De la somme phonologique dont Troubetzkoy avait tracé
le plan, nous n'avons que la première partie, celle où, après
avoir traité des fondements mêmes de la phonologie, l'auteur
nous indique selon quels principes et quelles règles on doit
décrire les langues, envisagées sous Fangle de la phonie. Cet
exposé est d'une extraordinaire richesse, car Troubetzkoy
ne se contente pas de mettre au point une méthode. Il en
justifie longuement, dans chaque cas, toutes les démarches.
Il nous fait profiter, dans chaque chapitre, de sa prodigieuse
expérience linguistique, acquise soit par examen direct, soit
par l'étude de descriptions antérieures où sa pensée incisive
savait admirablement faire le tri entre les faits linguistique-
ment valables et le reste.
De ce dernier message, hélas inachevé, Troubetzkoy n'a pas
cherché à faire, à proprement parler, un manuel pratique,
une nouvelle édition revue et augmentée de sa petite Anleilung
zu phonologiscJwn Beschreibungen. Les gens pressés, ceux pour
qui la description des langues n'est qu'un aspect épisodique
de leur activité, seront peut-être tentés de le regretter. Et
cependant une expérience déjà longue a montré que ce n'est
pas par la lecture de quelques pages ou une étude de quelques
PREFACE DE A. MARTINET XI
heures qu'on peut s'assimiler les principes de base de la phono-
logie. Une formation littéraire, qui est généralement celle
des linguistes et même des ethnologues, n'est guère faite pour
rendre immédiatement accessible l'opération d'abstraction
qu'est l'analyse phonologique. En France notamment,
l'enseignement traditionnel prépare fort bien les esprits au
maniement de l'abstraction, mais assez mal à l'opération
abstractivc elle-même. Mis en face d'une réalité concrète
infiniment complexe, bien des sujets, parmi les plus intelli-
gents, se sentent submergés. Trop avisés pour choisir au
hasard certains aspects de cette réalité, ils préfèrent se réfugier
dans le domaine des abstractions déjà dégagées, parce qu'il
leur manque soit l'entraînement, soit les directives qui leur
permettraient d'isoler, dans la masse infinie des faits, ceux
qui seuls, dans le cadre de leurs préoccupations, sont décisifs
et pertinents.
C'est pourquoi l'exposé substantiel de Troubetzkoy
reste la meilleure initiation à la phonologie, à la fois pour
ceux qui n'y cherchent qu'un principe de description, et pour
les linguistes proprement dits qui trouveront, dans cette
discipline, la méthode la plus susceptible de conduire à
l'établissement d'une véritable science du langage.
André Martinet.
PRÉFACE DU TRADUCTEUR
C'est au début de la guerre, pendant les hivers 1939-40
et 1940-41 que je pris contact, par les divers articles des
Travaux du Cercle Linguistique de Prague, avec les théories
phonologiques. Je vis aussitôt quel profit en pouvait tirer
la dialectologie arabe, et d'une façon plus générale la linguis-
tique sémitique. J'essayai même, il est vrai avec une extrême
gaucherie, d'utiliser quelque peu ces théories dans le premier
volume de mes Parlers arabes du Horân. Mais je ne me
dissimulais pas qu'il y avait beaucoup de points de la méthode
et de ses applications que je n'avais pas suffisamment compris.
Aussi dès l'hiver 1941-42, je me résolus à traduire pour mon
usage personnel les Grundziige der Phonologie de N. S. Trou-
betzkoy, où je pensais trouver les réponses aux questions
qui m'embarrassaient. Quand l'état de ma vue me le permit,
au printemps 1944, j'entrepris cette traduction. Étant donnée
ma médiocre connaissance de l'allemand, ce ne fut pas pour
moi un travail facile. J'en vins à bout cependant en juillet
1945. Entre temps, en questionnant mes collègues d'Algérie
et de la métropole, je m'étais rendu compte que cet ouvrage
capital était profondément ignoré en France, la langue dans
laquelle il était rédigé constituant une véritable barrière.
C'est ainsi que me vint l'idée de publier ma traduction.
J'ai été grandement aidé par M. A. Martinet qui a bien
voulu revoir mon travail en entier, rectifier mes erreurs et
écrire la préface qu'on vient de lire. M. R. Jakobson a eu
l'amabilité de me communiquer un certain nombre de rectifi-
cations au texte allemand des Grundziige , de m'autoriser à
publier en appendice une traduction d'un de ses articles et
le texte français de deux autres qui complètent heureusement
le livre, de revoir la bibliographie et de rédiger l'autobiographie
de X. S. Troubetzkoy qu'on lira ci-dessous. M. J. Tubiana,
élève de M. A. Martinet, m'a fait bien des suggestions utiles.
La Faculté des Lettres d'Alger a accepté d'accueillir cette
traduction dans la collection de ses publications et de fournir
les fonds nécessaires à son impression. M. L. Gernet, doyen
XIV N. S. TROUBETZKOY
de la Faculté des Lettres et M. A. Basset, professeur à l'École
Nationale des Langues Orientales Vivantes m'ont aidé à
revoir les épreuves. Enfin l'imprimerie A. Bontemps a assuré
d'une façon remarquable l'impression du livre, et a fait un gros
effort pour se procurer à ses frais les signes de transcription
nécessaires. Que tous veuillent bien trouver ici l'expression
de ma vive reconnaissance.
Alger, novembre 1947.
J. Gantineau.
NOTES AUTOBIOGRAPHIQUES
DE N. S. TROUBETZKOY
communiquées par R. Jakobson
Élu en 1930 membre de l'Académie de Vienne, N. S. Troubelzkoy fut invité
à écrire son autobiographie pour les archives de cette Académie. Voici, traduit
de l'allemand, l'essentiel de l'ébauche inachevée qu'on a trouvée dans les
papiers du savant défunt :
«Je suis né à Moscou le 16 avril 1890. Mon père, le prince
Sergéj Troubetzkoy (1862-1905) était professeur de philo-
sophie à l'Université de ^Moscou. Il prit part au mouvement
politique libéral comme publiciste de ce parti. A sa mort il
occupait le poste de recteur de l'Université de Moscou.
« Dès l'âge de 13 ans, je commençai à m'intéresser aux
questions scientifiques, mes études portant surtout sur
l'ethnographie et l'ethnologie. Outre le folklore russe, je
m'intéressai particulièrement aux peuples fmno-ougriens
habitant la Russie. A partir de 1904 j'assistai régulièrement
à toutes les séance? de la Société Ethnographique de Moscou.
J'étabHs des relations amicales avec le président de cette
Société, le professeur Vsevolod F. Miller, le savant bien connu
pour ses recherches sur la tradition épique russe et sur la
langue ossète. A cette époque j'étais également très lié avec
un autre membre de cette Société, le distingué archéologue,
spécialisé dans l'étude des Finnois de la Volga, S. K. Kouz-
netsov, qui guidait et encourageait mes études d'ethnographie
fmno-ougrienne. Sous son influence je commençai à m'occuper
des langues fmno-ougriennes et je pris intérêt à la Hnguistique
générale. Dès 1905 je publiai deux articles dans la revue
« Etnograficeskoe Obozrenie ». L'un de ces articles signalait,
dans une chanson populaire des Finnois occidentaux des
traces d'un ancien rite funéraire païen, commun aux peuples
fmno-ougriens. L'autre essayait de prouver qu'il existe des
traces, dans les croyances populaires des Vogoules, Ostiaks
et Votiaks modernes, du culte de la déesse païenne « Zolotaja
Baba » du Nord-Ouest de la Sibérie, mentionnée plusieurs
X\ I N. S. TROUBETZKOY
fois par d'anciens voyageurs. En 1907 mon attention fut
attirée par le problème des familles linguistiques isolées, et
cela simultanément dans deux directions : d'un côté les
langues paléo-sibériennes, de l'autre les langues du Caucase
septentrional. Stimulé par Kouznetsov, je collectionnai tous
les renseignements contenus dans les notes d'anciens voya-
geurs sur la langue kamtchadale, à présent presque entière-
ment disparue, et grâce à ces recherches je rassemblai un
vocabulaire et écrivis un résumé de la grammaire de cette
langue. Ces travaux me mirent en correspondance avec trois
savants s'intéressant à l'ethnographie de la Sibérie orientale :
Jochelson (pour le youkaguir), Bogoraz (pour le tchouktche
et le koriak) et Sternberg (pour le guiliak). Je découvris
une série de ressemblances surprenantes dans le vocabulaire
du kamtchadale et du tchouktche-koriak d'un côté et du
samoyède de l'autre. Malheureusement je dus interrompre ce
travail pour passer mon baccalauréat ; plus tard je n'ai plus
jamais eu la possibilité de revenir à ce problème captivant. —
Mon intérêt pour l'étude des langues du Caucase fut éveillé
par une conférence de Miller sur l'importance de l'étude des
langues caucasiennes pour l'ethnologie historique de l'Asie
Mineure, faite à la Société Ethnographique de Moscou. Je ne
m'occupai d'abord des langues et des peuples du Caucase
que du point de vue de l'ethnologie de l'Asie Mineure ; mais
bientôt je commençai à étudier les langues du Caucase pour
elles-mêmes. A part toutes ces questions de détail, je m'inté-
ressai également à l'histoire générale des civilisations, à la
sociologie et à la philosophie de l'histoire.
« Ayant achevé mes études au 5*^ gymnase classique de
Moscou, j'entrai à l'Université de Moscou en 1908. A cette
époque chaque Faculté était divisée en plusieurs sections
spécialisées ; chacune de ces sections avait un programme
fixe de cours, de séminaires et d'examens. L'étudiant pouvait
choisir la section, mais une fois qu'il y était admis il de\'ait
en suivre le programme tout entier sans pouvoir rien y
changer. L'ethnographie et l'ethnologie faisaient partie de
la section géo-anthropologique de la Faculté des Sciences
Naturelles. Le directeur de cette section, le professeur
D. N. Anucin, dirigeait l'enseignement strictement selon les
méthodes de l'histoire naturelle. Comme l'ethnographie et
l'ethnologie m'attiraient surtout par leur côté culturel, la
position de ces sciences dans le programme officiel était
inacceptable pour moi. Je m'inscrivis d'abord à la section de
NOTES AUTOBIOGRAPHIQUES XVII
philosophie et psychologie de la Faculté des Lettres, et décidai
d'étudier surtout l'ethiio-psychologie, la philosophie de
l'histoire et les problèmes de méthodologie. Néanmoins je
reconnus bientôt que la section de philosophie et de psycho-
logie avait trop peu de rapports avec les questions qui m'inté-
ressaient particulièrement, (l'est pourquoi je passai le troi-
sième semestre dans la section linguistique. Dans cette section,
sous la direction du professeur V. Porzezin'ski, on enseignait
la linguistique générale, le sanscrit et les langues indo-
européennes, et l'on étudiait la grammaire comparée en
mettant spécialement l'accent sur les langues slaves et baltes.
La direction et les limites de l'enseignement dans la section
de linguistique ne me satisfaisaient pas puisque je m'inté-
ressais surtout à des langues non indo-européennes. Néanmoins
je me décidai tout de même pour cette section : parce que
premièrement, déjà à cette époque j'étais persuadé que la
linguistique était l'unique branche des sciences humaines qui
possédât une méthode scientifique positive, tandis que toutes
les autres branches : l'ethnographie, l'histoire des religions,
l'histoire des civilisations, etc., ne sauraient passer de leur
niveau « alchimique » à un niveau supérieur qu'en adoptant
une méthode de travail analogue à celle de la linguistique.
Deuxièmement je savais que l'étude des langues indo-euro-
péennes était la seule branche de la linguistique vraiment
étudiée à fond et que justement là on pouvait apprendre la
bonne méthode linguistique. Je commençai donc avec grande
application à étudier les cours prescrits par le programme de
la section linguistique. Néanmoins je poursuivais simulta-
nément mes propres études dans le domaine des langues et
des traditions populaires du Caucase. En 1911, V. Miller
m'invita à passer une partie de mes vacances d'été dans sa
maison de campagne située sur la côte caucasienne de la
.Mer Noire et à étudier la langue et le folklore des Tcherkesses
dans les hameaux voisins. J'acceptai cette invitation et
continuai mes études tcherkesses pendant l'été 191'2. Je
réussis à réunir des matériaux assez abondants ; mais je dus
renvoyer leur analyse et leur publication jusqu'à la fin de
mes études à l'Université. Dans ce travail je tirai frrand
profit de mon contact personnel avec Miller qui entretenait
des idées quelque peu surannées sur les problèmes linguis-
tiques, mais qui était un spécialiste du folklore et un grand
connaisseur de l'ethnographie des Ossètes ; il me donna bien
des conseils et avis précieux.
XVIIC >. s. TROUBETZKOY
« Je passai l'année scolaire 1912-191o à préparer ma thèse
de candidat à un poste d'enseignement, thèse traitant de
l'expression variée du futur dans les plus importantes langues
indo-européennes. \'. Porzezin'ski, directeur de la section
linguistique, approuva ma thèse, et sur sa proposition je
fus admis dans le corps enseignant de l'Université pour me
préparer à l'enseignement. Après avoir passé au printemps
1913 mes examens d'État en matière de linguistique, j'allai
à Titlis où je fis trois rapports au Congrès des naturahstes,
géographes et ethnologues de Russie : « Restes du paganisme
chez les Tcherkesses de la côte de la Mer Noire », «Légendes
du rapt du feu au (Caucase septentrional » et « La structure
morphologique du verbe dans les langues du Caucase
Oriental ». Pendant l'été je travaillai surtout à mes matériaux
Tcherkesses et à la grammaire comparée des langues du
Caucase septentrional. En automne 1913, j'allai en Allemagne
comme boursier du Ministère de l'instruction publique russe
et m'inscrivis à l'Université de Leipzig. Je fréquentai les
cours et les séminaires des professeurs Brugmann, Leskien,
Windisch et Linder ; je m'intéressai principalement au sans-
crit et à l'avestique.
« Pendant les années 1914 et 1915, je me préparai aux
examens de doctorat qui durèrent pendant tout le semestre
d'hiver 1915-1916 et se terminèrent par deux conférences
publiques d'épreuve : « Les différentes tendances dans les
recherches sur le Véda » et « Le problème de la réalité de la
langue primitive et les méthodes modernes de reconstruction ».
Après cela je fus chargé de cours à l'Université de Moscou.
« Durant l'année scolaire 1915-1916, Porzezin'ski me céda
les cours et travaux pratiques de sanscrit. J'avais l'intention
de faire l'année suivante des conférences sur l'avestique et
le vieux-perse, langues qui n'avaient même pas été jusqu'alors
enseignées à l'Université de Moscou. Mais voici qu'en 1915
fut publié le livre de A. A. Sakhmatov : « Ocerk drevnejsego
perioda istorii russkogo jazyka » qui joua un rôle important
dans ma vie scientifique. Le livre était consacré à la recons-
truction du slave commun et du russe commun, et Sakhmatov
disciple fidèle de F. F. Fortunatov, suivait le chemin tracé
par son maître. Tous les défauts de la méthode de recons-
truction employée par l'école de Fortunato\' (dite école de
Moscou) se manifestaient nettement dans ce livre. Vivement
intéressé par les questions de méthodologie, je présentai une
analyse critique détaillée de ce livre à une séance de la
NOTES AUTOBIOGRAPHIQUES XIX
< Commission Dialectologique de Moscou. Ma conférence eut
l'elîet d'une bombe car l'école de Fortunatov avait jusqu'alors
régné seule à Moscou, et tous les linguistes de Moscou, sans
exception, suivaient ses dogmes et ses principes méthodolo-
giques. Une vive discussion se déchaîna. Tandis que les
linguistes de la vieille génération s'attaquaient à mes idées
et défendaient les méthodes de Sakhmatov, les représentants
de la nouvelle génération prenaient mon parti. Je crois que
ma conférence fut d'une importance décisive pour le dévelop-
pement ultérieur de la linguistique à Moscou : elle fut la
première expression d'un renoncement à la méthode tradi-
tionnelle de reconstruction. Quelques chercheurs en conclurent
que la reconstruction linguistique était d'une façon générale
une entreprise vaine et se détournèrent de toute étude
historique en faveur d'une linguistique synchronique ;
l'influence de l'école de Ferdinand de Saussure ne tarda pas
à s'y ajouter. Les débats suscités par ma conférence eurent
pour moi une toute autre signification. Si la méthode employée
par Fortunatov, Sakhmatov et leurs disciples était intenable,
on devait chercher une autre et meilleure méthode de recons-
truction et de linguistique historique et je me mis à la recher-
che de cette méthode. Et comme le livre de Sakhmatov qui
m'avait persuadé de la faillite de la vieille méthode était
consacré à l'étude des langues slaves, ce fut sur ces langues
que se dirigea en premier lieu mon attention. Auparavant
J'avais beaucoup plus travaillé dans le domaine des langues
iraniennes, puisque de toutes les langues indo-européennes
<^e sont les langues iraniennes qui ont eu la plus grande
influence sur les langues du Caucase qui jusqu'alors m'inté-
ressaient le plus. Mais à partir de ce moment ce furent les
langues slaves qui prirent une place prééminente dans mes
études. Je conçus le projet d'écrire un livre intitulé La pré-
histoire des langues slaves où j'avais l'intention de démontrer,
en perfectionnant la méthode de reconstruction, le dévelop-
pement des diverses langues slaves en partant du slave com-
mun, et celui du slave commun en partant de l'indo-
européen... »
Ici «'arrêtent les notes autobiographiques. Pendant l'été de 1917 Troubetzkoy
part pour le Caucase, bientôt enveloppé dans le tourbillon de la guerre civile.
Après de longues pérégrinations et des aventures dramatiques, il réussit vers
la fin de 1918 à reprendre ses travaux. La vie scientifique de Troubetzkoy,
à' partir de ce moment et presque jusqu'à sa mort survenue le 25 juin 1938,
nous est contée en détail dans environ deux cents lettres de lui, miraculeusement
sauvées. La première de ces lettres est datée du V2 décembre 1920, la dernière
XX N. S. TROUBETZKOY
du 9 mai 1938. J'espère pouvoir plus tard les publier toutes dans leur texte
russe original. Elles contiennent beaucoup de précieuses idées, observations
et découvertes de Troubetzkoy, qui restent encore inconnues. Je n'en donnerai
ici qu'un choix de citations qui caractérisent l'histoire du développement de
ses opinions sur les questions fondamentales de linguistique et en particulier
sur la phonologie* :
« Après la vie vraiment très intense de Moscou pendant ces
dernières années, je me suis d'abord trouvé à Kislovodsk,
au fin fond de la province, et ensuite à Rostov où, malgré
l'existence d'une Université (qui m'a confié la chaire de
linguistique comparée), il n'y avait aucune vie scientifique
et pas une seule âme qui vive à qui on pût adresser la parole...
Bon gré mal gré on se replie sur soi-même, on s'habitue à
travailler seul, pour soi, sans discuter son travail avec qui
que ce soit... Lors de mon séjour à Kislovodsk, j'avais com-
mencé à écrire une thèse intitulée « Essai de préhistoire des
langues slaves... ». J'essayais de reconstruire l'histoire du
développement et de la dislocation du slave commun, en me
basant sur la méthode que j'avais opposée à celle de Sakhma-
tov dans ma conférence [de Moscou]. Les résultats ne furent
pas sans intérêt... Je dus rompre assez radicalement avec
les dogmes de !'« École de Moscou »... D'ailleurs il fallut
rompre avec bien d'autres dogmes... Si jamais mon travail
est publié, il provoquera probablement des attaques violentes,
et pas seulement de la part des « Moscovites ». Mais il contient
quand même quelques idées, qui, je l'espère, finiront par
obtenir l'approbation générale. Bien entendu il m'était très
difficile d'écrire, car je n'avais pris avec moi que peu de livres
et que la bibliothèque de l'Université de Rostov ne présentait,
en ce qui concerne mon domaine, qu'un vide barométrique.
Néanmoins j'ai terminé les grandes lignes de la phonétique
et j'ai ébauché la morphologie. Mais à ce moment on a dû
quitter Rostov et au cours de l'évacuation tous mes manus-
crits et tous mes livres sont restés là-bas [et ont disparu sans
laisser de traces] » (12-XII-1920).
A partir de 1920 Troubetzkoy est en Bulgarie et l'Université de Sofia le
nomme « chargé de cours de philologie slave avec le droit de faire des cours
de linguistique comparée ». Là il écrit et publie un livre sur la théorie des
civilisations «déjà conçu en 1909-1910 comme première partie d'une trilogie
intitulée " Justification du Nationalisme » » : « la première partie devait porter
le titre : « De l'égocentrisme » ; il fut changé en celui, plus éloquent, de « L'Europe
(1) Si la lettre citée est adressée à une autre personne que moi, je le men-
tionne chaque fois. Roman Jakobson.
NOTES AUTOBIOGRAPHIQUES XXI
et l'humanité », et la dédicace à Copernic fut omise comme trop prétentieuse.
Le but de ce livre est purement négatif et destructif. La première lâche est une
révolution de la conscience ; l'essence de cette révolution consiste à surmonter
complètement l'égocentrisme et l'excentrisme et à passer de l'absolutisme au
relativisme» (7-I1I-1921). Simultanément l'auteur «s'occupe de la reconsti-
tution de son manuscrit sur la « Préhistoire » :
« Je pars du point de vue que le slave commun n'est pas
un court instant, mais une époque, plutôt même une série
d'époques. On peut considérer comme son début les premières
particularités dialectales qui apparurent dans les « parlers
proto-slaves » (c'est-à-dire dans ceux des dialectes indo-
européens à partir desquels s'est développé plus tard le slave
commun] vers la fin de l'époque indo-européenne. On peut
considérer comme sa fm les derniers phénomènes phonétiques
qui se propagèrent dans toutes les langues slaves, par ex.
« la chute des voyelles û et ï » qui dans toutes les langues
slaves a eu en somme le même caractère. C'est dire que
« l'époque » du slave commun couvre plusieurs millénaires,
au moins deux et demi^. Dans ces conditions il serait tout
aussi absurde d'étabhr les phénomènes du slave commun
sans indiquer exactement à quelle époque a eu lieu chacun
d'eux qu'il le serait pour un historien d'indiquer sur la même
carte les frontières des conquêtes de Napoléon et de celles
d'Alexandre le Grand. C'est pourquoi j'essaie d'établir une
chronologie relative réciproque des divers phénomènes du
slave commun... J'ai obtenu en conséquence un schéma
chronologique qui comprend non seulement presque tous les
phénomènes phonétiques du slave commun, mais également
la plupart de ceux du « russe commun », du « polonais com-
mun », etc., car bien des particularités des divers dialectes
du slave commun étaient déjà apparus alors que des phéno-
mènes communs à tous les dialectes continuaient encore à
se produire. Dans ce schéma des phénomènes phonétiques,
on peut inclure également quelques innovations morpholo-
giques entre lesquelles il existe aussi une chronologie relative :
on aboutit ainsi à dresser un tableau montrant la création
successive des traits phonétiques et morphologiques propres
aux dialectes qui ont donné naissance aux langues slaves
autonomes » (1-II-1921). »
(1) « Je considère le xii« siècle comme la fin de l'époque du slave commun »
(12-XII-1920).
^>^II N. s. TROUBETZKOY
\ers la lin de lannée scolaire 1921-1922, Troubetzkoy quitte la Bulgarie
et passe un été extrêmement fécond pour ses études à Bled (Yougoslavie),
s'occupant de langues slaves et en même temps de langues caucasiennes.
« J'ai parfois de ces périodes-là. Je suis comme un possédé.
Les idées nouvelles m'étoulïent, me débordent, j'ai à peine
le temps de les noter» (l-IX-1922).
«En automne 1922 j'ai accepté l'invitation d'occuper la
chaire de philologie slave à l'Université de Vienne... Je dois
faire cinq heures de conférences par semaine, et les cours
ne doivent pas être répétés avant trois ans. Ces cours doivent
embrasser six langues slaves et les principales littératures...
Je suis à un tel point comblé de travail pour les années avenir
que je ne puis même pas penser à écrire un livre : je ne pourrai
publier de temps à autre que des articles. C'est évidemment
bien regrettable, mais d'un autre côté, il vaut peut-être
mieux que la << Préhistoire » ait le temps de bien mûrir dans
mon esprit. Des idées nouvelles ne cessent pas de me venir
et m'obligent à faire des corrections sur l'ensemble du
travail... En ce moment je suis entièrement absorbé par la
préparation d'un cours sur la grammaire historique du russe
et du vieux-slave » (1923).
« Dans l'histoire de la langue russe, comme dans les études
slaves en général, j'essaie surtout de discerner la forêt derrière
les arbres, car à mon avis cela est déjà faisable, et cependant
il n'y a que peu de gens qui le tentent. En jetant un coup
d'œil sur Thistoire du développement et de la dislocation du
russe commun, pour ainsi dire à vol d'oiseau, j'ai été étonné
par l'harmonie logique de ce tableau général... Jusqu'au
xive siècle TéNolution de là phonétique russe est réglée par
un principe unique qui est le corollaire de la position géogra-
phique du territoire russe par rapport à ceux des autres
langues slaves» (18-VII-1923).
'( J'applique à présent largement à la phonétique historique
des autres langues slaves et à la phonétique comparée des
langues slaves les procédés méthodologiques que j'ai déjà
appliqués à la phonétique historique du russe et cela donne
des résultats très curieux : la dislocation du slave commun
nous ofî're un tableau tout à fait nouveau, et les relations
entre les diverses langues apparaissent souvent sous une
toute autre lumière. Ce qui est le plus important, c'est qu'on
tombe toujours sur une certaine logique interne de l'évolu-
tion, et la découverte de cette, logique est très souvent une
NOTES AUTOBIOGRAPHIQUES \ XXIII
surprise pour l'investigateur lui-même. » (Lettre adressée à
N. N., le 24-11-1925.)
En même temps Troubetzkoy continue l'étude d'autres familles linguistiques,
en particulier celle des langues du Caucase septentrional. Il suit avec attention
le développement de la linguistique générale, étudie et discute surtout les
premiers essais concrets d'analyse phonologique de la langue. Il réagit vive-
ment aux égarements de la pensée linguistique, et condamne avec véhémence
la doctrine de Marr qui à cette époque rongeait la science de la langue en Russie :
« L'article de Marr^ dépasse tout ce qu'il avait écrit jusqu'à
présent... Je suis profondément persuadé qu'un compte
rendu critique de cet article devrait être fait, non par un
linguiste, mais par un psychiatre. Il est vrai que malheureu-
sement pour la science, Marr n'est pas encore assez fou pour
être interné dans un asile d'aliénés, mais il me paraît clair
qu'il est fou : c'est du Martynov^ tout pur. La forme même
de l'article est caractéristique d'un déséquilibré. 11 est terrible
que la plupart des gens ne le remarquent pas encore » (6-XI-
1924.)
Tout en « réfléchissant de près » à sa « préhistoire des langues slaves », Trou-
betzkoy arrive en même temps à la conclusion « que plus la publication de ce
livre sera retardée, mieux cela vaudra : ces choses-là doivent fermenter
longtemps » (15-1-25). A la recherche de méthodes nouvelles, il passe provisoi-
rement à un nouveau champ d'études : la stylistique et l'art poétique :
Je ne m'occupe plus du tout de linguistique... Je remarque
que je fais le cours de littérature ancienne russe avec beaucoup
plus d'entrain que le cours de grammaire comparée. Et il ne
ressemble en rien aux cours habituels de l'ancienne littérature
russe... Cela vous ferait probablement plaisir, puisque la
méthode formelle y est introduite à forte dose. Mais néanmoins
je ne puis me considérer comme un vrai formaliste, car la
méthode formelle n'est pour moi qu'un moyen de faire sentir
l'eeprit de l'œuvre... Après avoir saisi les «procédés» des
anciens écrivains russes et les buts de ces procédés, nous
commençons à comprendre les œuvres elles-mêmes et graduel-
lement « pénétrons la mentalité » de l'ancien lecteur russe et
adoptons son point de vue. Dans ce domaine, on peut faire
bien des découvertes inattendues. En abordant le sujet de ce
côté, nous voyons apparaître l'évolution littéraire sous un
{]) N. Marr, « Ob jafeticeskoj teorii », Novyj Vostok, 1924, n" 5, pp. 303-339.
(2) Aliéné russe de la fin du siècle qui avait publié une brochure intitulée
Découverte du mystère de la langue humaine ou révélation de la faillile de la lin-
guistique savante, où il cherche à prouver que tous les mots des langues humaines
remontent aux racines signifiant « mander ». Y\. Jakobson.
XXIV N. S. TROUBETZKOY
aspect tout nouveau... Comme vous le voyez, mon attention
a dévié vers une direction toute nouvelle. Toutefois dans
le fond de mon âme je suis naturellement linguiste avant
tout...» (18-11-1926.)
La discussion sur la possibilité d'appliquer la méthode phoiiologique au
domaine de la diachronie servit à plonger Troubetzkoy de nouveau, et cette
fois-ci définitivement, dans les problèmes linguistiques. Une longue et ardente
lettre que j'avais envoyée de Prague à Vienne avait posé les questions déve-
loppées ensuite dans les chapitres d'introduction de mes « Remarques sur
l'évolution phonologique » (TCLP II), et souligné tout d'abord la nécessité de
surmonter l'abîme creusé artificiellement entre l'analyse synchronique du
système phonologique et la « phonétique historique » : un changement dans
un système d'éléments significatifs ne saurait être compris qu'en fonction de
ce système. La réponse de Troubetzkoy ne tarda pas à arriver :
« Je suis complètement d'accord avec vos considérations
générales. Beaucoup de choses semblent fortuites dans
l'histoire de la langue, mais l'historien n'a pas le droit de
s'arrêter là ; une réflexion quelque peu attentive et logique
nous fait apercevoir que les grandes lignes de l'histoire de la
langue sont loin d'être fortuites et que par conséquent les
menus détails ne sont pas fortuits non plus : il ne s'agit que
de saisir leur signification. Le caractère logique de l'évolution
de la langue est un corollaire du fait que « la langue est un
système ». Dans mes cours j'essaie toujours de démontrer la
logique de l'évolution. Gela est possible non seulement dans
le domaine de la phonétique, mais aussi dans celui de la
morphologie (et probablement aussi dans le domaine du
lexique). 11 y a quelques exemples particulièrement signi-
ficatifs — ainsi l'évolution des noms de nombre dans les
langues slaves (cette évolution dépend entièrement du fait
de savoir si le duel s'est ou non conservé comme catégorie
vivante), l'évolution de la conjugaison en russe, etc. Si F. de
Saussure, tout en enseignant que « la langue est un système »
n'a pas osé tirer les conséquences logiques de sa propre thèse,
cela s'explique en grande partie par le fait qu'une telle con-
clusion aurait contredit, non seulement la conception usuelle
de l'histoire de la langue, mais même les idées courantes sur
l'histoire en général. On n'admet à l'histoire d'autre signi-
fication que le soi-disant « progrès », mais c'est un concept
imaginaire, contradictoire en soi et ramenant le « bon-sens »
au « contre-sens ». Du point de vue des historiens, on ne peut
constater dans l'évolution de la langue que des « lois », comme
celle-ci : « le progrès de la civilisation détruit le duel »
(Meillet) ; or, strictement parlant, ces lois ne sont ni tout à
NOTES AUTOBIOGRAPHIQLF.S XXV
fait sûres, ni purement linguistiques. Cependant une élude
attentive des langues orientée vers la logique interne de leur
évolution nous apprend qu'une telle logique existe et qu'on
peut établir toute une série de lois purement linguistiques
indépendantes des facteurs extra-linguistiques, tels que la
«civilisation », etc. Mais ces lois ne nous diront rien du tout,
ni sur le « progrès » ni sur la « régression »... Les divers aspects
de la civilisation et de la vie des peuples évoluent aussi
suivant leur logique interne, et leurs propres lois n'ont, elles
aussi, rien de commun avec le «progrès»... Dans l'histoire
littéraire, les formalistes se sont enfin mis à étudier les lois
immanentes, et cela nous permet d'entrevoir le sens et la
logique interne de l'évolution littéraire. Toutes les sciences
traitant de l'évolution sont tellement négligées du point de
vue méthodologique que maintenant le « problème du jour »
consiste à rectifier la méthode de chacune d'elles séparément.
Le temps de la synthèse n'est pas encore venu. Néanmoins
on ne peut douter qu'il existe un certain parallélisme dans
l'évolution des différents aspects de la civilisation ; donc il
doit exister certaines lois qui déterminent ce parallélisme...
Une discipline spéciale devra surgir qui aura uniquement en
vue l'étude synthétique du paralléhsme dans l'évolution des
divers aspects de la vie sociale. Tout cela peut aussi s'appliquer
aux problèmes de la langue... Ainsi, au bout du compte, on
a le droit de se demander, non seulement pourquoi une
langue donnée, ayant choisi une certaine voie, a évolué de
telle manière et non d'une autre, mais aussi pourquoi une
langue donnée, appartenant à un peuple donné, a choisi
précisément cette voie d'évolution et non une autre : par
exemple le tchèque : la conservation de la quantité vocalique,
et le polonais : la conservation de la mouillure des con-
sonnes... » (29-XII-1926.)
Troubetzkoy a immédiatement compris quelle profonde et vaste révision
de toutes nos constructions antérieures sera rendue nécessaire par l'application
de la méthode phonologique à l'histoire de la langue. « Vous m'avez dérouté »,
me dit-il à moitié en plaisantant lors de notre rencontre; et dans sa lettre citée
ci-dessus, en revenant sur sa « Préhistoire des langues slaves », il confesse :
« J'ai peur qu'il ne soit déjà trop tard pour cela... ». Il reconnaît que « l'interpré-
tation finaliste des changements phonétiques pourra et devra dévoiler beaucoup
de choses essentiellement nouvelles et importantes », mais au début il lui était
difficile de se séparer de l'image traditionnelle « des changements inutiles qui
créent du désordre dans le système et qui ne sont dus qu'à des causes mécani-
ques » r2-I-1927). Cependant ses doutes se dissipent vite et en réponse à mon
projet de thèses sur la phonologie historique, présenté au Premier Congrès
International de Linguistes (La Haye 1928) et publié plus tard dans les Actes
de ce Congrès, Troubetzkoy déclare :
XXVI N. S. TROUBETZKOY
«Je me rallie à voire proposition. Je voudrais seulement
ajouter que, vu la nouveauté du problème, ... il serait dési-
rable de présenter vos arguments de la façon la plus claire
et la plus simple sans craindre de les détailler quelque peu...
Mettez-vous à la place d'une personne n'ayant jamais entendu
traiter ces questions. N'oubliez pas que lés linguistes, dans
leur moyenne, sont des -routiniers qui, en outre, sont peu
habitués à la matière abstraite... Mais cela n'est qu'une ques-
tion de forme. Quant au contenu, je suis complètement
d'accord avec vous et je vous prie d'y ajouter ma signature »
(22-X-1927.)
Le succès de la phonologie au Congrès de La Haye encouragea Troubetzkoy.
Il prit une part efficace à l'activité du Cercle Linguistique de Prague. Celui-ci
faisait alors sa première apparition sur l'arène internationale, en préparant
pour le Premier Congrès International des Philologues Slaves (Prague, sep-
tembre 1929) les deux premiers volumes des «Travaux » (TCLP) et une série
de thèses collectives consacrées aux problèmes courants de la linguistique
structurale en général et de la phonologie en particulier. Le progrès de la pho-
nologie historique exige un grand travail préalable dans le domaine de la pho-
nologie synchronique. Historien par tout son passé et par ses préférences,
Troubetzkoy commence un brillant essai de reconstruction du système phono-
logique d'une langue morte, le polabe, mais il sent de plus en plus la nécessité
de concentrer les efforts sur la description des langues modernes et sur l'analyse
des lois générales de leur structure. Ces recherches, qui plus tard occuperont
une place centrale dans l'œuvre de Troubetzkoy, ne lui apparaissent au début
que comme un intermède accessoire, et c'est en ces termes qu'il annonce la
plus substantielle de ses découvertes : l'analyse phonologique du vocalisme
(publiée ensuite dans TCLP I) :
«J'ai peu travaillé pendant cet été, et je me suis surtout
promené : il faisait tellement beau dehors. J'ai bien avancé
mes « Etudes polabes «, mais tout de même je ne les ai pas
finies. Entre temps j'ai encore entrepris un travail qui m'inté-
resse beaucoup : j'ai mis au net tous les systèmes vocaliques
que je connaissais par cœur (34 en tout) et j'ai essayé de les
comparer les uns aux autres. Ici, à Vienne, j'ai continué ce
travail et en ce moment j'ai déjà 46 « nimiéros ». J'y travail-
lerai encore petit à petit jusqu'à ce que j'ai collectionné une
centaine de langues. Les résultats sont extrêmement
curieux... Tous les systèmes se réduisent à un petit nombre
de types et peuvent toujours être représentés par des
schémas symétriques... Plusieurs lois «de la formation des
systèmes » se laissent dégager sans peine... Je crois que les
lois empiriques acquises ainsi seront d'une grande impor-
tance, particulièrement pour l'histoire de la langue et pour
la reconstruction... Elles devront être applicables à toutes
NOTES AUTOBIOGRAPHIQUES XXVII
les langues, aussi bien aux langues-mères (Ursprachen)
reconstruites théoriquement qu'aux divers stades de dévelop-
pement des langues historiquement attestées. » (19-IX-1928.)
Depuis ce moment-là le problème des lois générales est de plus en plus
précisé dans les recherches de Troubetzkoy :
« Je pense que parmi les lois de structure phonologique, les
unes sont véritablement universelles, tandis que d'autres se
trouvent limitées à un certain type de structure morpholo-
gique (et peut-être même lexicale). La langue étant un
système il doit y avoir un lien étroit entre la structure
grammaticale et la structure phonologique de la langue.
Avec une même structure grammaticale ne peuvent se
combiner qu'un nombre limité de systèmes phonologiques.
Ce fait restreint les possibilités de l'évolution et réduit l'appli-
cation de la phonologie comparée. » (25-11-1930.)
Une autre découverte fondamentale de Troubetzkoy dans le domaine de
la structure phonologique fut prompte à suivre. C'était l'observation que l'un
des deux termes d'une opposition binaire « est conçu comme positivement
muni d'une certaine marque, tandis que l'autre est simplement conçu comme
dépourvu de la marque en question » (31-VII-1930). Cette découverte était
intimement liée à la préparation fiévreuse de la Première Réunion Phonologique
Internationale. Cette réunion, avec son programme extrêmement riche et ses
fécondes discussions, eut lieu à Prague en décembre 1930 ; elle établit le bilan
de la première étape des recherches phonologiques. Les interventions révéla-
trices de Troubetzkoy ont captivé l'auditoire et d'autre part le travail de cette
réunion, les lettres enthousiastes de linguistes tels que Meillet et Sapir, enfin
la collaboration étroite avec le Cercle de Prague ont vivement impressionné
Troubetzkoy. Revenant sur le passé dans une lettre à V. Mathesius à l'occasion
du dixième anniversaire du Cercle, il écrit :
« Les diverses étapes du développement du Cercle de Prague
que j'ai vécues avec lui reviennent à ma mémoire : d'abord
l'époque héroïque, la préparation au Premier Congrès des
Slavistes, les jours inoubliables de la Réunion Phonologique
et bien d'autres beaux jours que j'ai passés avec mes amis
de Prague. Tous ces souvenirs sont liés dans mon esprit à un
merveilleux sentiment d'excitation, car à tout contact avec
le Cercle de Prague, j'éprouvais un nouvel élan de joie
créatrice, qui toujours finissait par s'engourdir pendant mon
travail solitaire loin de Prague. Cette stimulation, cette
inspiration reflète l'esprit de notre Cercle et elle émane du
travail collectif de chercheurs unis entre eux. qui se dirigent
vers les mêmes buts méthodologiques et s'inspirent de la
même idée directrice. » (X 1-1936.)
2-1
XXVIII N. S. TROUBETZKOY
Dévehtppant de plus eu plus ses recherches théoriques et pratiques dans le
domaine de l'analyse phonologique, Troubetzkoy étudie en même temps les
leuvres des précurseurs de la phonologie, surtout celles de F. de Saussure et
de Baudouin de Courtenay. «En lisant Baudouin, écrit-il déjà le 18-VII-1929,
je m'aperçois surtout en quoi il est différent de nous. Le chemin parcouru est
en effet bien plus important qu'on n'aurait pu le penser ». Et le 27-X-1931,
dans un projet de réponse aux critiques, il note :
« Je m'éloigne de plus en plus du système de Baudouin,
ce qui est naturellement inévitable. 11 me semble toutefois
que, si on laissait de côté les définitions avancées par Baudouin
et par Scerba (définitions souvent, à ce qu'il me semble,
insuffisantes et imprécises), et si l'on ne prenait que 1'" essen-
tiel » de leurs systèmes (c'est-à-dire la manière dont ils ont
mis ces systèmes en pratique), on verrait que nos points de
vue d'aujourd'hui (ceux de Jakobson et les miens) continuent
de développer les systèmes en question, loin de les contredire. »
Revenant plus tard au même thème, Troubetzkoy attribue les bévues des
ébauches phonologiques de l'école de Baudouin « à l'influence de l'historicisme
et à la conception phonétique du phonème » (3-X1I-1937). Parmi les travaux
pré-phonologiques, il apprécie surtout l'étude du Suisse J. \Vinteler, « Die
Kerenzer Mundart des Kanton Glarus in ihren Grundzûgen dargestellt > (Heidel-
berg 1876) :
«Pour son temps le livre est remarquable. La nature
phonétique du son et le rôle du son dans un système y sont
distingués avec une netteté surprenante. Une dilférence
précise y est faite entre les sons physiologiquement possibles
et les sons actuellement pourvus d'une valeur significative
dans la langue donnée. En général fauteur ne cesse pas d'être
à la limite de la phonologie... Il est clair que beaucoup de
ses idées étaient prématurées et sont restées incompriàes. »
(28-1-31.)
Cet isolement spirituel du novateur suisse frappant l'imagination de Trou-
betzkoy contraste vivement avec le triomphe fait à la phonologie soixante ans
plus tard par le Congrès International de Linguistes qui se réunit à Copenhague
en 1936 :
« En gros, je suis très content du Congrès. A vrai dire, non
pas tellement du Congrès lui-même que de son atmosphère.
Ce sentiment d'isolement qui m'accable à Vienne et m'empê-
che de travailler a commencé, il me semble, à se dissiper.
Il s'est trouvé que nous sommes nombreux... Après Rome
[Congrès des Linguistes en 1933], il y a un saut en avant.
Toute autre considération mise à part, il y a aussi un chan-
gement de générations. Les générations avancent toujours
par bonds. A Copenhague, pour la première fois, il est devenu
clair que non seulement nous occupons des avant -postes, mais
NOTES AUTOBIOGRAPHIQUES XXIX
que nous sommes suivis par les jeunes qui ont été formés par
nos écrits et qui peuvent travailler d'une façon indépendante.
Quoi qu'il en soit, le Congrès m'a stimulé. A mon retour je
me suis mis à écrire avec entrain mon cours d'introduction
à la phonologie qui, avant mon voyage [à Copenhague],
ne semblait pas avancer. Mes idées ont recommencé à foi-
sonner... » (5-X-iy36.)
Ce cours, la première ébauche des • Principes de Phonologie », avait été conçu
par Troubetzlcoy depuis longtemps. « L'année passée, à Paris, — note-t-il au
début de 19.35 — Meillet m'avait proposé de faire paraître en français un manuel
de phonologie qui serait publié par la Société de Linguistique ». Troubetzkoy
se rendait compte que la linguistique moderne sortait de sa période de Sturm
und Drang, et que sa propre activité ainsi que celle de ses compagnons de lutte
entraient dans une phase nouvelle : « Au lieu d'un torrent impressionnant,
un flot placide, bien qu'encore toujours puissant et vaste. D'abord cela semble
fâcheux. Qu'y a-t-il ? Serait-il vrai que la jeunesse est passée et que c'est le
commencement de la vieillesse ? Mais au fait, outre la jeunesse et la vieillesse,
il y a encore la maturité... » (25-1-35).
Troubetzkoy concentre ses efTorts sur son œuvre capitale. Il rejette catégo-
riquement « toute tendance à philosophailler en dehors du travail concret sur
les faits », bref toute ,tendance à maltraiter les détails en faveur de l'ensemble,
mais d'autre part il blâme sévèrement la négligence de l'ensemble en faveur
des détails, ou de la théorie au nom de la pratique : « Le mathématicien peut se
passer de l'ingénieur, mais l'ingénieur ne peut se passer du mathématicien »
(21-11-1935). Il préparait une cartothèque des descriptions phonologiques de
nombreuses langues du monde, en cherchant à préciser les méthodes de leur
analyse et à découvrir à travers les particularités des langues, les lois générales
du langage humain. Il percevait avec la même lucidité la maladie mortelle qui
brisait ses forces et le fléau qui s'avançait sur l'Europe : les dernières années
de sa vie Troubetzkoy souffrait d'une angine de poitrine et il avait l'habitude
de plaisanter sur la naïveté des médecins qui lui promettaient une longue vie
à la seule condition qu'il vécût en repos : « Comment satisfaire à cette condition
dans l'Europe d'aujourd'hui ? » - — ajoutait-il avec un sourire. L'occupation de
r.\utriche par Hitler fut désastreuse pour Troubetzkoy, il avait publié un
article sur la fausseté des théories racistes et il devait être chassé pour cela de
l'Université. Il fut fréquemment visité par des agents de la Gestapo et brutale-
ment interrogé ; ses archives furent confisquées et son gendre, le slaviste
IJacenko. avait dû s'enfuir, car il était menacé d'emprisonnement. Le dernier
espoir de Troubetzkoy était de s'échapper, de partir en Amérique et d'y con-
tinuer son travail scientifique, mais son cœur céda. Néanmoins il se dépêchait
d'achever son livre. A l'hôpital, jusqu'à ses derniers jours, il le dictait encore et
sauf la rédaction finale le volume était presque terminé : il ne lui manquait
qu'une vingtaine de pages lorsque, subitement, l'auteur ne fut plus. Il mourut
d'un coup comme son père était mort, quand, en 1905, le Tsar et ses bureau-
crates sévirent contre lui à cause de son libéralisme.
BIBLIOGRAPHIE
des principaux travaux de N. S. Troubetzkoy
relatifs à la phonologie^.
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du slave commun, Revue des Études slaves, II, 1922,
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(BSL), XXIII, 1922, pp. 184-204.
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(1) Les éléments de cette bibliographie sont empruntés à l'article de
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pp. 335-342. M. R. Jacobson a bien voulu la reviser.
XXXII N. S. TROUBETZKOY
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XXXIV N. S. TROUBETZKOY
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INTRODUCTION
I. Phonologie et Phonétique
Chaque fois qu'un homme dit quelque chose à un autre
homme, c'est un acte de parole. L'acte de parole est toujours
concret ; il a lieu à un endroit déterminé et à un moment
déterminé. Il suppose : une personne déterminée qui parle
(un «sujet parlant»), une personne déterminée à qui l'on parle
(un «auditeur») et un état de choses déterminé auquel cet
acte de parole se réfère. Ces éléments (sujet parlant, auditeur
et état de choses) varient tous trois d'un acte de parole à un
autre. Mais l'acte de parole suppose encore autre chose :
pour que la personne à qui l'on parle comprenne la personne
qui lui parle, il faut que toutes deux possèdent le même
langage ; l'existence d'un langage vivant dans la conscience
des membres de la communauté linguistique est donc la
condition préalable de tout acte de parole. Par opposition
à l'acte de parole, toujours unique, le langage ou la langue
est quelque chose de général et de constant. La langue existe
dans la conscience de tous les membres de la communauté
linguistique en cause et elle est le" fondement d'innombrables
actes de parole concrets. Mais d'autre part la langue n'a
d'autre raison d'être que de rendre possible l'acte de parole ;
elle n'existe qu'autant que les actes de parole concrets se
réfèrent à elle, c'est-à-dire seulement dans la mesure où elle
se réalise dans les actes de parole concrets. Sans actes de
parole concrets, la langue n'existerait pas, de sorte que acte
de parole et langue se supposent réciproquement. Ils sont
liés l'un à l'autre d'une façon inséparable et doivent être
considérés comme les deux faces se recouvrant mutuellement
d'un même phénomène : le « langage ». Mais dans leur essence
ils sont tout à fait différents et doivent par conséquent être
étudiés à part.
-: N. S, TROUBETZKOY
La différence existant entre « parole » et « langue » fut d'abord reconnue
de la façon la plus nette par le liJiguiste s-uiï?e Ferdinand de Saussure, dans son
« Cours de linguistique générale « (Lausanne 1916). De la bibliographie posté-
rieure sur le même sujet, on mentionnera seulement ici : Alan H. Gardiner
f Speech and Language » (Oxford 1932] et surtout K. Bùhler ^ Axiomatik der
Sprachwissenschaft » (Kant-Studien XXXVII) et < Sprachtheorie » (léna
1934/, où est indiquée une bibliographie plus développée. — Dans le sens de
« appartenant à la langue », nous employons le terme « glottique » proposé par
O. Jespersen (f Linguistica », Copenhague 1931).
Tout ce qui appartient au langage, c'est-à-dire aussi bien
acte de parole que langue, a d'après Ferdinand de Saussure
deux faces : le signifiant et le signifié, de sorte qu'un langage
est toujours une association, un recouvrement réciproque du
« signifiant » et du « signifié ». Dans l'acte de parole, le
« signifié » est toujours une communication tout à fait
concrète, ne prenant de sens que comme un tout. Dans la
langue par contre le « signifié » est représenté par des règles
abstraites — syntactiques, phraséologiques, morphologiques
et lexicales. Car même les significations des mots, telles qu'elles
existent dans la langue, ne sont rien d'autre que des règles
abstraites ou des schèmes de concepts, auxquels on fait se
rapporter les significations concrètes figurant dans l'acte
de parole. La face « signifiante » de l'acte de parole est un
courant sonore concret, un phénomène physique perceptible
par l'ouïe. Mais quelle est la face « signifiante » de la langue ?
Si sa face « signifiée » consiste en règles qui découpent le
monde des significations en fragments qu'elles ordonnent —
alors la face « signifiante » de la langue ne peut consister qu'en
des règles d'après lesquelles est ordonnée la face phonique
de l'acte de parole.
Le nombre des différentes idées et représentations concrètes
qui peuvent être exprimées dans les divers actes de parole
est infini. Mais le nombre des significations de mots existant
dans la langue est limité et le « pouvoir du langage » consiste
précisément dans la possibilité d'exprimer avec les moyens
grammaticaux et sémantiques toujours limités que la langue
met à notre disposition, toutes les idées, toutes les représen-
tations concrètes avec leurs associations. Le « signifié » de
la langue consiste donc, par opposition au « signifié » de l'acte
de parole, en un nombre limité, fini, d'unités. Mais le même
rapport entre langue et parole existe aussi dans le domaine
du « signifiant « : les mouvements articulatoires et les sons
en résultant qu'on rencontre dans les différents actes de
parole sont d'une variété infinie, mais les normes phoniques
PRINCIPES DE PHONOLOGIE d
■qui sont les éléments de la face « signifiante » de la langue
sont en nombre limité et fini.
La langue consistant en règles ou normes, elle est, par
opposition à l'acte de parole, un système, ou, pour mieux dire,
un ensemble de plusieurs systèmes partiels. Les catégories
grammaticales forment un système grammatical ; les caté-
gories sémantiques constituent divers systèmes sémantiques.
Tous ces systèmes s'équilibrent si bien que toutes leurs parties
se tiennent entre elles, se complètent les unes les autres, et
sont en rapports réciproques. C'est seulement pour cette
raison qu'il est possible de rapporter l'infinie variété des
idées et des représentations figurant dans l'acte de parole
aux termes du système de la langue. La même remarque vaut
pour la face « signifiante » : le courant phonique de l'acte de
parole concret est une succession ininterrompue, sans ordre
apparent, de mouvements sonores s'imbriquant l'un dans
l'autre. Par contre les unités de la face « signifiante » de la
langue forment un système ordonné. Le fait que les divers
composants ou moments du courant sonore réalisé dans l'acte
de parole peuvent être rapportés aux différents termes de ce
système, introduit un certain ordre dans le courant sonore.
Comme on le voit par ce que nous venons de dire, le proces-
sus du langage présente divers aspects si disparates que leur
étude doit être répartie entre plusieurs sciences, dont chacune
n'en examinera qu'une partie. Il est bien clair avant tout que
la face « signifiée » et la face « signifiante » du langage doivent
relever de disciplines différentes. C'est pourquoi l'étude des
sons, autrement dit la science des éléments du « signifiant »
a formé de tout temps une section particulière de la linguis-
tique, soigneusement séparée de 1' « étude des sens ». Mais
nous avons vu ci-dessus que le « signifiant » est dans la langue
quelque chose de tout autre que dans l'acte de parole. C'est
pourquoi il convient d'instituer non pas une seule, mais deux
«sciences des sons du langage », l'une devant avoir pour objet
l'çicte de parole et l'autre la langue. Leur objet étant différent,
ces deux « sciences des sons du langage doivent employer des
méthodes de travail tout à fait différentes : la science des
sons de la parole, ayant affaire à des phénomènes physiques
concrets, doit employer les méthodes des sciences naturelles ; la
science des sons de la langue doit au contraire employer des mé-
thodespurement linguistiques, psychologiquesou sociologiques.
Nous donnerons à la science des sons de la parole le nom de pho-
néliqiie et à la science des sons de la langue le nom de phonologie.
4 N. s. TROUBETZKOY
Les linguistes ne sont d'abord parvenus que peu à peu
à cette distinction entre phonétique et phonologie. Que, dans
une langue donnée, des oppositions phoniques soient
employées pour différencier des mots, et que par ailleurs, il
y en ait d'autres qui ne puissent être employées dans ce but,
c'est là un fait que J. Winteler semble avoir été le premier à
reconnaître exactement^ dans son travail bien connu « Die
Kerenzer Mundart des Canton Glarus » (Leipzig, 1876). Mais
il n'en avait pas encore tiré la conclusion que la science des
sons du langage dût être partagée entre deux disciplines
différentes. Encore bien moins cette conclusion pouvait-elle
être tirée par les contemporains de Winteler : bien que son
livre ait fait sensation comme premier essai d'une descrip-
tion dialectale précise du point de vue phonétique et qu'il
ait été apprécié, son idée de distinguer deux sortes d'opposi-
tions phoniques ne fut ni prise en considération, ni peut-être
même remarquée. Plus tard et, semble-t-il, indépendamment
de Winteler, le célèbre phonéticien anglais Sweet a exprimé
à plusieurs reprises la même idée et l'a transmise à ses élèves,
dont le plus remarquable, Otto Jespersen, a mis tout parti-
culièrement l'accent sur cet aspect des vues de son maître.
Malgré cela, Sweet aussi bien que ses disciples ont toujours
traité de la même façon toutes les oppositions phoniques,
que ces oppositions servissent ou non à différencier des sens,
et la méthode employée était celle qu'on utilise dans les
sciences naturelles pour l'observation. Ferdinand de
Saussure, qui a reconnu Timportance de la distinction entre
«langue» et «parole» et l'a formulée expressément, recon-
naissait aussi l'essence immatérielle, suivant son expression,
du « signifiant » de la langue. Malgré cela, il n'a pas proclamé
nettement la nécessité de distinguer une « science des sons
de la parole » et une « science des sons de la langue » : dans son
« Cours de linguistique générale » cette idée n'est qu'indiquée.
Manifestement le fondateur de l'école de Genève ne
considérait pas la distinction entre « science des sons de la
parole » et « science des sons de la langue » conmie aussi
importante que la séparation à établir entre une phonétique
descriptive et une phonétique historique. Du reste quelques
(1) Plus tôt encore, en 1870, J. Baudouin de Courtenay avait développé une
idée semblable dans son cours d'ouverture (en russe) ; mais bien que ce cours
d'ouverture ait été publié, il est resté inaccessible à la plupart des linguistes
européens, parce que rédigé en russe (voir R. Jakobson, Slav. Rundschau I,
810).
PRINCIPES DE PHONOLOGIE O
disciples de de Saussure, en particulier A. Meillet, Ch. Bally
et A. Sechehaye, ont insisté nettement sur la distinction
entre la « science des sons de la parole » et la « science des
sons de la langue ».
Le premier, J. Baudouin de Courtenay conçut l'idée qu'il
doit y avoir deux phonétiques descriptives distinctes l'une
de l'autre, suivant qu'on veut étudier les sons concrets
comme des phénomènes physiques ou bien comme des
signaux phoniques employés à des buts d'intercompréhension
à l'intérieur d'une communauté linguistique. J. Baudouin
de Courtenay eut un certain nombre de disciples, surtout des
Russes, mais aussi des Polonais ; lui-même était polonais, bien
qu'il ait enseigné pendant la plus grande partie de sa vie
dans des universités russes : d'abord à Kazan, puis à Saint-
Pétersbourg. Parmi ses disciples, L. ècerba et E. Polivanov
ont en particulier rendu de grands services en approfondissant
et en élargissant les idées de leur maître sur l'aspect phonique
de la langue. Mais en dehors de ce cercle restreint de disciples,
les vues de J. Baudouin de Courtenay sur la linguistique
générale furent peu connues et peu appréciées. Aussi la distinc-
tion de deux phonétiques différentes ne trouva-t-elle aucun
écho avant la guerre de 1914-18. C'est seulement après la
guerre que cette idée commença à se répandre. Au premier
congrès international de linguistes (La Haye, 1928), trois
spécialistes russes (dont par hasard aucun n'appartenait à
l'école de Baudouin de Courtenay) exposèrent un court
programme où une distinction stricte entre l'étude des sons
de la parole et l'étude des sons de la langue était nettement
et clairement formulée ; en outre on y réclamait des vues
d'ensemble, des recherches sur les lois de structure des
systèmes phonologiques, et l'extension de ces principes non
seulement à la description des sons, mais encore à l'étude
de leur évolution historique. Les rédacteurs de ce programme
étaient R. Jakobson, S. Karcevskij et l'auteur de ce livre.
Le programme eut du succès ; des linguistes de différents
pays y adhérèrent. Le Cercle linguistique de Prague (Prazsky
linguisticky krouzek), fondé en 1926 et comptant déjà au
Congrès de La Haye quelques ardents défenseurs de la nouvelle
théorie, se montra particulièrement actif pour la soutenir^.
(1) Parmi eux, notamment, le président du Cercle, Vilém Mathesius qui,
dès 1911, avait publié un remarquable traité sur la «potentialité» dans les
phénomènes du langage {« O potenciâlnosti jevu jazykovych , Vëslnik Kràl.
âeské spoleânosli naiik) et R. Jakobson dont le livre à tendances phonologiques
N. S. TROUBETZKOY
En 1929 parurent les deux premiers tomes des « Travaux du.
Cercle linguistique de Prague », consacrés à la phonologie
dans le sens de « science des sons de la langue ». Un an plus
tard fut organisée à Prague une conférence phonologique,
à laquelle prirent part des représentants de neuf pays^ Il
y fut décidé de fonder une association pour les études phono-
logiques. Au deuxième Congrès international de linguistes,
tenu à Genève en 1931, une séance plénière fut consacrée à
la phonologie dans le sens indiqué ci-dessus ; il y devint
évident que la nouvelle science jouissait des sympathies de
cercles étendus. Aujourd'hui l'Association internationale
pour les études phonologiques a des membres dans de nom-
breux pays-'.
Toutefois on ne doit pas croire que la distinction entre
phonétique et phonologie soit entrée dès aujourd'hui dans le
domaine commun. Il y a quelques savants qui n'admettent
même pas l'opposition entre parole et langue. Chez les uns,,
cette méconnaissance repose sur une conviction consciente,,
qui a sa racine dans une conception déterminée du monde
(ainsi par ex. chez W. Doroszewski — voir son article « Langue
et parole » dans Prace Filologiczne XIV, 1930). Chez les autres,,
et même à vrai dire chez la plupart, cette méconnaissance
repose simplement sur de l'inertie, sur de la paresse de pensée,,
sur le refus opiniâtre de toute idée nouvelle. Quoi qu'il en
soit, il est tout naturel que des savants niant l'opposition
entre parole et langue ne reconnaissent pas non plus la distinc-
tion entre phonétique et phonologie, au sens indiqué ci-dessus..
Mais il y a également des linguistes qui reconnaissent bien
la distinction entre parole et langue et même la distinction
entre les oppositions phoniques qui différencient des signi-
fications et celles qui n'en différencient pas — mais qui
cependant ne veulent pas séparer la phonologie de la phoné-
sur le vers tchèque comparé au vers russe (en russe : « O ceèskom stiche », Berlin)
avait déjà paru en 1922 (comp. Troubetzkoy, Slavia II, 452 et suiv.).
(1) Les exposés faits à cette conférence et la discussion qui les suivit furent
publiés dans le tome IV des « Travaux du Cercle linguistique de Prague »
(TCLP).
(2) Sur l'histoire du développement de la phonologie moderne, voir \'. Mathe-
sius « Ziele und Aufgaben der modernen Phonologie » [Xenia Pragensia, 1929,
432 et suiv.), Laziczius Gy., «Bevezetés a fonolôgiéba » (.4 Magyar Xyelviu-
domàniji Tàrsasàg Kiadvànyai, n° .33, 1932, 109 et suiv.), N. Troubetzkoy,
« La phonologie actuelle n [Journal de Psychologie XXX, 1933. traduit en japo-
nais par H. Kobayasi, « Gendai no oninron » dans la revue Kaiho, n° 43, août
1936) et J. Vachek, « What is Phonology ? » {English Sludies XV, 1933).
PRINCIPES DE PHONOLOGIE /
/
tiqueVOn s'autorise volontiers pour cela des manuels classiques
de l'école anglaise, notamment de Sweet et de Jespersen,
qui traitent en même temps de la phonologie et de la phoné-
tique, bien qu'ils soient parfaitement au fait de la différence
fondamentale existant entre les oppositions phoniques qui
distinguent des significations et celles qui n'en distinguent
point. Mais des arguments de ce genre pourraient en somme
être opposés à chaque pas en avant que font les sciences.
L'absence de distinction nette entre phonologie et phonétique
était justement un défaut de méthode dans les manuels
classiques de phonétique, défaut qui a eu une influence
retardatrice sur le développement de la phonétique aussi
bien que sur celui de la phonologie : il n'y a désormais aucun
motif d'y persister.
Mais des efforts plus sérieux ont été entrepris pour jeter
un pont par dessus l'opposition existant entre phonologie et
phonétique. E. Zwirner a cru y parvenir en remplaçant les
deux disciplines par une nouvelle science qu'il a appelée
« phonométrie ». D'après lui l'étude des actes de parole
particuliers et concrets est, en tant que but autonome, vide
de sens et inutile, « car la science n'a jamais considéré comme
sa tâche de discerner les différences acoustiques très marquées
qui existent entre les divers sujets parlants appartenant à
la même communauté linguistique » (« Aufgaben und
Methoden der Sprachvergleichung durch Mass und Zahl,
Phonométrie ». Zeitschrift fur Miindartforschung XII. 2. 78)^ ;
« en effet non seulement la science ne trouve aucun intérêt
à savoir ce qu'un Monsieur X a dit dans un microphone ou
dans un embout buccal, un jour déterminé, dans un labora-
toire quelconque,... mais encore ce quune personne a dit iiw.
fois est en général privé d'intérêt scientifique » (ibid. 69).
Le langage n'est pour E. Zwirner qu'(( un système de normes,
de signes audibles, formés par les organes humains et servant
à l'intercompréhension... Cette tâche de servir à l'inter-
compréhension, ces normes ne peuvent la remplir que si le
sujet parlant et le sujet écoutant, à l'intérieur... de la même
communauté linguistique, se réfèrent tous deux à elles...
Elles valent aussi bien pour la form.ation que pour la percep-
tion de ces .signes, qui doivent leur caractère linguistique non
pas à leur production par les organes vocaux, mais au fait
(I) Rédaction plu=î détaillée dans E. Zwirner et K. Zwirner « Grundfragen
der Phonométrie » (Berlin 193G;.
O N. S. TROL'BETZKOY
qu'en parlant et en écoutant on se réfère ensemble à ces
normes traditionnelles » [ibid. 77). Comme on le voit
E. Zwirner ne veut inclure dans le langage que la langue.
Seules les normes traditionnelles et stables dans un état de
langue donné peuvent être l'objet d'une recherche scienti-
fique, mais non « les réalisations perceptibles, non renou-
velables 'et innombrables) de ces normes ». Mais E. Zwirner
en tire une conclusion inattendue : « Comme ces normes
traditionnelles servant à la formation des sons du langage
ne peuvent être réalisées deux fois exactement de la même
manière par les organes vocaux, passer de l'étude de ces
normes à l'étude de la parole implique qu'on passe de l'histoire
de la langue à une conception statistique, braquée sur elle,
des variations de la parole » [ibid.. 77 j. On doit déterminer
par un procédé spécial les valeurs moyennes des divers sons.
Les variations d'un son, enregistrées mécaniquement avec
exactitude, se dispersent autour de cette valeur moyenne selon
la fameuse courbe des erreurs de Gauss. Les valeurs moyennes
sont l'objet d'un examen critique d'après cette courbe, et
seules de telles valeurs moyennes examinées avec critique
auraient un intérêt linguistique. Ici E. Zwirner est dans
l'erreur : ce qu'on peut atteindre par sa méthode phono-
métrique, ce n'est nullement la norme à laquelle se réfèrent
les sujets parlants dans la production ou la perception d'un
son déterminé. Ce sont bien des « normes », mais dans un tout
autre sens : des normes de la prononciation en cause, des
normes de réalisation, c'est-à-dire en un mot des normes de
la parole, mais non de la langue. Il va de soi que de telles
«normes» ne peuvent avoir qu'une valeur de moyennes et
qu'on ne peut les assimiler aux valeurs de la langue. Le k
allemand est prononcé devant consonne autrement que devant
voyelle, devant voyelle accentuée autrement que devant
voyelle inaccentuée ; son timbre et son articulation varient
selon la qualité de la voyelle précédente ou suivante. Pour
chacune de ces variantes, on peut calculer des valeurs
moyennes phonométriques et les prononciations allemandes
correctes de chacune de ces variantes « se dispersent » autour
de ces valeurs moyennes selon la courbe d'erreurs de Gauss.
Mais pour le « k en général », on ne peut pas calculer une
valeur moyenne de ce genre. Devant les voyelles accentuées,
le k est prononcé avec un souffle (dont le degré de force varie
beaucoup) ; devant les voyelles inaccentuées, il est prononcé
sans soufîle. Si dans un texte on examine soigneusement
PRINCIPES DE PHONOLOGIE
quant à leur degré de souflle tous les « k » qui s'y présentent,
qu'on exprime par un chifîre le degré de souille dans chaque
cas particulier, et qu'on calcule ensuite la valeur moyenne du
souffle de k, cette valeur moyenne ne correspondra à aucune
réalité : tout au plus représentera-t-elle la fréquence relative
de l'apparition d'un k devant une voyelle accentuée. Des
résultats non ambigus ne pourraient être obtenus que si l'on
calculait deux valeurs moyennes différentes, l'une pour Z^-
devant voyelle accentuée, l'autre pour k devant voyelle
inaccentuée. Mais la norme à laquelle se réfèrent les sujets
parlants est « k en général », et celui-ci ne peut être établi par
des mesures et des calculs. Certes le calcul exact de la pronon-
ciation moyenne, normale, d'un son dans une position
déterminée est tout à fait désirable ; certes l'emploi des
méthodes de statistique biologique, tel que le fait E. Zwirner,
est à saluer comme un grand pas en avant. Mais c'est une
erreur de croire que toutes les tâches de la a science des
sons » soient ainsi accomplies. Les tâches de la phonologie
ne sont en somme point affectées par ces méthodes, puisque
la langue est en dehors de la mesure et du nombre. Mais les
tâches de la phonétique ne sont pas non plus épuisées par la
phonométrie. A l'opposé de E. Zwirner, nous devons souligner
que le phonéticien ne doit pas s'occuper seulement des normes
valant pour une communauté linguistique, mais aussi des
divergences individuelles existant entre les divers sujets
parlants et des altérations dans la prononciation des différents
sons provoquées par des modifications dans le ton du discours.
Et même sur ce domaine on doit chercher à se conformer à
des règles d'une espèce particulière. La linguistique doit
s'occuper non seulement de la langue, mais aussi de l'acte de
parole. Mais il est important pour cela de distinguer rigou-
reusement les deux objets de la linguistique : la parole et la
langue.
En ce qui concerne les dénominations données à la « science des sons de la
parole » et à la « science des sons de la langue >, on doit noter que les termes de
« phonétique » et de " phonologie » employés par nous ne sont pas utilisés par
tous les linguistes avec le même sens. Ferdinand de Saussure, qui avait proposé
lui-même le premier une distinction conceptuelle de ce genre, l'a modifiée plus
tard en comprenant sous le nom de phonologie l'étvide statique des sons (sjm-
chronique ou descriptive) et sous le nom de phonétique l'étude historique (ou
diachronique) des sons, c'est-à-dire l'histoire des modifications phoniques se
produisant dans une langue*. Son exemple ne paraît avoir été suivi par personne,
à l'exception de M. Grammont. Le linguiste suédois Xoreen comprend sous
(1) R. Jakobson, TCI.P. Il, 1()3.
10 N. s. TROUBETZKOY
le nom de phonétique « la science de ce que la langue suppose d'acoustique,
de physiologie et d'anatomie » ; au contraire par phonologie il entend « la
science du matériel physique de la langue, des sons articulés du langage» et cette
terminologie a été adoptée par ses compatriotes. Les Anglais et les Américains
emploient souvent le mot " phonology » dans le sens de « phonétique historique »
ou d'« étude de l'emploi des sons dans ujie langue déterminée ', et par contre
le terme de « phonetics » toujours pour désigner l'étude des modalités physiques
et physiologiques des sons du langage. Dans ces derniers temps le mot « pho-
nemics » a été employé par les Anglo-Saxons dans le sens où nous employons
« phonologie ». Comme le mot « phonology » a déjà reçu en anglais un autre sens,
le terme de « phonemics » devrait être conservé pour les Anglo-Saxons (peut-
être serait-il pratique d'introduire aussi cette expression en suédois). Mais
dans les langues où le mot « phonologie » n'a aucune autre signification, on doit
l'employer dans le sens que nous proposons. L'expression de «psychophonéti-
que » proposée par J. Baudouin de Courtenay doit être en tout cas rejetée, car
la phonétique (que J. Baudouin de Courtenay voulait appeler « physiophoné-
tique ») a beaucoup plus afïaire à des phénomènes psychiques que la phonologie
dont l'objet a une valeur sociale qui dépasse l'individu.
Tout n'est pas encore dit en définissant la phonologie
comme science des sons de la langue, et la phonétique comme
science des sons de la parole. La différence existant entre ces
deux disciplines doit être exposée plus à fond et plus en détail.
Le signifiant de l'acte de parole étant un phénomène
naturel isolé, un courant sonore, la science qui s'en occupe
doit employer les méthodes des sciences naturelles. On peut
étudier soit le côté purement physique, acoustique, du courant
sonore, soit son côté physiologique, articulatoire, selon qu'on
veut examiner sa nature propre ou son mode de production
deux tâches qui à vrai dire devraient être exécutées en même
temps.
Les deux branches de la phonétique, la branche acoustique et la branche
organogénétique, n'ont pas besoin d'être rigoureusement séparées. Ce qu'on
appelle la « phonétique de l'oreille », qui observe les sons du langage sans
appareils spéciaux, avec le seul secours des sens humains convenablement
éduqués, ne connaît pas la distinction entre une branche acoustique et une
branche organogénétique. Le « phonéticien par l'oreille » apprécie la valeur
acoustique du son qu'il a observé avec son ouïe et étudie en même temps à
l'aide de sa vue, de son toucher et de son sens moteur la manière dont ce son
est produit. Une opposition entre acoustique et organogénétique n'apparaît
qu'en phonétique expérimentale (ou plutôt instrumentale) — et même là dans
certaines méthodes seulement, qui justement ont été combattues dans ces
derniers temps. Par la méthode de la radiocinématographie, la liaison, la
synthèse de l'acoustique et de l'organogénétlque sont rétablies. De la sorte
l'étude de la nature des sons du langage et de leur production constitue une
seule tâche et non deux tâches différentes de la phonéti(iue.
La seule tâche de la phonétique est de répondre à la
question : «comment prononce-t-on ceci et cela?» Et l'on
ne peut répondre à cette question qu'en indiquant avec
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 11
précision quel est le son de ce qui a été dit (ou en termes
physiques quels tons partiels, quelles ondes sonores, etc.
présente le complexe phonique en question) et comment,
c'est-à-dire par quel travail de l'appareil phonatoire cet effet
acoustique est atteint. Le son est un phénomène physique
perceptible par le sens de l'ouïe, et la phonétique, en étudiant
le côté acoustique de l'acte de parole, se trouve en contact
avec la psychologie de la perception. L'articulation des sons
du langage est une activité à demi automatique, et pourtant
à direction centrale, réglée par la volonté : en étudiant le
côté articulatoire de l'acte de parole, la phonétique entre
en contact avec la psychologie des actes automatiques. JNlais
bien que le domaine de la phonétique réside à proprement
parler dans le psychique, les méthodes de la phonétique sont
exactement celles des sciences naturelles : de fait les domaines
voisins de la psychologie expérimentale emploient aussi les
méthodes des sciences naturelles, car il s'agit là d'activités
psychiques, non pas élevées, mais rudimentaires.
Ce qui caractérise particulièrement la phonétique, c'est
qu'en est tout à fait exclu tout rapport entre le complexe
phonique étudié et sa signification linguistique. Le dressage
spécial, l'éducation de l'ouïe et du toucher qu'un bon « phoné-
ticien par l'oreille » doit acquérir consiste précisément en ce
qu'on s'habitue à écouter des phrases et des mots ou à palper
les organes pendant leur articulation sans prêter attention
à leur sens et en ne percevant que leur côté phonique ou
articulatoire, comme le ferait un étranger qui ne comprendrait
pas la langue en question. La phonétique peut donc être
définie : la science de la face matérielle des sons du langage
humain.
Le signifiant de la langue consiste en une quantité d'élé-
ments dont l'essence réside en ce qu'ils se distinguent les
uns des autres. Chaque mot doit se distinguer par quelque
chose de tous les autres mots de la même langue. JNlais la
langue ne connaît qu'un nombre limité de ces moyens de
différenciation et comme ce nombre est beaucoup plus petit
que celui des mots, ceux-ci doivent consister en des combi-
naisons d'éléments de différenciation (de « marques » d'après
la terminologie de K. Biihler). Mais d'autre part toutes les
combinaisons possibles d'éléments de différenciation ne sont
pas admises. Ces combinaisons sont soumises à des règles
particulières, différentes pour chaque langue. La phonologie
■doit rechercher quelles différences phoniques sont liées, dans
12 \. s. TROUBETZKOY
la langue étudiée, à des difle renées de signification, comment
les éléments de diiîerenciation (ou marques) se comportent
entre eux et selon quelles règles ils peuvent se combiner les
uns avec les autres pour former des mots ou des phrases. Il
est clair que ces tâches ne peuvent être accomplies au moyen
des méthodes des sciences naturelles. La phonologie doit
plutôt employer les méthodes qui sont utilisées pour étudier
le système grammatical d'une langue.
Les sons du langage que la phonétique doit étudier
possèdent un grand nombre de particularités acoustiques et
articulatoires qui pour le phonéticien sont toutes importantes,
car c'est seulement en considérant toutes ces particularités
qu'il peut répondre d'une manière précise à la question que
pose la prononciation du son dont il s'agit. Mais pour le
phonologue la plupart de ces particularités sont tout à fait
accessoires, car elles ne fonctionnent pas comme marques
distinctives des mots. Aussi les sons du phonéticien et les
unités du phonologue ne se recouvrent pas. Le phonologue
ne doit envisager en fait de son que ce qui remplit une fonction
déterminée dans la langue.
Cette insistance sur la fonction s'oppose d'une manière très
tranchée au point de vue du phonéticien qui, comme on l'a
expliqué ci-dessus, doit éviter soigneusement de considérer
le sens de ce qui est dit (autrement dit le sens du signifiant).
Cela empêche de classer la phonétique et la phonologie sous
une même rubrique, bien que ces deux sciences s'occupent
apparemment de choses semblables. Pour reprendre une
comparaison frappante de R. Jakobson, le rapport existant
entre la phonologie et la phonétique est le même que celui
qui existe entre l'économie nationale et l'annuaire du
commerce ou entre la science financière et la numismatique.
A côté de la définition de la phonétique comme science des sons de la parole,
et de la phonologie comme science des sons de la langue, on en pourrait donner
une autre selon laquelle la phonétique serait une étude [lurement phénomé-
nologique des sons du langage, tandis que la phonologie serait une étude de
la fonction linguistique de ces mêmes sons. Récemment Arvo Sotavalta dans
son livre « Die Phonetik und ihre Beziehungen zu den Grenzwissenschaften »
(Piibliraliones Insliluli Phonetici Universitatis Helsingforsiensis, n° 4 = Annales
Academiae Scientiarum Fennicae XXXI, 3, Helsinki 1936), livre qui au reste
mérite au plus haut point d'être lu, a cherché à prouver que cette définition
(acceptée dès 1930 par la Réunion Phonologique de Prague et imprimée dans
le « Projet d'une terminologie phonologiqup standardisée « TC.LP IV) serait
la seule exacte. 11 accorde <iue la phonologie se meut exclusivement sur le
domaine de la langue, mais croit que la liaison de la phonétique et de l'acte
de parole ne serait pas si essentielle. » Le point de départ » de la phonétique
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 13
«est, il est vrai, pour ainsi dire concret, puisque c'est la parole humaine...
Mais il en est ainsi en général de la recherche scientifique : le point de départ
de la zoologie, ce sont les différents animaux, comme cehii de la botanique est
constitué par les difTérentes plantes, etc. Néanmoins la connaissance et l'étude
de ces divers objets n'est certes pas le but propre des sciences : celui-ci est plutôt
constitué par les idées gêné aies qu'on atteint par ce moyen ». De même la
phonétique chercherait elle aussi « avec la parole comme point de départ à
saisir l'existence d'une idée plus générale que celle de «parole» : celle de
« langue », elle étudierait « les hypothèses immédiates, la production, les premiers
effets et la réception de la langue » et s'efforcerait « de parvenir à la connaissance
complète des parties constitutives de la langue » (p. 34). Il y a là manifeste-
ment un malentendu dont l'origine réside en ce que Arvo Sotavalta prend
comme termes de comparaison des sciences naturelles dans lesquelles il n'existe
pas d'équivalent à l'opposition « langue-parole ». On ne peut produire et perce-
voir que des éléments de l'acte de parole. La langue n'est ni produite ni
perçue : elle doit préexister puisque aussi bien celui qui parle que celui qui
écoute s'y réfèrent. Ces « idées plus générales » auxquelles la phonétique parvient
par l'observation des sons et des groupes phoniques prononcés d'une manière
concrète et qu'on peut comparer aux espèces animales de la zoologie et aux
esjièces de plantes de la botanique, ce sont les différentes classes de sons ou
d'articulation ; toutefois la phonétique ne doit jamais s'occuper de leur fonction
linguistique si elle veut rester une science purement phénoménologique. Ainsi
la phonétique demeure toujours sur le terrain de l'acte de parole, tandis que
la phonologie — comme Arvo Sotavalta l'accorde ■ — • reste toujours sur le terrain
<le la langue. Les deux définitions se recouvrent réciproquement : la phonologie
est l'étude des sons de la langue, la phonétique l'étude des sons de la parole ;
en outre la phonologie s'occupe nécessairement de la fonction linguistique des
sons du langage, la phonétique par contre du côté phénoménologique de ces
sons, sans égard à leur fonction. Cette difTérence a sa cause dans le fait que la
langue, en même temps qu'une institution sociale, est un monde de rapports,
de fonctions et de valeurs, tandis que la parole est au contraire un monde de
phénomènes empiriques. Les sciences naturelles comme la botanique et la
zoologie ne présentent rien de ce genre et ne doivent donc pas être utilisées
comme termes de compacaison. Mais on trouve un état de choses analogue
tlans toutes les sciences sociales, dans la mesure où elles s'occupent de l'utilisation
sociale d'objets matériels. Dans tous les cas de ce genre les institutions sociales
en tant que telles doivent être soigneusement séparées des actes concrets
par lesquels pour ainsi dire elles se réalisent et qui sans elles ne seraient pas
possibles : l'institution doit être étudiée dans ses rapports et ses fonctions — ■
mais l'acte qui s'y réfère est à étudier du point de vue phénoménologique.
Il faut considérer comme tout à fait erronée la tentative de E. Otto* pour
définir la phonologie comme une science des sons basée sur l'acoustique et la
phonétique comme une science des sons basée sur l'organogénétique. Il est à
remarquer que E. Otto rattache cette conception au point de vue tout à fait
exact selon lequel la phonologie est l'étude des sons de la langue et la phoné-
tique au contraire l'étude des sons de la parole. Mais E. Otto croit que pour
la langue le côté acoustique et pour l'acte de parole au contraire le côté articu-
latoire des sons du langage sont ce qu'il y a de plus essentiel — - ce en quoi il
a absolument tort. Arvo Sotavalta, dans son livre cité ci-dessus, a très bien
■distingué le domaine des différentes branches de la linguistifpie, de sorte que
(1) E. Otto, « Grundfragen der Linguistik », Indogcnn. Forsch. LU, 177 et ss.
14 N, s. TROUBETZKOY
nous n'avons pas besoin d'entrer ici dans les détails. 11 suffira de remarquer
qu'aussi bien le côté articulatoire que le côté acoustique des sons du langage
sont des phénomènes naturels qui ne peuvent être étudiés qu'avec les méthodes
des sciences naturelles : c'est pourquoi tous deux appartiennent au domaine
de la phonétique : en effet les matériaux servant à étudier aussi bien le côté
articulatoire qtie le côté acoustique des sons du langage ne peuvent être tirés
que d'actes de parole concrets. Par contre les valeurs phoniques de la langue
que la phonologie doit étudier sont des valeurs abstraites. Ces valeurs sont
avant tout des rapports, des oppositions, etc., donc des choses tout à fait
immatérielles qui ne peuvent être perçues et étudiées ni par l'ouïe ni par le
toucher.
Distinguer soigneusement la phonologie et la phonétique
est nécessaire en principe et réalisable dans la pratique-
Cette distinction est dans l'intérêt des deux sciences. Mais
naturellement cela ne doit pas empêcher que chacune des
deux sciences fasse son profit des résultats obtenus par
l'autre. Il faut seulement garder en cela la juste mesure, ce
qui malheureusement n'arrive pas toujours.
Le courant sonore que le phonéticien étudie est un tout
continu qui peut être morcelé à volonté en un grand nombre
de parties. L'effort de certains phonéticiens pour délimiter
à l'intérieur de ce tout continu des « sons du langage » repose
sur des représentations phonologiques (par l'intermédiaire
de l'image écrite). Comme il est difficile de parvenir dans la
réalité à une délimitation des sons du langage, quelques
phonéticiens distinguent des « sons fixes » et des « sons de
transition » se trouvant entre les premiers : les « sons fixes »•
qui correspondent aux éléments phonologiques sont décrits
en détail, tandis que les « sons de transition » ne sont pas
décrits d'ordinaire, car on les traite manifestement comme
moins importants, ou même comme tout à fait dénués
d'importance. Une telle classification des éléments du courant
sonore ne peut être justifiée d'un point de vue purement
phonétique et repose sur un transport incorrect de notions
phonologiques dans le domaine de la phonétique. Pour les
phonologues certains éléments du courant sonore sont réelle-
ment inexistants. Il en est ainsi non seulement pour les
« sons de transition », mais encore pour diverses particularités
et attributs des « sons fixes ». Le phonéticien au contraire ne
peut pas adopter un tel point de vue : la seule chose non
essentielle pour lui serait plutôt le sens de l'acte de parole,
tandis que tous les éléments ou parties du courant sonore
qu'est la parole humaine sont tous également pour lui impor-
tants et essentiels. Certes le phonéticien considérera toujours
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 15
certaines positions types des organes, ou les phénomènes
acoustiques qui leur correspondent, comme des éléments
fondamentaux et continuera à maintenir le principe consis-
tant à décrire des formations sonores et articulatoires
typiques, extraites du «continuum » phonique et articulatoire ;
toutefois il ne peut en être ainsi qu'en phonétique élémentaire :
on doit y adjoindre une autre partie où sera étudiée la struc-
ture d'ensembles phonétiques plus vastes. En outre il est tout
naturel que dans la description de la structure phonique d'une
langue, la phonétique ait quelque égard au système phono-
logique de cette langue, les oppositions phonologiques essen-
tielles étant traitées plus en détail que celles qui ne le
sont pas.
En ce qui concerne la phonologie, elle doit évidemment
employer certaines notions phonétiques : on dira par ex. que
l'opposition entre bruyantes^ sonores et sourdes est employée
en russe pour distinguer des mots, mais dans le domaine de
la phonologie les notions de « sonore », de « sourde », de
« bruyante » sont en elles-mêmes phonétiques. Le début de
toute description phonologique consiste à découvrir des
oppositions phoniques existant dans la langue en question
et y différenciant des significations : en somme l'inventaire
phonétique de la langue doit servir de point de départ et
fournir des matériaux. Bien entendu les stades plus avancés,
plus élevés de la description phonologique : l'étude du système
et celle des combinaisons, sont tout à fait indépendants de
la phonétique.
Ainsi donc, malgré leur indépendance de principe, un
certain contact entre phonologie et phonétique est nécessaire
et inévitable. Mais ce sont seulement les débuts, les éléments
des descriptions phonologiques et phonétiques qui doivent
tenir compte les uns des autres, et même dans ces limites il
faut se tenir à ce qui est absolument indispensable^.
(1) Note du Iraducieur: Les phonéticiens allemands et N. S. Troubetzkoy
avec eux emploient souvent un seul terme : Geràuschlaul, pour désigner les
occlusives et les fricatives. Je rends ce terme par « bruyante ».
(2) Sur les rapports entre la phonologie et la phonétique, voir Karl Bûhler,
« Phonetik und Phonologie » [TCLP IV, 22 et ss.), Viggo Brôndal « Sound and
Phonème » {Proceedings of ihe Second Inlernalional Congress of Phoneiic Sciences,
40 et ss.), J. Vachek, « Several Thoughts on Several Statements of the Phonème
Theory » (American Speech X, 1935), ainsi que le travail mentionné ci-dessus
de Arvo Sotavalta, « Die Phonetik und ihre Beziehung zu den Grenzwissens-
chaften » {Annales Academiae Scienliarum Fennicae XXXI, 3, Helsinki 1936).
!•'> N. s. TROUBETZKOY
2. Phonologie et Phonostylistique
Le langage humain supposant toujours à la fois un sujet
parlant, un auditeur ^ou plusieurs) et un état de choses dont
on s'entretient, il s'en suit que toute manifestation parlée
a trois faces : elle est en même temps une préseniaiion (ou
une expression) du sujet parlant \ isant à le caractériser, un
appel à l'auditeur (ou aux auditeurs) visant à produire une
certaine impression, et une représenîalion de l'état de choses,
objet de l'entretien. C'est le grand mérite de K. Biihler
d'avoir mis convenablement en lumière ce fait en apparence
simple et malgré cela longtemps méconnue
Le schéma de K. Bùhler reste également valable pour le
côté phonique du langage. Si nous entendons parler quelqu'un,
nous écoutons qui parle, sur quel Ion il parle et ce qu'il dit.
Il n'y a là à proprement parler qu'une unique impression
linguistique. Mais nous la décomposons en ses parties consti-
tutives, et cela toujours au point de vue des trois fonctions
de la parole distinguées par Biihler : certaines particularités
de la voix perçue sont interprétées par nous comme
une expression, un symptôme du sujet parlant (par ex.
son timbre de voix), certaines autres comme un moyen de
provoquer chez l'auditeur des sentiments déterminés, et
enfin d'autres encore comme des indices ser\'ant à faire
reconnaître des mots de sens déterminés et les phrases com-
posées avec ces mots. Xous projetons en quelque sorte les
différentes particularités de la parole sur trois plans différents :
le plan expressif, le plan appellatif et le plan représentatif.
On peut se demander si la phonologie doit étudier ces
trois plans. Que le plan représentatif appartienne au domaine
de la phonologie, cela est évident dès l'abord. Le contenu
d'une phrase perçue ne peut être compris que si les mots dont
elle est formée sont rapportés à des éléments lexicaux et
grammaticaux de la langue, et la face signifiante de ces
éléments consiste nécessairement en unités phonologiques.
Moins évidente est l'appartenance à la phonologie du plan
expressif et du plan appellatif. Au premier abord ces plans
paraissent situés exclusivement sur le terrain de l'acte de
parole et par conséquent ne pas relever de l'étude phono-
(i) Karl Bûhler, « Axiomatik der Spraohwissenschaft . (Kant-Studien
XXXVIII) et Sprachtheorie . (lona, 1934;.
PUI.NCIPES DE PHONOLOGIE 17
logique, mais seulement de l'étude phonétique. Toutefois, en
y regardant de plus près, il apparaît que cette manière de voir
est fausse. Parmi les impressions phoniques auxquelles nous
reconnaissons la personne du sujet parlant et l'influence
émotionnelle qu'il a l'intention d'exercer sur l'auditeur, il
y en a qui pour être exactement comprises doivent être
rapportées à des normes déterminées, établies dans la langue
en question. Ces normes sont à considérer comme des valeurs
linguistiques, elles appartiennent à la langue, et la phonologie
doit par conséquent en traiter.
Dans les premiers travaux phonologiques le plan expressif
et le plan appellatif furent peu étudiés. On avait tendance
en général à surestimer le rôle de la phonétique en ces
domaines^. Julius v. Laziczius fut le premier à signaler
expressément l'insuffisance de ce point de vue. Comme la
phonologie, à la différence de la phonétique, doit étudier les
fonctions de la face phonique du langage humain, elle ne peut
pas se limiter à la fonction représentative, mais doit étudier
également, d'après Julius v. Laziczius, la fonction expres-
sive et la fonction appellative de la voix parlée. En outre le
phonologue hongrois insistait sur le fait que l'emploi des
divers sons en fonction expressive ou appellative est tout
aussi établi, tout aussi conventionnel que leur emploi pour
différencier des significations : un procédé expressif ou
appellatif qui remplit cette fonction dans une langue déter-
minée ne peut être transporté directement dans une autre
langue^.
Il semble résulter des idées de Julius v, Laziczius qu'on
doive créer deux nouvelles subdivisions de la phonologie :
la phonologie expressive et la phonologie appellative. La
création de ces subdivisions est certes entourée de grandes
difficultés, avant tout à cause du manque de matériaux sur
lesquels on puisse compter. Ce n'est en effet que très rarement
(1 Dans l'article de A. W. de Groots « Plionologie und Phonetik als Funk-
tionswissenschaften » [TCLP IV, 116 ss., en part. 124 ss.), les rapports de
la phonologie et de la phonétique avec les différents plans de la voix parlée
étaient encore traités dans ce sens. Mais le grand mérite de A. W. de Groots
fut d'avoir déjà développé la question.
(2) J. v. Laziczius, « Problème der Phonologie » dans Ungarische Jahrbùcher
XV (1935) et Proceedings of Ihe Second Inlernalional Congress of PhoneUc
Sciences (London 19351, 57; comp. du reste déjà L. Scerba, «O raznych stil'ach
proiznosenija » dans Zapiski Neofilolog. obscestva pri SPBU. VIIl (1915), et
R. Jakobson, « O 5esskom stiche » (Berlin 1923), 40 ss.
18 N. s. TROUBETZKOY
qu'on trouve dans une description détaillée du système
phonique d'une langue des indications sur les procédés expres-
sifs et appellatifs usités dans cette langue. On peut tirer
quelque chose des travaux sur l'art de la déclamation, mais
comme ces travaux sont la plupart du temps faits dans un
but purement pratique et ne font naturellement aucune diffé-
rence entre parole et langue, ils ne peuvent évidemment être
employés sans critique préalable. Après une critique un peu
précise, il apparaît d'habitude que les matériaux présentés
sont de faible valeur. Aussi dans l'état actuel de la recherche,
il n'y a guère à dire sur la phonologie du plan expressif et
du plan appellatif et l'on ne peut énoncer que quelques idées
générales.
La fonction expressive de la parole humaine consiste à
caractériser le sujet parlant. Tout ce qui dans le discours
permet de caractériser le sujet parlant remplit une fonction
expressive. Aussi les éléments chargés de cette fonction
peuvent-ils être très divers : on peut reconnaître l'apparte-
nance du sujet parlant à un type humain déterminé, ses parti-
cularités physiques et mentales, etc., à sa voix, à sa prononcia-
tion, à toute l'allure de son discours, y compris le choix des
mots et la construction des phrases. Toutefois seul? nous
intéressent les procédés expressifs phonologiques, c'est-à-dire
les procédés expressifs appartenant à la face phonique de
la langue considérée comme système conventionnel de signes.
Une grande partie des éléments phoniques symptomatiques
du discours humain tombent donc de prime abord en dehors
du cadre de notre étude. Avant tout il faut écarter ce qui est
donné par la nature et ce qui dépend simplement de la
psychologie. On peut reconnaître à la voix du sujet parlant
non seulement son sexe et son âge, mais encore souvent son
état de santé ; on peut même déterminer sans le voir s'il est
gros ou maigre. ^lais tout cela n'a rien à faire avec la phono-
logie. Car bien qu'il s'agisse là d'indices perçus acoustique-
ment, ces indices n'appartiennent pas au système de signes,
établi conventionnellement, d'une langue déterminée et
gardent leur valeur de symptômes, même dans des actes
vocaux extérieurs à la langue. La même remarque vaut pour
beaucoup de particularités du langage humain d'où l'on peut
tirer des conclusions caractéristiques. A la phonologie ex-
pressive appartiennent uniquement les procédés établis
conventionnellement et caractérisant phoniquement un sujet
parlant. La langue étant avant tout une institution sociale.
PRINCIPES DE PHONOLOGIE
19
ne sont établis conventionnellement que les procédés
phoniques qui caractérisent les sujets parlants comme
appartenant à des types humains ou à des groupes déter-
minés, et qui sont essentiels pour la permanence de la commu-
nauté linguistique en question. Par ces procédés sont indiqués
par ex. l'appartenance à un groupe d'âge déterminé, à une
classe sociale, ou encore le sexe, le degré de culture, ou enfin
la provenance locale du sujet parlant, toutes particularités
essentielles pour la structure interne de la communauté
linguistique, ainsi que pour le contenu et la forme de la
conversation. Par contre la classification des hommes en gros
et en maigres, en malades et en bien portants, en flegmatiques
et en sanguins, etc., est sans importance pour la vie de la
communauté linguistique se manifestant dans les différents
types de conversation ; elle ne nécessite par conséquent
aucune caractéristique linguistique (« glottique » au sens
d'Otto Jespersen) conventionnelle : si ces traits du sujet
parlant peuvent être devinés d'après le côté phonique de son
langage, cette divination est un acte psychologique extérieur
à la langue.
La phonologie expressive peut être comparée à l'étude du costume en
ethnographie. La différence entre hommes gros et maigres, ou entre grands et
petits est essentielle pour le tailleur qui doit réaliser pratiquement un costume
déterminé. Mais du point de vue ethnographique ces différences sont tout à
fait sans importance : seules importent les formes du costume établies conven-
tionnellement. Les vêtements d'un homme désordonné sont sales et fripés ;
chez un homme distrait tous les boutons ne sont pas toujours boutonnés —
mais tous ces symptômes sont sans importance pour l'étude ethnographique
du costume. Par contre l'ethnographie s'intéresse à des particularités encore
plus petites : par ex. en quoi, selon la coutume existante, le costume de la
femme mariée se distingue de celui de la jeune fille, etc. Les groupes humains
qui sont caractérisés par des différences de vêtement importantes ethnogra-
phiquement sont souvent à peu près les mêmes qui sont distingués par des
particularités linguistiques (« glottiques ») et spécialement par des particularités
de phonologie expressive : les deux sexes, les classes d'âge, les classes ou les
situations sociales, les classes de culture, les citadins et les paysans, et enfin
les groupes locaux*.
Les détails dépendent, cela va de soi, de la structure sociale
du peuple ou de la communauté linguistique en question.
Dans les communautés linguistiques peu ou pas différenciées
du point de vue social, ce sont surtout les différences d'âge
(1) Sur la fonction du costume, voir l'excellent travail de P. Bogatyrev,
t Funkcie kroja na Moravskom Slovensku « {Spisij Nârodopisného Odboru
Malice Slovenskej I, 1937J.
20 \. s. TROUBETZKOY
et de sexe qui se manifestent dans la prononciation ou la
réalisation de certains sons du langage. Dans le dialecte
darkhat du mongol Tarticulation de toutes les voyelles
postérieures et moyennes est, dans la prononciation des
femmes, déplacée quelque peu vers l'avant, de sorte qu'à
II. 0, a des hommes correspondent chez les femmes ù, ô, d,
et qu'à ù. ô, d des hommes correspondent ii, ô. à chez les
femmes. En outre, à la spirante x des hommes correspond
dans la prononciation féminine l'occlusive k^. Au sujet des
Tchouktches i^aujourd'hui « Louoravetlanes ») du Kamt-
chatka. \'l. Bogoraz rapporte qu'un son déterminé de leur
langue est prononcé par les hommes adultes comme c' (c
mouillé), et au contraire par les femmes et les enfants comme
c ( = ts)"^. Dans la langue des Youkaguirs i aujourd'hui
« Odoules ») du N,-E. sibérien, il existe d'après \ . Jochel'son
certains sons qui sont prononcés par les hommes adultes et
aptes à la chasse comme des palatales explosives /, d, par les
enfants et les fenomes nubiles comme des afïriquées c, 3 (ts,
dz), et par les vieillards comme des mouillées c', s' ^. Dans
tous ces cas il s'agit de nomades ou de chasseurs (quelquefois
de pécheurs) nomadisants chez qui les sexes (ou les sexes
et les classes d'âge) forment des communautés très tranchées,
et chez qui n'existe presque aucune autre division interne de
la société. Toutefois des difïérences dans la prononciation des
sexes et des groupes d'âge se présentent également chez des
peuples ayant une structure sociale plus développée. Il est
vrai que d'habitude chez ces peuples elles sont moins
marquées. Ainsi par exemple il existe en russe une tendance
générale à renforcer l'arrondissement du o accentué dans sa
première partie et à affaiblir au contraire la fin de l'articula-
tion, de sorte que la voyelle o sonne toujours comme une
espèce de diphtongue avec un arrondissement des lèvres qui
va en diminuant. Mais tandis que la difïérence entre le début
et la fin du son o est très faible dans la prononciation normale
des hommes, et même à peine perceptible, elle est beaucoup
plus importante dans la prononciation des femmes, si bien
que quelques femmes prononcent au lieu de o franchement ud
(ce qui d'ailleurs fait déjà un peu vulgaire). La différence
(1) G. D. Sanzejev, " Darxatskij govor i fol'klor » (Leningrad, Akad. Nauk
SSSR, 1931), 17.
(2) Dans Jazyki i pis'mennosV narodov Severa III, 13.
(3) Ibidem III, 158.
PRINCIPES UE PHONOLOGIE 21
entre la prononciation masculine et la prononciation fémi-
nine n'existe ici que dans le degré de diphtongaison, mais si
un homme prononce le o avec le degré d'arrondissement qui
est normal pour la prononciation féminine, cette prononcia-
tion paraît aussitôt efféminée et al'fectée^. Par une observation
précise, on peut découvrir de fines différences conventionnelles
de ce genre entre les prononciations masculines et féminines
dans presque toutes les langues, et une description détaillée
du système phonologique d'une langue doit en tenir compte.
Quant aux différences conventionnelles entre la prononciation
des différents groupes d'âge, elles existent aussi dans la plupart
des langues et sont souvent expressément mentionnées par
les observateurs. Mais on doit se garder de confondre les
différences conventionnelles avec celles dont l'origine est
naturelle. Si les enfants, dans certaines communautés linguis-
tiques, remplacent certains sons par d'autres, il ne s'agit
nullement là d'un fait de phonétique expressive, puisqu'ils
acquièrent avec le temps la prononciation correcte de ces
sons (il en est ainsi dans tous les cas de fautes pathologiques
de langage). Il y a au contraire phénomène de phonologie
expressive quand un enfant peut très bien copier la pro-
nonciation des adultes, mais qu'il l'évite intentionnellement,
ou quand un jeune homme évite exprès la prononciation des
gens âgés, qui ne lui offrirait en général aucune difficulté,
pour ne pas paraître démodé et ridicule. Parfois, il s'agit là
de nuances très fines, de nuances d'intonation, etc.
Dans les communautés linguistiques fortement différenciées,
ces distinctions sont très marquées dans les prononciations
qui reposent sur une structure provinciale, professionnelle
ou culturelle de la société. Elles existent non seulement dans
les langues de l'Inde où elles sont basées sur les castes (en
tamoul par ex. un seul et même phonème doit être prononcé
c ou s suivant la caste du sujet parlant), mais aussi dans
d'autres parties du monde. La langue courante de Vienne
sonne dans la bouche d'un fonctionnaire de ministère tout
autrement que dans la bouche d'un vendeur de magasin.
Dans la Russie prérévolutionnaire les membres du clergé
(1) Ce qui prouve que ce détail de prononciation n'est en aucune façon
conditionné physiologiquement, mais qu'il est purement conventionnel, c'est
entre autres le fait qu'il n'apparaît nettement chez certaines femmes que dans
le discours affecté par coquetterie, c'est-à-dire quand elles accentuent leur
féminité.
22 N. s. TROUBETZKOY
se distinguaient par la prononciation spirante du g (comme y),
même s'ils parlaient en général la langue littéraire la plus
pure ; il existait une prononciation particulièrement « noble »
et une prononciation « commerçante » du russe littéraire. Une
opposition entre la prononciation des villes et la prononcia-
tion des campagnes existe dans toutes les langues, de même
qu'entre la prononciation des gens de haute culture et la
prononciation des ignorants. Il existe très souvent une
prononciation « mondaine », caractérisée par une articulation
nonchalante, qui est propre aux dandys et aux snobs de toute
sorte.
Dans toutes les langues, il existe aussi des différences locales
dans la prononciation : c'est à ces différences que les gens
reconnaissent souvent sur un marché campagnard de quel
village provient le sujet parlant. Chez des sujets de haute
culture parlant une langue littéraire normalisée, il est
impossible, en se basant sur la prononciation, d'indiquer
d'une façon aussi précise le lieu d'origine, mais à des traits
généraux on peut deviner, même chez de tels sujets parlants,
de quelle partie du domaine linguistique ils proviennent.
Les procédés expressifs, phoniques et conventionnels,
n'indiquent pas toujours ce que le sujet parlant est en
réalité, mais ce qu'il veut paraître à un instant donné. Chez
beaucoup de peuples la prononciation qu'on emploie dans le
discours public est tout à fait distincte de celle qu'on utilise
dans les conversations normales. Il y a de nombreux signes
qui caractérisent une prononciation doucereuse, dévotieuse
et cajolante. De même le parler gazouillant et affectant la
naïveté qu'emploient certaines dames présente une série
de marques phoniques conventionnelles, etc. Tous les
procédés phonologiques expressifs qui, dans une commu-
nauté linguistique, servent à caractériser un groupe déterminé
de sujets parlants forment un système, et leur ensemble
peut être considéré comme le style expressif du groupe
de sujets en question. Un sujet parlant n'a pas besoin
d'employer toujours le même style expressif : il se sert
tantôt de l'un, tantôt de l'autre, selon le contenu de la con-
versation, selon le caractère de l'auditeur, et, en bref, confor-
mément aux usages en vigueur dans la communauté linguis-
tique dont il fait partie.
Une espèce particulière de procédés expressifs phono-
logiques est constituée par des « équivalents phoniques
permis ». Dans chaque langue, il existe, à côté des sons
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 23
normaux qui sont utilisés par tous les sujets parlants
« moyens » et normaux, d'autres sons qui ne sont employés
que par quelques sujets parlants comme substituts de certains
sons normaux vis-à-vis desquels ils éprouvent de la
répugnance. Cette «répugnance» repose, tantôt sur une faute
de langage particulièrement développée, tantôt sur une sorte
de mode, etc. La diiîérence entre le «son de remplacement »
et le « son normal » peut être plus ou moins importante.
Souvent (par ex. dans les différents remplaçants de r qui
existent dans beaucoup de langues européennes) elle frappe
n'importe quel observateur, mais souvent aussi sa perception
réclame une oreille bien exercée. Il est essentiel que ces
« sons de remplacement » soient permis par la communauté
linguistique, c'est-à-dire qu'ils ne subissent aucune concur-
rence et qu'ils puissent exister à côté des sons normaux.
Dans la mesure où des sujets parlants isolés s'approprient ces
sons de remplacement et les emploient toujours ou presque
toujours, ces sons deviennent des procédés expressifs
personnels pour ces sujets parlants.
Outre les procédés purement expressifs, il en est d'autres
qui remplissent en plus une fonction représentative spéciale.
Souvent la prononciation d'un groupe de sujets parlants se
distingue de la prononciation habituelle par le fait qu'elle
néglige une opposition phonique distinguant des significa-,
tions (donc de valeur représentative) ou qu'à l'inverse elle
présente une telle opposition là où la prononciation des
autres groupes de sujets parlants l'ignore. Qu'on pense par
ex. à la non-observation, caractéristique pour une certaine
partie du domaine allemand, de l'opposition entre ténues et
moyennes (même chez des sujets parlant la langue litté-
raire) ; à la confusion typique chez les habitants de Marseille
de s et de s, ainsi que de i et de z; à la distinction entre a et
0 inaccentués, qui dans la Russie prérévolutionnaire carac-
térisait la prononciation de la vieille génération de popes,
distinction particulièrement sensible dans les régions
moyennes et méridionales du grand-russien où les autres
couches sociales ne distinguaient plus o et a inaccentués, etc.
Au point de vue de la fonction représentative, il existe, dans
des cas de ce genre divers systèmes phonologiques (ou
phonétiques) dialectaux et du point de vue expressif
diverses formes expressives des mêmes systèmes. Toujours
est-il qu'on doit séparer soigneusement les cas de ce genre
des autres cas où la caractérisation des divers groupes
24 N. s. TROLBETZKOY
humains, sociaux ou locaux, se fait seulement par la pronon-
ciation des mêmes phonèmes et non par la distinction d'un
plus ou moins grand nombre de phonèmes.
Des procédés phonologiques expressifs il faut distinguer
les procédés^ phonologiques d'appel ou de déclenchement. Ces
derniers servent à provoquer, à « déclencher » certains
sentiments chez Tauditeur. Ces sentiments sont souvent, à
ce qu'il prétend, éprouvés par le sujet parlant lui-même,
mais l'essentiel est que l'auditeur en soit atteint. Que le sujet
parlant éprouve réellement ces sentiments ou qu'il ne les feigne
qu'artificiellement, cela revient au même : l'intention du
sujet parlant n'est pas de manifester ses sentiments person-
nels, mais de provoquer ces sentiments (ou d'autres corres-
pondants) chez l'auditeur.
Par conséquent les procédés phonologiques d'appel doivent
être à leur tour soigneusement distingués des expressions
naturelles du sentiment, même si celles-ci sont artificielle-
ment feintes. Que le sujet parlant bégaye sous l'effet de
l'angoisse ou de l'émotion (feinte ou réelle) ou qu'il interrompe
son discours par des sanglots, cela n'a rien à faire avec la
phonologie. En effet, il s'agit là de symptômes qui surviennent
même dans une manifestation extra-linguistique. Par contre
des phénomènes comme l'allongement de la consonne et de
la voyelle dans le mot allemand schschôôn ! («admirable !»),
prononcé avec extase, est évidemment un phénomène
linguistique (glottique) : d'abord parce qu'il ne peut être
observé que dans des manifestations linguistiques et non
extra-linguistiques, ensuite parce qu'il possède une fonction
déterminée et enfin parce qu'il est conventionnel comme tous
les autres procédés linguistiques pourvus de fonction. Il
appartient donc au domaine de la phonologie d'appel,
puisqu'il s'agit de provoquer un sentiment déterminé chez
l'auditeur.
Dans l'état actuel de la recherche il est difficile de dire
quelles méthodes doit suivre la « phonologie appellative ».
Théoriquement on devrait établir pour chaque langue un
inventaire complet de tous les procédés phonologiques
d'appel, c'est-à-dire de tous les procédés conventionnels qui
servent à provoquer des sentiments et des émotions. Mais on
ne sait pas toujours clairement si l'on a afïaire à un unique
procédé appellatif. ni comment ces procédés appellatifs
doivent être délimités les uns par rapport aux autres. La
distinction entre langue et parole est ici particulièrement
PRINCIPES DE PHONOLOGIE ^O
difficile et épineuse. Nous avons déjà mentionné ci-dessus
l'allongement de la voyelle accentuée et de la consonne
immédiatement prétonique en allemand. Comme exemple
nous avons donné schschôôn! («admirable ! ») prononcé avec
ravissement. Mais le même procédé peut également être
employé pour déclencher d'autres émotions : schschôôn!
peut être prononcé non seulement avec ravissement, mais
aussi avec ironie, schschaamlos (« impudent ») avec indigna-
tion, lliieber Freund (« cher ami ») avec enthousiasme, avec
ironie, avec indignation, sur un ton persuasif, avec regret
ou pitié, etc., et chaque fois avec une autre nuance d'intona-
tion. Mais on se demandera comment ces diverses nuances
d'intonation doivent être traitées. Appartiennent-elles toutes
également à la phonologie d'appel, et en général à la langue ?
Ou bien appartiennent-elles seulement à l'acte de parole ?
Sont-elles en général réellement conventionnelles ? Des
intonations d'origine émotionnelle apparaissent aussi très
souvent dans des expressions extralinguistiques (dans des
cris indéterminés et inarticulés), de sorte que les émotions
concrètes qu'elles doivent provoquer peuvent se reconnaître
tout à fait nettement. A ce qu'il semble, ces intonations extra-
linguistiques qui provoquent des émotions présentent la
même structure de hauteur et d'intensité que les mots ayant
la même nuance émotionnelle ; d'ailleurs cela n'a encore
jamais été étudié d'une façon tout à fait précise. On peut
également établir que beaucoup de ces intonations ont la
même signification dans les langues du monde les plus
éloignées^. Par contre l'allongement de la voyelle accentuée
et de la consonne précédente suppose l'existence de voyelles
et de consonnes, ainsi que de syllabes accentuées et inaccen-
tuées ; il est donc par son essence même exclusivement lié
à des manifestations purement linguistiques et ne vaut que
pour des langues déterminées. A ce qu'il semble la plupart
des procédés phonologiques d'appel sont ainsi constitués :
ils ne possèdent en eux-mêmes rien qui ait un rapport direct
avec le déclenchement d'une émotion déterminée, mais ils
rendent possible le déclenchement de beaucoup d'émotions
différentes, dont le choix dépend de la situation au moment
(1) Du moins les Européens comprennent les sentiments qu'un bon acteur
japonais veut «exprimer», même s'ils ne comprennent aucun mot de son
discours, et cela non seulement par la mimique, mais aussi partiellement par
la cadence.
3-1
26 N. s. TROUBETZKOY
OÙ l'on parle et qui sont provoquées par une foule innom-
brable de manifestations vocales, variées et non convention-
nelles. La tâche de la phonologie d'appel ne consiste pas à
réunir, à décrire et à classer systématiquement ces manifes-
tations émotionnelles de la voix, non plus qu'à les attribuer
à des émotions concrètes et déterminées, mais seulement à
établir les marques phoniques conventionnelles qui, après
élimination des dites manifestations vocales, distinguent un
discours nuancé d'émotion d'un discours calme et neutre
au point de vue émotionnel. Ainsi on peut dire que l'hyperal-
longement des voyelles longues accentuées et des consonnes
prétoniques en allemand, l'allongement des consonnes initiales
et des voyelles finales de phrase en tchèque, l'allongement
des voyelles brèves (avec conservation de leur qualité de
voyelles ouvertes, non tendues) en hongrois, l'allongement
de la première consonne du mot (« accent d'insistance ») en
français, etc., sont des signes du discours émotionnel, c'est-
à-dire des procédés phonologiques d'appel. En effet, ces
particularités n'apparaissent dans les langues en question
que dans le déclenchement émotionnel et ne sont pas admises
dans le discours calme, neutre au point de vue émotionnel.
De plus elles sont évidemment conventionnelles, en
opposition par exemple avec l'intonation d'efïroi qui est
pour ainsi dire tout à fait internationale, quoique dans chaque
langue elle ne puisse être employée que dans des mots déjà
pourvus de marques appellatives conventionnelles (comme
par exemple en allemand l'allongement des consonnes
prétoniques) ^.
Il n'est pas toujours facile de distinguer les procédés d'appel
des procédés expressifs. Parfois des styles expressifs se
distinguent par la mise en relief de la fonction d'appel, et
d'autres par sa réduction. Que l'on compare par exemple
le discours exagérément teinté d'affectivité d'une dame
affectée et le discours solennellement flegmatique d'un vieux
et important dignitaire. Certes ces deux styles expressifs
ont leurs caractères spécifiques propres, situés exclusivement
sur le domaine de la phonologie expressive. Mais à ces
(1) Aussi les procédés d'appel établis conventionnellement doivent-ils
être dans chaque langue soigneusement séparés des expressions affectives
spontanées. Dans la dissertation d'Élise Richter parue récemment et si pleine
de choses : « Das psychische Gcschehen und die Artikulation • {Archives Néer-
landaises de Phonétique Expérimentale XIII, i9.'^7) ces points de vue ne sont
malheureusement pas distingués.
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 27
caractéristijues s'associe également le mode d'emploi des
procédés appellatifs. La tâche des futures recherches
consistera là distinguer soigneusement la fonction expres-
sive et la fonction d'appel à l'intérieur des différents styles
de discours. Pour l'instant ce n'est pas encore possible. On
doit au préalable rassembler des matériaux, et cela dans les
langues les plus diverses possibles.
En tout cas il n'est pas admissible de renoncer à la possibilité de distinguer
les procédés expressifs des procédés d'appel comme le fait J. v. Laziczius
dans son article mentionné ci-dessus. J. v. Laziczius veut distinguer dans la
face phonique de la langue trois sortes d'éléments : les phonèmes, auxquels
Oi'hoient les trois fonctions (expressive, appellative et représentative), les
emphatiques qui ne possèdent pas de fonction représentative, mais qui ont une
fonction expressive et une fonction d'appel, et enfin les variantes qui ne
remplissent d'après lui qu'une fonction expressive. Par n emphatiques »
J. v. Laziczius entend tout ce que nous réunissons sous le titre de procédés
d'appel et de procédés expressifs. Plus nous apprécions le service rendu par
J. V. Laziczius en indiquant la nécessité d'étudier phonologiquement les trois
fonctions de Bûhler, moins nous pouvons admettre son idée d'établir ime
distinction entre "phonème», «emphatique» et «variante». Dans l'acte de
parole concret, ces fonctions sont toutes trois liées entre elles et intimement
unies. Mais l'auditeur analyse ce complexe en ses parties constitutives, dont
chacune n'a qu'une imique fonction : chacun de ces éléments fonctionnels est
rapporté à un élément correspondant de la langue et identifié avec lui.
J. V. Laziczius invoque comme exemple le mot hongrois ember « homme ».
Supposons que ce mot soit prononcé « sur un ton de réprobation » par un élégant
mondain : les cinq phonèmes (e, m, b, s, r) servent ici exclusivement à distinguer
le mot et aucvm d'eux ne peut être remplacé par un autre sans rendre le mot
méconnaissable ou sans changer sa signification ; l'allongement emphatique
du £ initial est un procédé d'appel qui est lié au « ton de réprobation » et dont
l'absence changerait le contenu émotionnel (c'est-à-dire le « contenu appellatif »)
de ce qui est dit, car alors le mot devrait être émis sur un ton tout à fait neutre ;
enfin une imprécision caractéristique en matière d'aperture vocalique, la négli-
gence dans l'articulation des consonnes et le r uvulaire sont des procédés expres-
sifs auxquels on reconnaît un dandy. On peut analyser fonctionnellement
de cette manière n'importe quelle manifestation parlée. S'il est souvent plus
facile d'abstraire les phonèmes des propriétés phoniques ayant des fonctions
expressives et de déclenchement que de distinguer entre les procédés d'appel
et les procédés expressifs, ce n'est cependant pas une raison pour renoncer
à cette distinction^.
Aussi nous insistons pour une stricte distinction des
procédés expressifs et des procédés d'appel. En conséquence
on doit créer, comme il a été dit, deux branches distinctes de la
(1) Sur la structure phonique particulière des mots qui n'ont aucune fonction
représentative, mais seulement une fonction d'appel et une fonction expres-
sive (interjections, mots de commandement pour les animaux, etc.), voir
pp. 246 et 276.
28 N. s. TROUBETZKOY
phonologie dont l'une aurait à traiter des procédés expres-
sifs et l'autre des procédés d'appel, la troisième branche étant
cette partie de la phonologie qui s'occupe des procédés repré-
sentatifs et qui était presque exclusivement étudiée dans les
travaux de l'école phonologique avant l'article de J. v.
Laziczius mentionné ci-dessus. Mais si l'on compare entre
elles ces trois branches, on est avant tout frappé de leur
disproportion. La «phonologie représentative» embrasse un
domaine colossal, tandis que chacune des deux autres branches
ci-dessus indiquées de la phonologie n'a pour objet que de
petits groupes de faits. En outre la phonologie expressive
et la phonologie d'appel présentent certains traits communs
qui les distinguent de la « phonologie représentative ». Le
problème de la distinction entre ce qui est naturel et ce qui
est conventionnel n'existe à proprement parler que dans la
phonologie expressive et appellative, tandis qu'elle ne
joue aucun rôle dans la phonologie représentative. On peut
considérer comme procédés phoniques représentatifs et
naturels tout au plus certaines imitations vocales directes
(dans la mesure où elles ne consistent pas en sons normaux
du langage). Toutefois de telles imitations vocales (pour
autant qu'elles sont réellement non conventionnelles, et
seulement naturelles) tombent en général hors du cadre de
la langue. Si quelqu'un raconte une aventure de chasse et
que pour rendre vivant son récit, il imite quelque cri d'animal
ou tout autre bruit naturel, il doit à cet endroit interrompre
son récit : le son naturel imité est alors un corps étranger qui
se trouve en dehors du discours représentatif normal^. Il
en va tout autrement sur le plan expressif et sur le plan
appellatif du langage : ici le conventionnel et le naturel
sont entremêlés ; les allongements conventionnels de voyelles
ou de consonnes ayant une valeur d'appel n'apparaissent
qu'en liaison avec un ton émotionnel déterminé, de prove-
nance naturelle ; les prononciations particulières de certains
sons qui dans quelques langues sont prescrites aux femmes
apparaissent toujours en liaison avec la voix féminine condi-
tionnée physiologiquement. On peut dire que le nombre des
(1) Cela ne s'applique naturellement pas aux imitations conventionnelles
qui présentent souvent assez peu de ressemblance avec le bruit naturel qu'elles
imitent (par ex. pouf!, cocorico!) et qui souvent sont incorporées au système
grammatical de telle sorte qu'elles peuvent être employées sans aucune inter-
ruption du discours. Voir J. M. Kofinek, « Studie z oblasti onomatopoje »
{Prdce z vëdeckych ùslavù XXXVI, Praha 1934).
PRI:VCIPES DE PHONOLOGIE 29
procédés expressifs et appellatifs conventionnels est tou-
jours plus petit que celui des procédés naturels. Tandis que
la «phonologie représentative» étudie l'ensemble des procédés
phoniques à valeur représentative qui figurent dans le
langage, les deux autres branches déjà mentionnées de la
phonologie ne traiteraient qu'une petite partie des procédés
phoniques d'expression et d'appel. On peut donc se demander
d'une part si les trois branches susdites de la phonologie
peuvent être considérées réellement comme ayant même
importance et comme étant égales entre elles, et d'autre part
si la distinction entre les procédés conventionnels d'expression
et d'appel, de même que l'incorporation de cette distinction
dans le domaine de la phonologie est bien opportune.
Ces difficultés peuvent être résolues au mieux si l'on
attribue l'étude des procédés phoniques d'expression et
d'appel à une branche scientifique particulière, à savoir la
phonosiylistique. On pourrait la subdiviser d'une part en
stylistique expressive et en stylistique appellative, et d'autre
part en stylistique phonétique et en stylistique phonolo-
gique. Si dans la description phonologique d'une langue
on doit étudier la stylistique phonologique (aussi bien
au point de vue de la fonction expressive qu'à celui de
la fonction d'appel), la tâche propre de cette description
doit toutefois rester l'étude phonologique du '( plan représen-
tatif )). La phonologie n'a donc pas à être subdivisée en phono-
logie expressive, appellative et représentative. Le nom
de « phonologie » peut comme auparavant être réservé à
l'étude de la face phonique de la langue, de valeur représen-
tative, tandis que l'étude des éléments de la face phonique de
la langue, de valeur expressive et de valeur appellative, sera
faite par la « stylistique phonologique », qui de son côté ne
serait qu'une partie de la « phonostylistique ».
PHONOLOGIE
Remarques préliminaires
On a dit ci-dessus que, dans la perception de la parole
humaine, les diverses particularités des impressions
phoniques étaient projetées pour ainsi dire sur trois plans
différents : le plan expressif, le plan d'appel et le plan
représentatif, de sorte que l'attention de l'auditeur peut
se concentrer sur chacun de ces trois plans à l'exclusion des
deux autres. Les impressions phoniques situées sur le plan
représentatif peuvent donc être perçues et considérées tout à
fait indépendamment du plan expressif et du plan d'appel.
Mais on ne doit pas croire que toutes les impressions phoniques
situées sur le plan représentatif remplissent la même fonction.
Certes toutes servent à indiquer la signification intellectuelle
de la phrase émise, c'est-à-dire que toutes se rapportent à de*
valeurs de la langue pourvues d'une signification intellec-
tuelle déterminée. Néanmoins sur ce terrain trois fonctions
différentes peuvent être nettement distinguées. Certaines
particularités phoniques possèdent une fonction culminative,
c'est-à-dire qu'elles indiquent combien d'« unités » ( = mots
ou groupes de mots) sont contenues dans la phrase en
question : tel est par exemple le rôle de l'accent principal
du mot en allemand. D'autres particularités phoniques
remplissent une fonction délimitative, en marquant la limite
entre deux « unités » ( = groupes de mots étroitement liés,
mots, morphèmes) : tel est par exemple le rôle en allemand
de l'attaque vocalique dure. Enfin d'autres particularités
phoniques remplissent une fonction distinctive en différenciant
les unes des autres les diverses unités pourvues de significa-
tion : par exemple en allemand Lisl « ruse » — Mist « ordure »
— Mast « mât » — Macht « force ». Chaque unité linguistique
doit contenir des particularités phoniques à fonction distinc-
tive, autrement elle ne pourrait être différenciée des autres
32 N. s. TROUBETZKOY
unités linguistiques. En outre, la différenciation des diverses
unités linguistiques se fait exclusivement par des particula-
rités phoniques à fonction distinctive. Par contre les particu-
larités phoniques à fonction délimitative et à fonction
culminative ne sont pas indispensables aux unités linguis-
tiques. Il y a des phrases dans lesquelles la délimitation des
différents mots n'est obtenue par aucune particularité
phonique spéciale et beaucoup de mots sont employés dans
des phrases sans posséder expressément un sommet. La
possibilité d'une pause entre les différents mots d'une phrase
existe toujours et les particularités phoniques à fonction
délimitative ou à fonction culminative servent en quelque
sorte de substituts à ces pauses. Ainsi ces deux fonctions
restent toujours et seulement des expédients commodes,,
tandis que la fonction distinctive est non pas simplement
commode, mais inconditionnellement nécessaire et indis-
pensable pour la compréhension. Il s'en suit que parmi les
trois fonctions phoniques qu'on peut distinguer à l'intérieur
du plan représentatif, la fonction distinctive est de loin la
plus importante.
La phonologie synchronique ou descriptive peut être
divisée en trois parties principales, correspondant aux trois-
fonctions phoniques déjà mentionnées qui se présentent à
l'intérieur du plan représentatif. En outre, il va de soi que la
section qui doit traiter de la fonction distinctive doit être
beaucoup plus étendue que les deux autres sections con-
sacrées aux fonctions culminative^ et délimitative.
(1) Noie du Iraducleiir : En fait les « Principes de Plionologie » ne contien-
nent aucune section consacrée à la fonction culminative. Il n'est question de-
cette fonction qu'à propos de l'accent de mot, pp. 221-231.
DIACRITIQUE
ÉTUDE DE LA FONCTION PHONIQUE DISTINCTIVE
I. NOTIONS FONDAMENTALES
1. L'opposition phonologiaue distinctive
L'idée de différence suppose l'idée d'opposition. Deux
choses ne peuvent être différenciées l'une de l'autre que dans
la mesure où elles s'opposent l'une à l'autre, c'est-à-dire dans
la mesure où il existe entre elles deux un rapport d'opposition.
Par conséquent une fonction distinctive ne peut échoir à
une particularité phonique que dans la mesure où elle
s'oppose à une autre particularité phonique, c'est-à-dire
seulement dans la mesure où elle est un terme d'une opposi-
tion phonique. Les oppositions phoniques qui dans la langue
en question peuvent différencier les significations intellec-
tuelles de deux mots, nous les nommerons des oppositions
phonologiqiies^ (ou des oppositions phonotogiques distindives
ou encore des oppositions distindives). Par contre les opposi-
tions qui ne possèdent pas cette faculté seront dites non
pertinentes au point de vue plionologique ou non distindives.
En allemand l'opposition o-i est phonologique distinctive :
par ex. so « ainsi » — sie « elle, ils, elles », Rose « rose » —
Biese « géant », mais l'opposition entre le r lingual et le
r uvulaire n'est pas distinctive, puisqu'il n'y a en allemand
aucune paire de mots qui soient différenciés par cette
opposition phonique.
(1) Dans le « Projet de terminologie phonologique standardisée » {TCLP IV)
l'expression « phonologischer Gegensatz », « opposition phonologique », a été
proposée. Elle peut être maintenue dans toutes les langues où le mot « pho-
nologique » ne peut provoquer aucune confusion. Pour l'anglais par contre
nous recommanderions l'expression « distinctive opposition », car aussi bien
« phonological opposition» que « phonemical opposition» peuvent être mal
compris.
34 N. s. TROLBETZKOY
11 y a des sons permuîables et impermutables. Les sons
permutables sont ceux qui peuvent, en une langue donnée,
se trouver dans le même entourage phonique (comme par ex.
en allemand o et / dans les exemples donnés ci-dessus) ;
par contre les sons impermutables ne peuvent jamais, dans
la langue en question, se présenter dans le même entourage
phonique : tel est par ex. en allemand le cas du « son ich »
et du « son ach », ce dernier n'apparaissant qu'après u, o, a,
au. tandis que le premier apparaît dans toutes les autres
positions, mais jamais après u, o, a, au. Il résulte de ce qui
a été dit ci-dessus que les sons impermutables ne peuvent en
principe former aucune opposition phonologique distinctive :
comme ils ne se trouvent jamais dans le même entourage
phonique, ils ne peuvent jamais apparaître comme unique
élément différenciant deux mots. Les mots allemands dich
«toi (ace.)» et doch «cependant» se distinguent l'un de
l'autre non seulement par les deux sons ch, mais aussi par les
voyelles : tandis que la différence entre i et o apparaît dans
beaucoup d'autres paires de mots allemands comme opposi-
tion indépendante et comme unique facteur de différencia-
tion (par ex. stillen « faire cesser » — Stollen « pied de meuble »,
riss " (il) tira violemment » — Ross « coursier », Miiie
« moitié » — Motte <( mite », bin « (je) suis » — Bonn nom
de ville, Hirt «pâtre» — Hort «trésor», etc.), l'opposition
entre le son ich et le son ach n'apparaît jamais en allemand
qu'accompagnée d'une opposition entre les voyelles précé-
dentes ; elle ne se présente jamais comme unique procédé
pour différencier deux mots. Il en va de même pour toutes
les oppositions de sons impermutables (voir toutefois ci-
dessous, pp. 35-36).
Quant aux sons permutables, ils peuvent former aussi bien
des oppositions distinctives que des oppositions non distinc-
tives. Cela dépend exclusivement de la fonction que ces sons
remplissent dans la langue dont il s'agit. En allemand par
ex. la hauteur musicale relative des voyelles dans un mot
n'est pas pertinente^ pour sa signification (c'est-à-dire pour
sa fonction représentative). Les différences de hauteur
musicale des voyelles peuvent en allemand être tout au plus
(I) Note du traducteur : A la suite de A. >rartinet je traduis relevant par
• pertinent» et irrelevanl par • non pertinent ^ Est pertinente toute opposi-
tion phonique qui est capable à elle seule de différencier des significations
intellectuelles (A. Martinet, Description phonologique du parler franco-provençal
d'Hauleville, Revue de Linguistique Romane, 1939, fasc. 57, p. 10).
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 35
exploitées pour la fonction d'appel, mais la signification
intellectuelle d'un mot de deux syllabes reste tout à fait
inchangée, que la voyelle de la seconde syllabe soit plus aiguë
ou plus grave que celle de la première syllabe, ou encore que
les deux syllabes soient prononcées sur la même hauteur
musicale. Si nous considérons le u grave et le u aigu comme
deux sons différents, nous pouvons dire que ces deux sons sont
permutables en allemand, mais qu'en outre ils ne forment pas
d'opposition distinctive. Au contraire les sons r et / sont
également permutables en allemand, mais ils forment de plus
une opposition distinctive : on comparera par ex. des paires
de mots allemands comme Band « bord » — Land « pays »,
fiihren « conduire » — ■ fiïhlen « toucher ; sentir », scharren
« gratter (le sol) » — schallen « résonner », wirst « (tu) deviens »
— willsi « (tu) veux » dans lesquelles la différence de signi-
fication n'est causée que par l'opposition r-L A l'inverse r
et / sont permutables en japonais, mais incapables de former
une opposition distinctive : dans n'importe quel mot / peut
être remplacé par r et vice-versa, sans que se produise par
là aucun changement de signification ; par contre la hauteur
relative des diverses syllabes est en japonais phonologique-
ment pertinente : le u grave et le u aigu sont ici permutables
et forment une opposition distinctive, de sorte qu'un mot
comme isuru peut avoir trois significations différentes selon la
hauteur relative des deux u: il signifie «corde d'arc » si le
premier u est plus aigu que le second, « grue » si le premier
u est plus grave que le second, et « pêcher à la ligne » si les
deux u ont la même hauteur. On peut donc distinguer deux
sortes de sons permutables : ceux qui dans la langue en
question forment des oppositions distinctives et ceux qui
ne forment que des oppositions non distinctives.
Nous avons dit ci-dessus que les sons impermutables ne forment pas d'oppo-
sitions distinctives. Cette alPirmation appelle une restriction. Des sons imper-
mutables qu'aucune particularité phonique commune ne rapproche en les
distinguant du reste des sons du système considéré peuvent néanmoins former
des oppositions secondairement distinctives. L'opposition entre le son ich et
le son ach est indistinctive en allemand [larce que ces sons sont impermutables
et que leur particularité commune de fricatives dorsales sourdes ne se retrouve
dans aucun autre son du système phonique allemand. Mais l'opposition entre h
et » (« ng y>) allemands qui sont aussi impermutables (car h n'apparaît que
devant les voyelles, à l'exception de e et de / inaccentués, tandis que Ja au con-
traire n'apparaît que devant e et i inaccentués et devant consonne), est malgré
cela distinctive, car le seul caractère que ces deux sons possèdent en commun
à savoir le fait d'être des consonnes, ne leur est nullement particulier et ne les
«distingue pas des autres consonnes allemandes. Pour différencier ces opposi-
Ôb N. s. TROUBETZKOY
lions distinclives des oppositions normales existant entre des sons permutables,
nous les nommerons : oppositions indirectement distinctives ou indirectement
phonologiques. Tandis que les oppositions normales, directement phonologiques
(comme o-i, r-l) peuvent être employées immédiatement pour difîérencier des
mots, cela est, on le comprend, impossible avec les oppositions indirectement
phonologiques. Les termes d'une opposition indirectement phonologique peuvent
cependant entrer dans un rapport d'opposition directement phonologique avec
n'importe quel autre son et notamment avec un son ayant avec eux une parti-
cularité commune. Ainsi par ex. /i et o (« ng •) allemands sont en rapport d'oppo-
sition directement distinctive avec beaucoup de consonnes allemandes : par ex.
avec p [hacken « becqueter » — pàcken « empaqueter «, Binge • anneaux i —
Bippe «côte •), avec / {heute « aujourd'hui j — Leute ' gens », fange « (je) prends »
— falle « (je) tombe »), etc.
"2. Unité phonologique distinctive. Phonème. Variante
Par ( opposition phonologique 'directe ou indirecte) »,.
nous entendons toute opposition phonique qui peut dans
la langue en question difîérencier des significations intellec-
tuelles. Nous appellerons « unité phonologique distinctive )>
chaque terme d'une telle opposition^. Il résulte de cette
définition que les unités phonologiques peuvent être d'étendue
fort difïérente. Une paire de mots comme bahne « (je) perce,
(j'^ouvre » — banne « (je) captive, (je) dompte » n'est distinguée
que par la coupe syllabique (ou par la différence dans les
quantités de la voyelle et de la consonne, différence qui est
liée à cette coupe), tandis que dans une paire de mots comme
iausend « mille », Tischler « menuisier » la différence phonique
s'étend à tout le corps du mot à l'exception de l'initiale et
que dans une paire de mots comme Mann « homme », Weib^
«femme» les deux mots sont phoniquement différents du début
à la fin. Il s'en suit qu'il y a des unités phonologiques plus
grandes et plus petites et qu'on peut classer les unités phono-
logiques d'une langue donnée d'après leur longueur relative.
Il y a des unités phonologiques qui peuvent être analysées
comme étant une série d'unités phonologiques encore plus
petites se succédant dans le temps. Les unités [me: ] et
[by:] dans allemand Màhne « crinière » — Bùhne « scène de
théâtre » sont dans ce cas : des oppositions Màhne « crinière »■
— gàhne « (je) bâille » et Màhne « crinière » — mahne
«(j')avertis » se déduit l'analyse [me:] = [m] + [£:], et des
oppositions Bûhne « scène de théâtre » — Sûhne « réconcilia-
(1) Voir le « Projet de terminologie phonologique standardisée » [TCLP l\\
p. 311). En anglais l'expression» distinctive unit » est à recommander.
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 37
tion » et Bûhne m. s. — Bohne « fève, haricot » on déduira
[by:] — [b]4-[y:]. Par contre les unités phonologiques
.m, 6, z:, y: ne peuvent plus être représentées comme des
séries d'unités phonologiques encore plus petites se suivant
les unes les autres. Au point de vue phonétique chaque b
consiste en toute une suite de mouvements articulatoires :
d'abord les lèvres se rapprochent l'une de l'autre de sorte
que l'espace buccal soit complètement fermé vers l'avant ;
en même temps les cordes vocales commencent à vibrer,
tandis que l'air venant des poumons pénètre dans l'espace
buccal et s'accumule derrière l'obstacle des lèvres ; finalement
cet obstacle est forcé par la pression de l'air. Chacun de ces
mouvements successifs correspond à un effet acoustique
déterminé. Mais aucun de ces « atomes acoustiques » ne peut
être considéré comme unité phonologique puisqu'ils se
présentent toujours tous ensemble et jamais séparément :
à r« implosion » labiale succède toujours r« explosion », qui
de son côté est toujours introduite par l'implosion ; de même
la sonorité à nuance labiale qui résonne entre l'implosion et
l'explosion ne peut pas apparaître sans implosion labiale et
explosion. Le « b » tout entier est donc une unité phonolo-
gique, non analysable dans le temps. On peut dire la même
chose des autres unités phonologiques mentionnées ci-dessus :
le // « long )) (û) ne peut pas être traité comme une suite de
y «brefs ». Certes ce [y:], considéré du point de vue phoné-
tique est un espace de temps rempli par l'articulation du
y. INIais si l'on essaie de loger dans une partie de cet espace
de temps une autre articulation vocalique, on n'obtient pas
un autre mot allemand [Baûne, Bûane, Biûne^ Butine, etc.,
sont impossibles en allemand). Le u long est donc, au point
de vue du système phonologique allemand, non analysable
dans le temps.
Ces unités phonologiques qui, au point de vue de la langue
en question, ne se laissent pas analyser en unités phonolo-
giques encore plus petites et successives, nous les appellerons
des phonèmes^. Le phonème est donc la plus petite unité
(1) En 1912, L. V. Sôerba dans «Russkije glasnyje» (St. Petersbourg, 1912,
14) a donné la définition suivante du phonème : « la représentation phonique
générale la plus courte qui, dans la langue étudiée, possède la faculté de s'asso-
cier à des représentations de sens et de différencier des mots... s'appelle pho-
nème ». Dans cette définition (encore entièrement sur le terrain de la psycho-
logie associative), comme dans èôerba « Court exposé de la prononciation russe »
(1911, 2), il semble que pour la première fois ait été soulignée d'une façon nette
38 N. s. TROUBETZKOY
phonologique de la langue étudiée. La face signifiante de
chaque mot existant dans la langue se laisse analyser en
phonèmes et peut être représentée comme une suite déter-
minée de phonèmes.
Naturellement il ne faut pas trop simplifier les choses. On
ne doit pas se représenter les phonèmes comme des moellons
dont les différents mots seraient composés. Chaque mot est
plutôt un tout phonique, une silhoiieite, et les auditeurs le
reconnaissent comme une silhouette, à peu près comme on
reconnait dans la rue un homme déjà connu à l'ensemble de
sa silhouette. Mais la reconnaissance de la silhouette suppose
qu'elle se distingue des autres et cela n'est possible que si les
diverses silhouettes se distinguent entre elles par certaines
marques. Les phonèmes sont donc les marques distiiidives
des silhouettes des mots. Chaque mot doit contenir autant de
phonèmes dans l'ordre voulu qu'il est nécessaire pour le
distinguer de tout autre mot. Cette succession de phonèmes
n'est tout entière propre qu'à ce seul mot, mais chaque terme
isolé de cette succession apparaît comme marque distinctive
également dans d'autres mots. En effet le nombre de phonèmes
employés comme marques distinctives est dans chaque langue
beaucoup plus petit que le nombre des mots, de sorte que
chaque mot particulier n'offre jamais qu'une combinaison
déterminée de phonèmes existant également dans d'autres
mots. Cela ne contredit nullement au caractère de silhouette
qu'a le mot. En tant que silhouette chaque m.ot contient
toujours quelque chose de plus que la somme de ses termes
ou de ses phonèmes, à savoir le principe d'unité qui joint
ensemble cette suite de phonèmes et confère au mot son
individualité. Mais à la difïérence des divers phonèmes ce
la fonction que remplit le phonème en différenciant des significations. En 192S
N. F. Jakovlev dans un article intitulé « Matematiceskaja formula postrojenija
alfavita » (dans la revue KaVlura i pis'mennosV Vosloka I. 46) a donné une
définition du phonème déjà tout à fait débarrassée d'éléments psyrhologiques :
« par phonème nous entendons toute particularité phonique qui se laisse extraire
de la chaîne parlée comme étant l'élément le pins court servant à différencier
des unités de signification ». La définition que nous avons présentée ci-dessus
a été formulée pour la première fois en 1929 par R. Jakobson dans ses << Remar-
ques sur l'évolution phonologique du russe» (TCLP II, 5) : tTous termes d'oppo-
sition phonologique non susceptibles d'être dissociés en sous-oppositions phono-
logiques plus menues sont appelés phonèmes ». Dans une rédaction quelque
peu modifiée : •' ... non susceptible d'être dissociée en unités phonologiques plus
petites et plus simples», cette définition a été également insérée dans le «Projet
de terminologie phonologique standardisée -> {TCLP IV, 311).
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 39
principe d'unité ne peut être localisé dans le corps du mot,
et par conséquent on peut dire que le corps du mot peut être
analysé en phonèmes sans laisser de résidu, qu'il consiste en
phonèmes, de même qu'on peut dire à peu près de la même
manière qu'une mélodie composée sur la gamme majeure
consiste dans les notes de cette gamme (bien que cette mélodie
outre les notes, contienne sûrement encore quelque chose
qui lui donne une silhouette musicale particulière et déter-
minée)^.
La même image phonique peut être en même temps un
terme d'une opposition phonologique distinctive et d'une
opposition indistinctive. Ainsi par ex. l'opposition entre le
son ach et le son ich est indistinctive, mais l'opposition des
deux sons ch et du son k est distinctive [siechen « piquer » —
slecken « être attaché à », roch « (il) a senti » — Rock « habit »).
Gela n'est possible que parce que chaque image phonique
comporte plusieurs particularités acoustico-articulatoires et
qu'elle se distingue de toute autre image phonique, non pas
par toutes, mais seulement par quelques-unes de ces particu-
larités. Ainsi les sons k se distinguent des sons ch par le fait
que dans les premiers il se produit une fermeture complète,
dans les seconds un simple rétrécissement entre le dos de la
langue et le palais ; par contre la différence entre le son ich
et le son ach consiste en ce que le rétrécissement a lieu dans
le premier cas au niveau du palais moyen et dans le second
cas au niveau du palais mou. Que l'opposition ch-k soit
distinctive, et qu'au contraire l'opposition du son ich et du
son ach ne le soit pas, cela prouve que le fait du rétrécissement
entre le dos de la langue et le palais est phonologiquement
pertinent pour ch, et que par contre la localisation de ce
rétrécissement sur l'arrière-palais ou le palais moyen est
non perlinenle au point de vue phonologique. Les images
phoniques prennent part aux oppositions phonologiques
distinctives seulement par leurs particularités phonologique-
ment pertinentes, et comme chaque phonème doit être un
terme d'opposition phonologique, il s'en suit que le phonème
coïncide, non pas avec une image phonique concrète, mais
seulement avec les particularités phonologiquement perti-
(1) Voir à vc "«ujet. Karl Rûhler «Psychologie der Phonème « [Proceedinfjs
of the Second Inlernational Congress of Phonelic Sciences, 162 ss.) et N. S. Trou-
betzkoy « tJber eine neue Kritik des Phonembegriffes » (Archiv fur venjleichende
Phonelik I, 12î> ss., en particulier 117 ss.).
40 >'. s. TROUBETZKOY
nentes de cette image. On peut dire que le phonème est la
somme des parliculariiés phonologiquemenl perUnenies que
comporte une image phonique^.
Chacun des sons concrets produits et perçus dans l'acte
de parole comporte, outre des particularités phonologique-
raent pertinentes, beaucoup d'autres particularités non
pertinentes au point de vue phonologique. Par conséquent
aucun de ces sons ne peut être considéré simplement comme
un phonème. Mais dans la mesure où l'un de ces sons contient
les particularités phonologiquement pertinentes d'un phonème
déterminé, il peut être considéré comme une réalisation de
ce phonème. Les phonèmes sont réalisés par les sons du
langage (ou d'une façon plus précise par les sons de la parole
ou du discours) dont chaque acte de parole est constitué.
Ces sons du langage ne sont jamais les phonèmes eux-mêmes,
puisqu'un phonème ne peut contenir aucun trait qui ne soit
pas phonologiquement pertinent, ce qui est impossible pour
un son du langage effectivement produit. Les sons concrets
qui figurent dans le langage sont plutôt de simples symboles
matériels des phonèmes.
Le courant sonore continu d'un acte de parole réalise ou
symbolise une suite déterminée de phonèmes. A des points
déterminés de ce courant sonore on reconnaît les particularités
phoniques phonologiquement pertinentes qui caractérisent
les différents phonèmes dont la suite correspond à cet acte
de parole. Chacun de ces points peut être considéré comme la
réalisation d'un phonème déterminé. Outre les particularités
phoniques phonologiquement pertinentes, il apparaît égale-
ment au même point du courant sonore beaucoup d'autres
particularités phoniques, non pertinentes au point de vue
phonologique. L'ensemble de toutes les particularités, aussi
bien pertinentes que non pertinentes au point de vue phono-
logique, qui apparaissent au point précis du courant sonore
où un phonème se réalise sera désigné sous le nom de son du
langage (ou son de la parole, son du discours). Chaque son du
langage contient d'une part des caractères phonologiquement
pertinents qui en font une réalisation d'un phonème déter-
miné, et d'autre part une grande masse de caractères non
pertinents au point de vue phonologique dont le choix et
l'apparition sont conditionnés par toute une série de causes.
(1) Voir une définition semblable de R. Jakobson dans l'Encyclopédie
tchèque Otlùv Slovnik IS^aucny, Dodatky II, I, 608 (s. v. « fonéma »).
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 41
Il s'en suit qu'un phonème peut être réalisé par beaucoup
de sons du langage différents les uns des autres. Pour le g
allemand par ex. les caractéristiques suivantes sont phono-
logiquement pertinentes : occlusion complète entre le dos de
la langue et le palais avec relèvement du voile du palais,
détente des muscles de la langue et rupture non souillée de
l'occlusion. Mais le lieu où l'occlusion doit se former entre la
langue et le palais, l'attitude des lèvres et des cordes vocales
pendant l'occlusion, tout cela est non pertinent au point de
vue phonologique. Par conséquent, il y a en allemand toute
une série de sons du langage qui sont à considérer comme des
réalisations de l'unique phonème gr; il y a des g sonores,
demi-sonores et tout à fait sourds (même dans les parties du
domaine linguistique allemand oîi les moyennes sont en
général sonores), des g vélaires arrondis (par ex. dans gui
« bon », Glul « ardeur, chaleur »), des g palataux à arrondisse-
ment étroit (par ex. dans Giile «biens», GliXck «bonheur»),
des g vélaires non arrondis (par ex. dans ganz « tout entier »,
Wage «balance», iragen «porter»), des g fortement pala-
talisés et non arrondis (par ex. dans Gift « poison », Gier
«avidité, gloutonnerie»), des g moyennement palatalisés
(par ex. dans gelb « jaune », liège « (je) me trouve ». Tous ces
sons différents du langage qui réalisent le même phonème,
nous les appellerons des variantes (ou des variantes phoné-
tiques) du phonème en question.
3. La définition du phonème
La définition qui vient d'être donnée des notions de « phonème », de
«variante », de < son du langage » n'est pas acceptée par tous les linguistes et
n'était pas au début formulée de cette manière.
D'abord la définition du phonème fut rédigée en termes psychologiques.
J. Baudouin de Courtenay définissait le phonème comme « l'équivalent psychique
du son du langage ». Cette définition était insoutenable, car au même phonème
peuvent correspondre, comme variantes, plusieurs sons du langage, et chacun
de ces sons du langage possède un « équivalent psychique » propre - — ■ à savoir
les représentations acoustiques et motrices qui lui correspondent. En outre
cette définition suppose que le son du langage lui-même est une grandeur
positivement donnée et tout -k fait concrète. Mais en réalité il n'en est pas
ainsi : seul est positivement donné le courant sonore continu et concret de
l'acte de parole, et si nous extrayons de ce « continuum » divers sons du langage,
nous le faisons précisément parce que la section en question du courant sonore
« correspond .. à un mot contenant un phonème déterminé. Le son du langage
ne peut être défini que par son rapport avec le phonème. Mais si l'on part du
son du langage pour définir le phonème, on tombe dans un cercle vicieux.
En ce qui concerne le phonème, l'auteur de ces lignes, dans ses premiers
42 N. s. TROUBETZKOY
travaux phonologique?, a lui aussi plusieurs fois employé l'expression de • repré-
sentation phonique »*. Cette expression était fautive, pour la même raison que
la définition citée plus haut de J. Baudouin de Courtenay. En effet des repré-
sentations acoustico-motrices correspondent à chaque \arrante phonétique,
dans la mesure où l'articulation est contrôlée et réglée par le sujet parlant.
Il n'y a non plus aucune raison pour considérer quelques-unes de ces repré-
sentations comme « conscientes » et d'autres comme « inconscientes ». Le degré
de conscience du processus articulatoire. ne dépend que de l'exercice. Par un
dressage particulier on peut prendre conscience des particularités non phonolo-
giques des sons — ce qui rend possible ce qu'on appelle la " phonétique audi-
tive •. Le phonème ne peut donc être défini, ni comme <■ représentation pho-
nique ', ni comme « représentation phonique consciente ', et être ainsi opposé
au son du langage ou à la variante phonétique. L'expression d'o intention
phonique >. que l'auteur de ces lignes a employée dans sa communication au
IP Congrès International de Linguistes à Genève* n'était qu'une transposition,
dans le domaine volontaire, de la définition du phonème comme < représentation
phonique » : elle était donc également fautive. Celui qui a l'intention de pro-
noncer le mot gib <; donne » doit par là même avoir l'intention d'exécuter tous
les mouvements des organes phonatoires nécessaires pour cela, donc également
l'intention d'articuler un g palatal — • et cette intention n'est pas la même
que celle qu'on a si l'on veut prononcer le mot gab « (il a donné » avec son g
vélaire. Toutes ces expressions psychologiques ne sont pas appropriées à la
nature du phonème et doivent par conséquent être écartées. D'ailleurs elles
peuvent conduire à une confusion des limites entre son et phonème, ce qu'en
effet on peut assez souvent remarquer chez J. Baudouin de Courtenay et chez
quelques représentants de son école.
Il faut éviter de recourir à la psychologie pour définir le phonème : en effet
le phonème est une notion linguistique et non pas psychologique*. Toute
référence à la « conscience linguistique » doit être écartée en définissant le
phonème. Car la u conscience linguistique » est ou bien une appellation méta-
phorique de la langue, ou bien une notion tout à fait vague qui doit elle-même
être définie à son tour, et qui peut-être ne peut pas l'être du tout. C'est pourquoi
la définition du phonème proposée par N. van Wijk (dans De ?>'ieune Taalgids
1936, 323) est également contestable. D'après N. van "SVijk «les phonèmes
d'une langue forment une catégorie d'éléments linguistiques qui existent dans
l'esprit de tous les membres d'une commimauté linguistique ». Les phonèmes
sont « les plus petites unités que la conscience linguistique sent comme indivi-
sibles !•. Lier le concept de phonème à des notions aussi vagues que « esprit »,
« conscience linguistique «, o sentir i ne peut servir à l'expliquer. Si l'on admettait
cette définition, on ne saurait jamais dans un cas concret ce qu'on doit considérer
comme phonème. Il est impossible en effet de pénétrer dans «l'esprit de tous
(1) X. S. Troubetzkoy, « Polabische Studien . {= Sitzb. Wien. Akad.,
phil.-hisl. Kl. CCXI, n° 4} 111, « Versuch einer allgemeinen Théorie der phono-
logischen Vokalsysteme » [TGLP I, 39). — D'ailleurs cette expression n'était
pas employée comme une défmition scientifique précise. L'auteur n'avait pas
alors d'une façon générale à formuler des définitions, mais à employer correc-
tement la notion de phonème. Et l'emploi de la notion Av phonème était, dans
ces premiers écrits phonologiques de l'auteur, exactement le même qu'aujour-
d'hui (voir par ex. « Polabische Studien •, 115-120J.
(2) Actes du 11^ Congrès Inlernalional de Linguisles, 120 ss.
(3) Voir TCLP II, 103.
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 43
les membres d'une communauté linguistique » (en particulier s'il s'agit d'une
langue morte). De même découvrir ce que « sent » la conscience linguistique
est une entreprise épineuse et extrêmement difricile. Que la « conscience linguis-
tique » ne soit pas capable de partager un phonème en parties successives, et
que tous les membres d'une communauté linguistique possèdent les mêmes
phonèmes — ce sont là deux aflirmations tout à fait exactes, mais qui ne peuvent
nullement être considérées comme une définition du phonème. Le phonème
est avant tout un concept fonctiuii..'!, qui doit être défini par rapport à sa
fonction. Sa définition ne peut pas être obtenue au moyen de concepts psycho-
logiques.
D'autres définitions également insuffisantes se basent sur l'existence de
variantes combinatoires. Daniel Jones définissait le phonème comme une
famille ou un groupe de sons du langage, acoustiquement ou articulatoirement
apparentés, qui n'apparaissent jamais dans le même entourage phonique. Cette
première définition de D. Jones suppose que le discours humain consiste en
phonèmes et en sons du langage, de sorte que ces deux éléments n'appartien-
draient pas à des plans différents, mais coexisteraient côte à côte sur le même
plan. Dans un mot comme allemand Wiege «berceau », v, i: et a seraient des
sons du langage (puisqu'ils ne présentent aucune variante combinatoire percep-
tible à l'oreille nue), au contraire g serait un phonème (puisque sa pronon-
ciation dépend de l'entourage phonique). Il est clair qu'un tel emploi des
expressions « son du langage » et « phonème » n'a un sens que par rapport à
l'écriture : par « phonèmes » il faudrait comprendre les lettres qui sont pro-
noncées différemment selon leur position dans le mot, et par « sons du langage »
(ou « phones ») les lettres qui se prononcent toujours pareillement. La notion
de phonème se trouvait primitivement en étroit rapport chez D. Jones avec le
problème de la « transcription phonétique »^. Mais bientôt il jugea que la théorie
du phonème n'était pas soutenable sous cette forme et qu'elle avait besoin
d'un complément. La définition du phonème resta à proprement parler inchangée
mais elle ne s'ai^pliqua plus seulement à des familles ou à des groupes de sons
impermutables qui peuvent être perçus comme différents par l'oreille nue :
elle s'appliqua aussi à des sons dont la différence n'est pas perçue immédiate-
ment. Et comme la phonétique expérimentale avait prouvé qu'il est impossible
de prononcer exactement le même son dans un entourage phonétique différent,
en cette nouvelle forme de la théorie dans un mot comme Wiege cité plus
haut non seulement g, mais aussi v, i et a devinrent des phonèmes. Dans sa
première période de développement la théorie du phonème de D. Jones admettait
à côté des sons du langage et des phonèmes, des « diaphones » : il comprenait
sous ce nom des familles de sons pouvant se remplacer réciproquement sans
modifier la signification du mot. Mais comme la phonétique instrumentale
montre qu'il est impossible de répéter exactement le même son dans le même
entourage phonique, D. Jones devait en toute logique ne plus parler que de
diaphones aux dépens de sons du langage ou de phones, et définir le phonème
comme une famille de diaphones non permutables. Et de fait il a abouti à un
résultat analogue au dernier degré de développement de sa théorie sur le pho-
nème. Il se base en outre sur la théorie des « sons abstraits » développée par le
professeur japonais Jimbo et par le linguiste anglais Dr. Palmer à Tokio. Les
sons concrets que nous entendons sont tous difTérents et il est impossible de
prononcer deux fois exactement le même son. Mais certains sons ont tant de
(1) Voir à ce sujet J. Vachek dans Charisleria Guilelmo Malhesio, 25 ss.
et les écrits de D. Jones qui y sont cités.
44 N. s. TROUBETZKOY
tiaiU cummiui'^, ils sont >i semblables entre eux qu'on peut rassembler leurs
traits communs en une seule représentation et que cette représentation peut
être pensée comme telle. Il en résulte des « sons abstraits », par ex. un g vélaire,
un g palatal, etc. Mais cela n'est qu'une abstraction au premier degré. Si l'on
embrasse toute une famille de ces sons abstraits qui d'une part présentent entre
eux une certaine ressemblance, mais qui d'autre part en une langue donnée
ne se présentent jamais dans le même entourage phonique et qu'on les rassemble
en une même représentation générale, on aura là un second degré d'abstraction :
les phonèmes seraient justement ces sons abstraits au second degré. A cette
définition on doit avant tout objecter que ces abstractions supposent une base
sur laquelle elles soient construites. A une foule de chiens concrets peuvent
correspondre les représentations abstraites « grand chien », « chien noir »,
« chien fidèle », « caniche », etc., selon ce qui est choisi comme base de l'abstrac-
tion, et chacun de ces « chiens abstraits » comprendra des « chiens concrets »
très différents entre eux. D. Jones parle de sons abstraits sans se soucier delà
base sur laquelle l'abstraction est établie. Au premier degré l'abstraction se
fait au point de vue de la similitude acoustico-articulatoire, mais au second
degré elle se fait au point de vue du rapport avec l'entourage phonique. Ces deux-
bases d'abstraction sont si différentes qu'on ne peut en aucun cas les considérer
comme deux degrés du même processus d'abstraction. En outre on doit souligner
l'indétermination du concept « son du langage » ou « son concret ». Les sons
concrets n'existent que dans la mesure où ils sont des réalisations de phonèmes.
Le « premier degré d'abstraction » est donc à proprement parler le second.
Tant que le concept de phonème ainsi défini par D. Jones n'était créé que pour
la transcription, il avait certes une valeur pratique, quoique peu de rapports
avec la linguistique en tant que telle. Mais dès que ce concept a été modifié
pour correspondre à des phénomènes linguistiques déterminés, le point de départ
de cette définition s'est montré caduc.
Le phonème ne peut être défini d'une façon satisfaisante, ni par sa nature
psychologique, ni par ses rapports avec les variantes phonétiques — mais
seulement et uniquement par sa fonction dans la langue. Qu'on le définisse
comme la plus petite unité distinctive (L. Bloomfield) ou comme marque
phonique dans le corps du mot (K. Biihler) — tout cela revient au même : à
savoir que toute langue suppose des oppositions «phonologiques «distinctives
et que le phonème est un terme de ces oppositions qui ne soit plus divisible en
imités « phonologiques » distinctives encore phis petites. A cette définition
tout à fait claire et sans ambiguité, il n'y a rien à changer. En effet toute modi-
fication qui y serait apportée ne conduirait qu'à vme complication qu'on peut
éviter .
Du reste les motifs de ces complications sont parfois non seulement com-
préhensibles du point de vue psychologique, mais encore légitimes. Tel est le
cas de la définition extrêmement compliquée qu'a donnée du phonème le pho-
nologue américain W. Freeman Twadtlell dans son intéressante dissertation
« On Defining the Phonème » (= Langiiage Monographs, piibl. by Ihe JJngiiisUc
Society of America XVI, 1935) ; cette définition semble amenée par la crainte
d'une liypostase du phonème, c'est-à-dire par la crainte qu'on traite les pho-
nèmes comme des choses que les sujets parlants posséderaient et avec lesquelles,
comme avec des moellons, ils bâtiraient des mots et des phrases (voir en parti-
culier p. 53). Pour éviter ce danger, \V. Freeman Twaddel veut souligner avec
une force particulière le caractère relatif du phonème (c'est-à-dire le fait qu'il
est im terme d'opposition) et il construit dans ce but sa théorie du phonème,
qu'on peut résumer de la façon suivante : une « expression » (c'est-à-dire un
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 45
acte de parole coneret) e-t un phénomène physique (un son) lié à une signifi-
cation déterminée. Un complexe phonique qui revient dans différentes expres-
sions et a toujours le même sens s'appelle une « forme ». Deux formes ayant des
significations différentes sont en principe également différentes au point de vue
phonique (à part les homonymes qui dans toutes les huigues sont relativement
rares) ^. Le degré de diversité phonique entre deux formes distincte? peut être
différent. La dilTérence phonique minima entre deux formes non semblables
correspond aux fragments des complexes phoniques en question. Un groupe
de formes qui se distinguent au minimum les unes des autres constitue une
« classe ». Cette classe est caractérisée par le complexe phonique commun à tous
ses membres et si la différence minima affecte dans tous ses membres la même
partie (par ex. la finale ou l'initiale), alors cette classe est « ordonnée ». Ainsi
par ex. les mots allemands nalim « (il) prit » — lahm « perclus » — karn « (il)
vint » — Rahm « crème » — Scham « pudeur » — zahm « apprivoisé » forment
une classe ordonnée. Les rapports entre les membres d'une telle classe sont
des oppositions phonologiques minima et W. F. Twaddell nomme les termes
de ces oppositions des « microphonèmes » (donc dans nos exemples n, l, k, r,
sch, Is sont des microphonèmes de la classe formelle caractérisée par arn final).
Le correspondant phonétique d'un microphonème contient plusieurs particu-
larités articulatoires. Deux classes formelles sont dites " pareillement ordonnées »
si les rapports existant entre leurs microjjhonèmes sont identiques. Ainsi par
ex. les classes anglaises pill «pilule» — lill «jusqu'à ce que» - — kill «(je)
tue » — bill « arrêt, loi » — ■ et nap « somme, bosse » — • gnal «■ moucheron, cousin »
— knack « babiole, brimborion » — nab « (je) happe » sont ordonnées, car
quoique la nature phonétique des microphonèmes ne soit pas du tout la même
dans les deux cas (p, t, k sont aspirés à l'initiale et non aspirés à la finale),
cependant les rapports existant entre ces microphonèmes sont identiques. Tous
les microphonèmes qui occupent la même place dans différentes classes formelles
pareillement ordonnées constituent un « macrophonème », ce qui correspond
à notre concept de " phonème ». Comme J. Vachek l'a remarqué tout à fait
justement (voir Proceedings of Ihe Second Inlernalional Congress of Phonelic
Sciences, 33 ss.), cette définition du phonème s'accorde pour l'essentiel avec
la nôtre. Les microphonèmes et les macrophonèmes de W. Freeman Twaddell
sont des termes non analysables d'oppositions et il est dit expressément du
macrophonème qu'il est la somme des particularités phoniques d'importance
phonologique, etc. Par des détours compliqués W. Freeman Twaddell par\ient
donc au résultat auquel nous sommes arrivés par un chemin plus court.
En outre ces détours compliqués n'offrent aucun avantage. Notre définition
ne contient rien qui supposerait ou provoquerait une hypostase du phonème.
Karl Bûhler considère le phonème comme « une marque phonique sur la figure
du mot », ce qui convient bien à la conception du mot comme silhouette et
concorde tout à fait avec notre définition du pjionème, de même que la «perti-
nence abstractive » que Karl Biihler considère avec raison comme le fondement
et le support logique de notre concept du phonème (voir TCLP IV, 22-53).
Les avantages que peut offrir la distinction entre microphonèmes et macro-
phonèmes peuvent aussi bien être obtenus par notre doctrine sur la possibilité
de neutraliser les oppositions phonologiques et sur les archiphonèmes (voir
ci-dessous chap. III) — et d'autre part le danger d'atomisation de la phonologie,
danger lié à la doctrine du microphonème se trouve écarté par notre solution
du problème. Nous croyons donc que la tiiéorie compliquée du phonème pré-
(I) Voir B. Trnka, « Bemerkungen zur Homonymie », TCLP IV, 152 ss.
46 N. s. TROUBETZKOY
sentée par W. Freeman Twaddell ne peut remplacer la définition du phonème
que nous avons donnée ci-dessus. Le grand mérite de W. Freeman Twaddell
réside dans la suppression radicale des préjugés psychologiques et naturalistes
qui se sont formés autour du concept de phonème (aussi bien chez quelques
partisans de la plionologie que chez quelques-uns de ses adversaires). Certes sa
manière abstraite de s'exprimer et le tour philosophique de sa pensée imposent
au lecteur des efforts assez ardus, dont beaucoup d'opiniâtres adversaires de
la phonologie ne sont pas capables, ce qui peut amener (et a déjà amené) des
incompréhensions. Ainsi l'aflirmation de W. Freeman Twaddell que le phonème
n'est une réalité ni physique, ni psychique, mais une « unité abstraite, fictive ■>,
a été comprise avec grande joie par B. Collinder et Meriggi comme un simple
rejet du concept de phonème ^ Mais en réalité W. Freeman Twaddell n'a natu-
rellement pensé qu'à ce que Ferdinand de Saussure considérait comme l'essence
de toute valeur linguistique : « entités oppositives, relatives et négatives »
(Cours de linguistique générale 1922, 164), ce qui peut être dit en propres
termes de tout concept de valeur. Comme le phonème appartient à la langue et
que la langue est une institution sociale, le phonème est justement une valeur
et possède la même espèce d'existence que n'importe quelle valeur. La valeur
d'une unité monétaire (par ex. d'un dollar) n'est de même ni une réalité phy-
sique, ni une réalité psychique, mais une grandeur abstraite et « fictive ». Mais
sans cette « fiction » un état ne peut exister...
A. W. de Groot définit le phonème de la façon suivante (TCLP IV, 125) :
« Le phonème est une marque symbolique phonologique, avec fonction indé-
pendante. La fonction essentielle du phonème est, par le fait qu'il est reconnu
et identifié, de rendre possible ou de faciliter en cas de besoin la reconnaissance
et l'identification de mots ou de parties de mots qui ont une valeur de symbole.
On peut définir les phonèmes comme les plus petites parties du courant sonore-
qui aient cette fonction ». Arvo Sotavalta (« Die Phonetik und ihre Beziehungen
zu den Grenzwissenschaften », 10) adopte cette définition, mais en donne une
rédaction plus claire, bien qu'il ne parle pas de phonèmes, mais de « sons du
langage ». Par son du langage il entend « la plus petite partie d'une série phonique-
apparaissant dans le discours et réclamant un temps d'émission plus ou moins
déterminé, qu'on puisse reconnaître et identifier, et qui par combinaison avec
des sons de même genre puisse servir à constituer des formes linguistiques
reconnaissables et identifiables ». Mais on peut se demander : pourquoi des
« sons du langage », ou des « mots » ou des « fragments de mots » sont-ils
reconnus ? Que veut dire en somme être « reconnu » ou « identifié » ? Naturelle-
ment on ne peut reconnaître que ce qui se distingue par quelque chose des
autres objets du même genre. Sont reconnaissables et identifiables les mots qui
se distinguent de tous les autres mots par des « marques de différenciation »
phoniques particulières. Le mot Leber « foie » est identifié parce qu'il se distingue
par son l des mots Weber « tisserand », Geber « donneur », par son e du mot
lieber « cher ». par son b du mot Leder « cuir » et par son r du mot Leben « vie »..
Un élément phonique qui ne possède pas la faculté de distinguer une série
phonique d'une autre ne peut pas non plus être reconnu. La reconnaissance
n'est donc pas le fait primaire, mais la conséquence logique de la distinction.
En outre le fait de reconnaître est un processus psychologique et il n'est pas
opportun d'introduire des concepts psychologiques pour définir des notions
linguistiques. Par contre la distinction des mots est un concept purement
linguistique. Par conséquent notre définition du phonème doit être préférée.
(1) P. Meriggi dans Indogerm. Forsch. LIV, 70 ; B. Collinder dans Actes du
IV^ Congrès International de Linguistes, Copenhague 1938.
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 47
II. RÈGLES POUR LA DÉTERMINATION DES PHONÈMES
1. Distinction entre phonèmes et variantes
Après avoir, dans le chapitre précédent, établi la définition
du phonème, nous devons maintenant indiquer des règles
pratiques à l'aide desquelles on puisse distinguer le phonème,
d'une part des variantes phonétiques, et d'autre part des
groupes de phonèmes^
A quelles conditions deux sons du langage peuvent-ils
être considérés comme des réalisations de deux phonèmes
différents, et à quelles conditions peuvent-ils avoir la valeur
de deux réalisations phonétiques d'un unique phonème ?
On peut établir à ce sujet quatre règles :
fe règle : Si deux sons de la même langue apparaissent
exactement dans le même entourage phonique, et s'ils peuvefit
être substitués l'un à Vautre sans qu'il se produise par là une
différence dans la signification intellectuelle du mot, alors ces
deux sons ne sont que des variantes facultatives d'un phonème
unique.
On peut distinguer plusieurs sous-cas. D'après leurs rapports
avec la norme du langage, les variantes facultatives se divisent
en générales et en individuelles. Les premières sont celles qui
ne sont pas considérées comme des fautes de langage ou des
déviations de la norme et qui par conséquent peuvent toutes
être employées par le même sujet parlant. Ainsi par ex.
l'allongement des consonnes devant les voyelles accentuées
n'est pas senti en allemand comme une faute de langage et le
même sujet parlant peut prononcer le même mot, tantôt
avec un s ou un sch initial bref, tantôt en allongeant les
consonnes, de sorte que cette différence dans la prononciation
est employée pour donner une nuance émotionnelle au
discours : sso? schschôn, allemand du nord jja. Au^contraire
si les variantes individuelles se répartissent entre les difTé-
rents membres de la communauté linguistique de telle sorte
que seule une de ces variantes est considérée comme la
prononciation « normale », « bonne », « modèle », les autres
(1) N. s. Troubetzkoy, « Anleitung zu phonologischen Beschreibungen i^
Brno 1935,
48 N. s. TROUBETZKOY
au contraire sont senties comme des déviations locales,
sociales, pathologiques, etc., de la norme. Il en est ainsi par
ex. du r uvulaire et du r lingual dans diverses langues euro-
péennes, mais la valeur de ces deux sons varie suivant les
langues. Dans les langues slaves, de même qu'en italien,
espagnol, hongrois et grec moderne, le r lingual est considéré
conmie la norme et le r uvulaire comme une déviation patho-
logique ou conmie une marque d'afîectation et de snobisme,
plus rarement (par ex. en slovène. où il apparaît spécialement
dans certains dialectes de Carinthie) comme une particularité
locale. A l'inverse, en allemand et en français, le r uvulaire
(ou plus exactement diverses sortes de r uvulaire ; est la norme
et le r lingual est considéré comme une déviation locale ou
comme une affectation archaïsante (par ex. le r des acteurs
français). Dans tous ces cas, qui certes ne sont pas rares, la
répartition des variantes est elle-même une « norme ». Il
arrive souvent aussi que deux variantes dun phonème
soient générales, mais que la fréquence de leur emploi soit
soumise à des hésitations individuelles : le phonème A est
réalisé tantôt comme a', tantôt comme a", mais un individu
préfère la réalisation a' et un autre la réalisation a". Ainsi
existent entre les variantes « générales » et les variantes « indi-
viduelles » des gradations successives.
En ce qui concerne les fonctions des variantes facultatives,
on peut les classer en variantes periinenlcs pour le style et en
variantes non pertinentes pour le style. Les variantes perti-
nentes pour le style expriment les dift'érences entre divers
styles de langage, par ex. entre le style agité et émotionnel,
et le style nonchalant et familier. En allemand par ex. sont
employés dans cette fonction l'allongement des consonnes
prétoniques ainsi que l'hyperallongement des voyelles longues
et la prononciation spirante du b intervocalique (par ex. dans
le mot aber «mais» en un langage nonchalant, familier ou
excédé). Par des variantes stylistiques peuvent être carac-
térisés des styles de langage, non seulement émotionnels,
mais aussi sociaux : par ex. dans la même langue il peut
exister côte à côte une variante populaire, une variante
distinguée et une variante stylistiqueinent neutre du même
phonème ; de sorte qu'à ces variantes on reconnaît le degré
de culture ou la classe sociale du sujet parlant. Les variantes
stylistiques peuvent donc être classées en variantes émotion-
nelles ou pathognomiques et en variantes 'physiognomiques.
Par contre pour les variantes facultatives non pertinentes pour
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 49
le style, tous ces points de vue ne sont pas en question. Il
n'échoit en somme aucune fonction aux variantes faculta-
tives non pertinentes pour le style : elles se remplacent
réciproquement d'une façon tout à fait arbitraire, sans qu'en
outre la fonction expressive ou la fonction déclenchante
du discours soient modifiées en quoi que ce soit. Par ex. en
kabarde les occlusives palatales sont prononcées tantôt
comme des sons du type k, tantôt comme des sons du type
c : le même kabarde prononcera par ex. le mot gane. « chemise »
tantôt iane, tantôt y'ane, sans le remarquer, ni sans indiquer
par là aucune nuance stylistique ou émotionnelle ^
La distinction et la systématisation des variantes stylis-
tiques relèvent de la phonostylistique, comme il a déjà été
expliqué ci-dessus (Introduction, 2). Au point de vue de la
phonologie au sens étroit du terme (c'est-à-dire de la « phono-
logie représentative ») les variantes facultatives stylistique-
ment pertinentes ou non pertinentes peuvent toutes être
embrassées dans le concept commun de variantes facultatives.
On ne doit pas oublier que du point de vue de la phonologie
représentative la « variante » est un concept purement négatif :
un rapport de variantes existe entre deux sons s'ils ne peuvent
être employés pour différencier des significations intellec-
tuelles. Si l'opposition entre ces deux sons possède quelque
autre fonction (fonction expressive ou fonction d'appel),
la phonologie au sens strict du terme n'a pas à s'en occuper,
mais seulement la phonostylistique. Toutes les variantes
phonétiques facultatives doivent leur existence au fait que
seules quelques-unes des particularités articulatoires de
chaque son du langage sont phonologiquement distinctives.
Les autres particularités articulatoires sont, au point de vue
distinctif, « libres », c'est-à-dire qu'elles peuvent varier d'un
cas à l'autre. Que ces variations soient exploitées ou non
dans un but expressif ou de déclenchement, cela revient au
même au point de vue de la phonologie représentative
(spécialement au point de vue de la phonologie du mot).
Ile règle : Si deux sons apparaissent exactement dans ta
même position phonique et ne peuvent être substitués Vun à
Vautre sans modifier ta signification des mots ou sans que te
(I) N. F. Jakovlf'V, « TablifV fonetiki kabanliii^kofro jazyka .. (Trudij
pofirazr'ada i.ssledoranija severnokavkazskirli jazijkor pri Iiistitiitc voslokove-
(trnija r Moskve I, ^[oskva 1923).
50 N. s. TROUBETZKOY
moi devienne méconnaissable, alors ces deux sons sont des
réalisations de deux phonèmes différents.
Une telle situation existe par ex. entre les sons allemands i
et a: Dans un mot comme Lippe «lèvre », le remplacement
de i par a amènerait un changement de signification [Lappe
«Lapon »), tandis qu'un mot comme Fisch « poisson » serait
rendu méconnaissable [Fasch n'existe pas) par un tel échange.
En russe les sons à et ô se présentent exclusivement entre
deux consonnes palatales. Comme leur échange ou bien
modifierait le sens du mot [Vàt'd « papa », Vôt'9 « tante »)
ou rendrait les mots méconnaissables [îd'ôVî «vous allez » —
ïd'àVï ? ?, p'à7' « cinq » — p'o/'??), ils doivent être considérés
comme des réalisations de phonèmes différents.
Le degré de la méconnaissance peut d'ailleurs être fort
divers. Par l'échange de / et de pf à l'initiale en allemand les
mots ne sont pas en général rendus si méconnaissables que
par l'échange de i et de a. Dans une grande partie de
l'Allemagne les gens qui parlent l'allemand littéraire rem-
placent systématiquement le pf initial par / et sont malgré
cela compris sans difficulté par les autres Allemands. Toutefois
l'existence de paires de mots comme Pfeil « flèche » — feil
« à vendre », Pfaiid « gage » — fand « (il) a trouvé », Pfad
« sentier » — fad « fade » (de même à l'intérieur du mot
hûpfte « (il) a sauté », — HiXfie « hanche », Hopfen « houblon »
— hoffen « espérer ») prouve qu'en allemand littéraire pf
et / même à l'initiale sont à considérer comme des phonèmes
différents et que par suite tout Allemand instruit qui remplace
pf initial par / ne parle pas un allemand littéraire correct,
mais un m.élange d'allemand littéraire et de son dialecte
maternel.
III^ règle : Si deux sons d'une langue, parents entre eux au
point de vue acoustique ou articulaloire, ne se présentent
jamais dans le même entourage phonique, ils sont à considérer
comme des variantes combinatoires du même phonème.
Trois cas typiques peuvent être distingués :
A) Il existe dans la langue en question d'une part toute
une classe de sons : a', a", a'" qui n'apparaissent que
dans une position déterminée et d'autre part un seul son :
a, qui n'apparaît jamais dans la position susdite. Dans ce cas
le son a peut être dans un rapport de variante seulement vis-
à-vis du son de la classe a, a", a" qui lui est le plus
apparenté acoustiquement ou articulatoirement. Exemple :
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 51
en coréen s et r n'apparaissent pas en finale, tandis que / ne
se présente justement qu'en finale, / en tant que liquide étant
évidemment plus apparenté avec r qu'avec s, / et r ne peuvent
être considérés dans cette langue que comme des variantes
combinatoires d'un phonème unique.
B) Il existe dans la langue en question d'une part une
série de sons qui ne se présentent que dans une position
déterminée, et d'autre part une autre série de sons qui ne
peuvent justement se trouver dans cette position. Dans ce
cas, il existe un rapport de variante combinatoire entre chacun
des sons de la première série et le son de la seconde série qui
lui est le plus apparenté acoustiquement ou articulatoire-
ment. Exemples : en russe les sons ô et a n'apparaissent
qu'entre consonnes palatales, tandis que les sons o et a
n'apparaissent justement pas en cette position : comme
0 en tant que voyelle arrondie d'aperture moyenne est plus
apparentée avec o qu'avec a, et comme d'autre part à en tant
que voyelle non arrondie d'aperture maxima est plus proche
de a que de o, o et o seront considérés comme variantes
combinatoires d'un phonème « o », tandis que a et à seront
des variantes combinatoires d'un autre phonème « a »i. En
japonais les sons c { = is) et f ne se présentent que devant u,
tandis que les sons i et h ne sont justement pas admis devant
u; parmi ces sons, l et c { = Is) sont les seules occlusives
dentales sourdes, et h et f les seules spirantes sourdes ; par
conséquent / et c doivent être considérés comme des
variantes combinatoires d'un phonème et h et f comme des
variantes combinatoires d'un autre phonème.
C) Il existe dans la langue en question seulement un son
qui se présente exclusivement dans une position déterminée
et seulement un autre son qui justement n'apparaît pas dans
cette position. Dans ce cas ces deux sons ne peuvent être
considérés que comme des variantes combinatoires d'un
même phonème, s'ils ne forment pas une opposition phono-
logique indirecte. Par ex. les sons allemands h et o (((. ng n)
ne sont pas des variantes combinatoires d'un même phonème,
mais des représentants de deux phonèmes différents, quoi-
qu'ils ne se présentent jamais dans la même position (voir
ci-dessus, pp. 35-36). Par contre en japonais le son g qui
(1) Noie du traducleur : Voir les objections que A. Martinet oppose à ce
raisonnement trop phonétique, BSL, XLII (1946), fasc. 2, p. 27.
52 N. s. TROUBETZKOY
n'apparaît qu'à l'initiale, et le son o qui justement ne peut
pas se trouver à l'initiale, sont à considérer comme des
variantes combinatoires d'un même phonème : ils sont en
effet les deux seules gutturales sonores du japonais, c'est-à-
dire qu'ils possèdent certaines particularités communes par
lesquelles ils se distinguent de tous les autres sons japonaise
IV^ règle : Deux sons, bien que satisfaisant aux conditions
de la règle III, ne peuvenl malgré cela être considérés comme des
variantes d'un même phonème si dans la tangue en question
ils peuvent se trouver l'un à côté de Vautre, autrement dit être
tes termes d'un groupe phonique, et cela dans les conditions où
l'un des deux sons apparaît isolément. Exemple : en anglais
r ne peut se trouver que devant voyelle, tandis que 9 au
contraire ne peut apparaître devant voyelle ; comme r est
prononcé sans bruit de frottement ni d'explosion, et 9 avec
un timbre et un degré d'aperture tout à fait indéterminés,
on pourrait être porté à considérer r et a anglais comme des
variantes combinatoires du même phonème, mais cela est
rendu impossible par le fait que dans des mots comme
profession (pron. prdfesn) les sons r et a se trouvent l'un à
côté de l'autre et que dans d'autres mots un a isolé apparaît
dans le même entourage phonique (par ex. perfection pron.
pdfeksn).
Les variantes phonétiques sont donc soit facultatives, soit
constantes, et dans ce dernier cas elles ne peuvent naturelle-
ment être que combinatoires. Mais il y a des variantes
combinatoires facultatives. Par ex. en russe le phonème
« / » est réalisé après voyelle comme un / ne faisant pas
syllabe, et au contraire après consonne tantôt comme i,
tantôt comme y spirant, ces deux variantes étant facultatives.
Dans certains dialectes moyen-allemands / et d sont con-
fondus phonologiquement, c'est à-dire qu'il n'y existe qu'un
phonème qui dans la plupart des positions est réalisé facul-
tativement tantôt comme /. tantôt comme d, mais après
nasale toujours comme d : ainsi par ex. tindej dinde = ail.
écrit Tinte < encre ». etc.
(1) II se présente encore un quatrième ca> : Parfois un son a n'apparaît
que dans des positions phoniques où deux autres sons : a' et a" n'apparaissent
jamais ; d'autre part a est étroitement apparenté aussi bien avec a' qu'avec a"
et doit être considéré comme variante combinatoire aussi bien de a' que de a".
11 sagit là de la neutralisation d'une opposition phonologique, sujet que nons
traiterons en détail plu- loin, dan- mi passage approprié (pp. 80 et ss.).
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 53
Nous avons vu plus haut qu'une partie des variantes
facultatives, à savoir les variantes dites « stylistiques »
remplissent des fonctions déterminées sur le plan appellatif
ou sur le plan expressif (voir ci-dessus, pp. 48-49). En ce qui
concerne les variantes combinatoires, leur fonction se trouve
tout entière sur le plan représentatif : elles sont pour ainsi
dire des auxiliaires phonologiques. Elles signalent soit une
limite de mot ou de morphème, soit le phonème voisin. Sur
leur fonction comme signal-limite, nous reviendrons plus
loin dans un chapitre approprié, en traitant de la fonction
phonique délimitative (p. 290 et ss.). Quant à la signaKsartion
des phonèmes voisins obtenue par les variantes combina-
toires elle n'est en aucune façon inutile, encore que non
indispensable. Dans un parler rapide et peu distinct, la réali-
sation d'un phonème peut perdre tout à fait son individualité
et il est par conséquent toujours bon que cette individualité
soit en outre établie par une particularité spéciale dans la
réalisation du phonème voisin. Mais cela ne peut se produire
que si cette réalisation particulière du phonème voisin apparaît
non seulement dans le parler rapide, mais aussi chaque fois
que les deux phonèmes en question se trouvent l'un à côté
de l'autre, car c'est seulement dans ce cas que cette réalisation
spéciale s'imprime dans la conscience et devient un signal
effectif du voisinage immédiat du phonème en question.
Ainsi par ex. l'articulation du u japonais est par elle-même
très peu caractéristique : l'arrondissement des lèvres est tout
à fait faible et la durée si brève que dans le parler rapide la
voyelle n'est en général plus prononcée. Dans de telles
circonstances il est très heureux pour la compréhension que
certains phonèmes japonais présentent devant u une variante
combinatoire spéciale (à savoir pour / la variante c et pour h
la variante /) : u peut ne pas être perçu, mais on devine à la
réalisation du phonème précédent qu'on avait l'intention de
prononcer après lui un u^.
(1) Cette fonction particulière servant à indiquer le phonème voisin peut
être appelée associaliuc ou associative auxiliaire.
54 N. s. TROUBETZKOY
2. Fausse appréciation des phonèmes d'une langue étrangère
Le système phouologique d'iine langue est semblable à un crible à travers
lequel passe tout ce qui est dit. Seules restent dans le crible les marques pho-
niques pertinentes pour individualiser les phonèmes. Tout le reste tombe dans
un autre crible où restent les marques phoniques ayant une valeur d'appel ;
plus bas se trouve encore un crible où sont triés les traits phoniques caracté-
risant l'expression du sujet parlant. Chaque homme s'habitue dès l'enfance
à analyser ainsi ce qui est dit et cette analyse se fait d'une façon tout à fait
automatiqiie et inconsciente. Mais en outre le système des cribles, qui rend
cette analyse possible, est construit dilTéremment dans chaque langue. L'homme
s'approprie le système de sa langue maternelle. Mais s'il entend parler une
autre langue, il emploie involontairement pour l'analyse de ce qu'il entend le
« crible phonologique » de sa langue maternelle qui lui est famiUer. Et comme
ce crible ne convient pas pour la langue étrangère entendue, il se produit de
nombreuses erreurs et incompréhensions. Les sons de la langue étrangère
reçoivent une interprétation phonologiquement inexacte, puisqu'on les fait
passer par le « crible phonologique • de sa propre langue.
Donnons quelques exemples : en russe toutes les consonnes se divisent en
deux classes : palatalisées et non palatalisées (ces dernières étant vélarisées).
Pour la plupart des consonnes l'appartenance à l'une de ces deux classes est
phonologiquement pertinente. Un Russe entend aussitôt quelle consonne, dans
un mot russe, est palatalisée et quelle consonne ne l'est pas. L'opposition entre
les consonnes palatalisées et non palatalisées est en outre soulignée par le fait
que toutes les voyelles présentent des variantes combinatoires particulières
selon la classe à laquelle appartiennent la consonne précédente et la consonne
suivante. Entre autres le phonème » i » n'est réalisé comme un véritable /,
c'est-à-dire comme une «voyelle tendue, d'aperture minima et de la série
antérieure ' que s'il se trouve à l'initiale ou après une consonne palatalisée.
Les Russes transportent cette particularité dans les langues étrangères. Si un
russe entend un mot allemand avec un / long, il croit avoir c mal entendu •
la palatalisation de la consonne précédente, car le / est pour lui un signal indi-
quant que la consonne précédente est palatalisée : cette palatalisation doit
donc exister, et si le Russe ne l'a pas entendue, cela ne peut avoir été qu'une
erreur acoustique. Si maintenant le Russe doit lui-même prononcer le mot
allemand entendu, il le fera en palatalisant la consonne devant i: Vige (= liège
» (je) me trouve'., d'ip {= Dieb «voleur»), b'ibel {= Bibel «Bible»), z'iben
(= sieben « sept •;. Il fait cela non seulement par conviction, mais aussi parce
qu'il ne peut pas prononcer un / fermé et tendu après une consonne non pala-
talisée. — ■ Le I bref allemand n'est pas tendu ; parmi les voyelles russes accen-
tuées, il n'y a aucun correspondant exact de cet i non tendu. Par conséquent
ce son ne peut pas s'associer pour les Russes à la palatalisation de la consonne
précédente. Le Russe entend que les consonnes initiales dans des mots allemands
comme Tisch « table ", Fisch « poisson t ne sont pas palatalisées. Mais pour les
Russes une consonne non palatalisée est vélarisée, et après une consonne vélarisée
le phonème russe i est réalisé comme lu (voyelle tendue, arrondie, d'aperture
minima et de série moyenne ou postérieure). Par conséquent le Russe dit twé,
pus. Naturellement tout ce que nous venons de dire ne s'applique qu'à un
Russe qui a seulement commencé l'étude de l'allemand. Avec le temps il surmonte
ces difficultés et il s'assimile ime prononciation allemande correcte. Toutefois
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 55
il reste quelque chose de l'accent russe et même après un usage de plusieurs
années un Russe parlant en général correctement l'allemand palatalisera un
peu les consonnes avant le / long et reportera un peu vers l'arrière l'articulation
du / bref.
Autre exemple : en russe littéraire existe la voyelle 9 qui peut être définie
comme une voyelle non arrondie, d'aporture moyenne et de classe postérieure
(ou moyenne-postérieure). Cette voyelle n'apparaît qu'après consonne, d'une
part dans les syllabes posttoniques, et d'autre part dans les syllabes prétoniques
à l'exception de celle qui est immédiatement prétonique : par ex. do:m3 <i à la
maison n, patàmii « pour cela ». Comme la voyelle â n'apparaît dans les syllabes
inaccentuées qu'à l'initiale (par ex. âd'îno-.kdi «isolé »), après voyelle (par ex.
VdàrùiaV « armer ») ou dans les syllabes immédiatement prétoniques après
consonne {dâmoi « vers la maison »), il existe entre a et à inaccentué un rapport
de variantes combinatoires. D'autre part il existe aussi en bulgare une voyelle ?
dont la nature acoustico-articulatoire est à peu près identique à celle du »
russe. Toutefois la voyelle bulgare apparaît non seulement en syllabe inaccen-
tuée, mais aussi en syllabe accentuée : pdl « chemin », kdsli « maison », etc.
Pour les Russes qui apprennent le bulgare la prononciation de cet a accentué
est d'une difficulté inouie ; ils y substituent a, m, un e moyen et ne parviennent
qu'avec beaucoup de peine et après un long exercice à une prononciation à
demi correcte. Le fait que a existe dans leur propre langue maternelle ne facilite
pas, mais au contraire rend plus difficile la prononciation du a bulgare : en
effet le a russe a bien à peu près le même son que le a bulgare, mais une toute
autre fonction : il indique la place relative de la syllabe accentuée et par suite
le fait qu'il est inaccentué n'est pas accidentel, mais essentiel ; le a bulgare au
contraire peut être accentué. Aussi le Russe peut identifier le a accentué bulgare
avec n'importe quelle voyelle de sa langue maternelle, sauf avec a.
Les voyelles russes accentuées sont non seulement plus fortes, mais aussi
plus longues que les inaccentuées. On peut dire qu'en russe toutes les syllabes
accentuées sont longues et toutes les syllabes inaccentuées brèves. Quantité
et accentuation vont de pair et forment un tout inanalysable pour les Russes.
En outre la syllabe accentuée peut se trouver aussi bien à la fin qu'au début ou
au milieu d'un mot, et sa place dans le mot est souvent importante pour la
signification de ce mot : pàl'iVi «vous allumez » (indic. prés.) — • paVïVi « allu-
mez » (impér.) — pal'iVi « vole ». En tchèque, quantité et accentuation se
répartissent tout autrement : l'accent repose toujours sur la première syllabe
du mot et par suite est sans importance pour difTérencier la signification des
mots : il n'est qu'un signal du début du mot. Au contraire la quantité n'est
pas liée à une syllabe déterminée : elle est libre et sert souvent à différencier
des significations de mots {pili « boire » — pili « le boire, la boisson »). Pour
le Tchèque étudiant le russe et pour le Russe étudiant le tchèque, il en résulte
de grandes difficultés. Un Russe ou bien accentuera la première syllabe de tous
les mots tchèques ■ — • mais alors la prononcera également longue, ou bien repor-
tera l'accent sur la première syllabe longue : par ex. au lieu de Kùkâlko «lor-
gnette », kàbât « habit », il prononcera ou bien kûkalko, kâbat, ou bien kukâlko,
kabât. Il lui est difficile de séparer la quantité de l'accent, puisque les deux
sont pour lui identiques. Les Tchèques qui parlent russe traitent habituelle-
ment l'accent russe comme une longueur : dans les phrases russes ils accentuent
la première syllabe de chaque mot et prononcent longues les syllabes étymolo-
giquement accentuées. Une phrase russe comme pr'In'ïs'iVÎ mn'è slâkàn vâdùx
« apportez-moi un verre d'eau » devient dans la bouche d'un Tchèque prifiesîli
mfie stàkân vàdï. Naturellement tout cela n'arrive qu'aussi longtemps que celui
36 .\. s. TROLBETZKOY
qui apprend la langue n'y est pas habitué. Peu à peu les fautes par trop gros-
sières disparaissent. Mais il reste cependant quelques traces caracteristique>
de laccent étranger : le Russe, même s'il parle bien tchèque, allongera toujours
quelque peu la première syllabe brève des mots tchèques et confondra en
irénéral les longues et les brèves ; le Tchèque par contre, même s'il parle bien
russe, renforcera toujours quelque peu la première syllabe du mot (en parti-
culier dans les mots longs ayant laccent sur l'une des dernières syllabes, comme
gosudàrslvo « État » ou konnozavàdslvo « haras - et placera mal laccent. La diffé-
rence dansl'interprétation de la quantité et de laccent sépare toujours Tchèques
et Russes, même s'ils possèdent bien les deux langues. Et cela se manifeste
avec une clarté particulière dans leur appréciation de la poésie étrangère'.
La métrique russe est bâtie sur l'alternance régulière de syllabes accentuées
et de syllabes inaccentuées, les syllabes accentuées étant, comme on l'a
dit ci-dessus, longues et les syllabes inaccentuées brèves. Les limites de
mots peuvent tomber à n'importe quelle place du vers et le groupement
toujours irrégulier de ces limites sert à animer et à varier la structure du
vers. Le vers tchèque repose sur une répartition régulière des limites de mots,
chaque début de mot étant, comme il a déjà été dit, souligné par un renforce-
ment de la voix ; les syllabes brèves et les syllabes longues sont par contre
réparties irrégulièrement dans le vers et leur groupement libre sert à animer
celui-ci. Un Tchèque qui entend un poème russe considère sa métrique comme
quantitative et tout le poème comme assez monotone. Au contraire un Russe qui
entend pour la première fois un poème tchèque est en général tout à fait
désorienté et n'est pas en état de dire selon quelle métrique il est composé :
le rythme des syllabes initiales accentuées se mêle à l'aîternance irrégulière des
syllabes longues et brèves ; les deux rythmes se confondent, se gênent et se
paralysent réciproquement, de sorte que le Russe n"en retire aucune impression
rythmique. En connaissant mieux la langue ces premières impressions
s'affaiblissent. Toutefois un Tchèque reste souvent incapable d'apprécier la
valeur esthétique des vers russes et la même chose peut être dite d'un Russe en
ce qui concerne la poésie tchèque.
On pourrait multiplier à volonté le nombre de ces exemples. Ils prouvent
que ce qu'on appelle r« accent étranger » ne dépend pas du fait que l'étranger
en question ne peut pas prononcer un certain son, mais plutôt du fait qu'il
n'apprécie pas correctement ce son. Et cette fausse appréciation des sons d'une
langue étrangère est conditionnée par la différence existant entre la structure
phonologique de la langue étrangère et celle de la langue maternelle du sujet
parlant. Avec les fautes de prononciation il en va tout à fait de même qu'avec
les autres fautes typiques dans le langage d'un étranger. L'opposition entre
« homme » et « femme • est familière à tout Hongrois, mais pour lui cette
opposition appartient à la sphère du lexique et non à celle de la grammaire.
Par conséquent il confond quand il parle allemand « der » avec <• die ». « er »
avec « sie », etc. De même le i long tendu est familier aux Russes, mais c'est pour
eux une variante combinatoire du phonème / qui signalise la palatalisation
de la consonne précédente ; par conséquent ils palatalisent, en parlant allemand,
toutes les consonnes avant /.
1. Noir R. Jakobson, « O cesskom stiche ».
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 57
3. Phonèmes simples et groupes de phonèmes
A) Valeur monophonématique
La distinction entre un phonème simple et un groupe de
phonèmes n'est pas toujours facile. Le courant sonore de l'acte
de parole concret est un mouvement ininterrompu et d'un
point de vue purement phonétique (c'est-à-dire en faisant
abstraction de la fonction linguistique des sons) on ne peut
pas dire si une section déterminée de ce courant sonore doit
être considérée comme « monophonématique » (c'est-à-dire
comme un phonème unique) ou bien comme « polyphoné-
matique » (c'est-à-dire comme un groupe de phonèmes). Ici
également il existe des règles phonologiques précises
auxquelles on doit se tenir^.
En général on peut dire que la valeur monophonématique
ne peut intervenir que dans des groupes de sons dont les parties
constitutives, dans la langue en question, ne se répartissent
pas en deux syllabes et qui sont produites par un mouvement
articulatoire unique, leur durée n'excédant pas la durée
normale des sons simples. Un groupe de sons répondant à ces
prémisses n'est que « potentiellement monophonématique ».
Mais il est à considérer comme effectivement monophonéma-
tique (c'est-à-dire comme la réalisation d'un phonème unique)
si d'après les règles de la langue en question il est traité comme
un phonème unique ou si la structure générale du système
des phonèmes de cette langue exige une telle valeur. Parti-
culièrement probable est la valeur monophonématique d'un
groupe de sons, si ses parties constitutives ne peuvent être
considérées comme des réalisations d'autres phonèmes de la
m.ême langue. Les prémisses phonétiques et les conditions
phonologiques de la valeur monophonématique d'un groupe
de sons peuvent donc être résumées dans les règles suivantes :
Règle 1 : Ne peut être considéré comme réalisation d'un
phonème simple qu'un groupe de sons dont les parties cons-
titutives ne se répartissent pas, dans la langue en question,
en deux syllabes.
(1) Noie du traducteur : Voir à ce sujet l'ouvrage déjà mentionné : N. S.
Troubetzkoy, « Anleitung zu phonologischen Beschreibungen », §§ 7-16. Mais le
sujet a été entièrement renouvelé par l'article de A. Martinet, « Un ou deux
phonèmes», Acta linguislica I, pp. 94-103 qui, rejetant les critères partiellement
phonétiques admis par Troubetzkoy, fait appel uniquement au procédé de la
" commutation ...
58 N. s. TROUBETZKOY
En russe, polonais, tchèque, etc., où les deux parties
constitutives du groupe phonique is appartiennent toujours
à la même syllabe (comp. russe ce-hi « tout », pol. et tch. co
«ce que, quoi»; russe l'i-co «visage», pol. pla-ce «je paie»,
tch. vî-ce « plus, davantage », russe ka-n'ec, pol. ko-n'ec,
tch. ko-nec « fin », etc.), ce groupe doit être considéré comme
un phonème unique (c). En finnois au contraire, où ce groupe
phonique ne se présente qu'à l'intérieur du mot, t fermant la
syllabe précédente et s commençant la syllabe suivante
[Use «même», seii-se-màn «sept», etc.), il doit être considéré
comme une réalisation du groupe de phonèmes t—s. Là où,
en russe, en polonais, en tchèque, le groupe « voyelle + 1
ne faisant pas syllabe » se trouve devant une voyelle, i se
lie à la voyelle suivante et forme l'initiale de la syllabe qui
suit immédiatement (russe zbru-jd « harnais de cheval »,
tchèque ku-pu-je « il achète », etc.) ; par conséquent, dans ces
langues, ces groupes doivent être considérés comme des
réalisations de la suite de phonèmes « voyelle +/», et cela
même quand tout le groupe ne forme qu'une syllabe (russe
dai = phonol. daj). En allemand au contraire où les
« diphtongues en u et en / » ne se répartissent pas en deux
syllabes devant voyelle [Ei-cr « œufs », blau-e « bleue »,
miss-irau-isch «défiant», etc.), ces diphtongues paraissent
posséder la valeur monophonématique^.
Règle II : Un groupe phonique ne peut être considéré comme
un phonème unique que s'it est produit par un unique mouve-
ment articulaloire ou au moyen de la dissociation progressive
d'un cofnplexe articulaloire.
Très souvent des diphtongues sont à considérer comme des
phonèmes simples. Il en est ainsi de la façon la plus nette en
anglais, où par ex. ei et ou sont à considérer comme des
phonèmes uniques : comme on le sait les Anglais prononcent
les longues allemandes e, 0 comme ei, ou, identifiant les
monophtongues allemandes avec leurs phonèmes diphton-
gues 2. J. Vachek (« Cher das phonologische Problem der
Diphtongue », Pràce z vëdeckych ùslai'û filosof. fahully Karlovy
(1) Certes dans des mots allemands comme Eier, blaiie il peut se développer
entre la diphtongue et la voyelle suivante des sons de transition qui appar-
tiennent à la syllabe suivante (par ex. see-ur, etc.), mais le fait essentiel est
que la diphtongue appartienne tout entière à la première syllabe.
(2) Voir A. C. Lawrenson dans Proceedings of the Second Inlernalionat
Congress of Plionelic Sciences, 132.
PRINCIPES 1)E PHONOLOGIE 59
universiiy XXXIII, Praha, 1933) a remarqué qu'aussi bien
en anglais que dans d'autres langues la valeur inonophoné-
matique n'échoit qu'aux diphtongues dites « de mouvement »,
c'est-à-dire aux diphtongues qui se produisent pendant le
changement de position des organes phonatoires, auquel cas
ce qui importe n'est ni le début ni la fin de ce changement
de position, mais seulement la direction générale du mouve-
ment. Cette proposition ne peut être inversée (ce que Vachek
a le tort, à mon avis, de faire) : toute diphtongue de mouve-
ment ne doit pas être considérée comme monophonématique,
mais si une diphtongue est à considérer comme monophoné-
matique, elle doit être une diphtongue de mouvement.
Autrement dit, il ne peut s'agir que d'un mouvement articu-
latoire unique : un groupe comme aia ou aiu ne peut être
considéré en aucune langue comme monophonématique,
puisqu'il s'agit de deux mouvements articulatoires de direc-
tion différente. Ce qu'on appelle les « sons de transition »
entre deux consonnes sont à « compter » soit avec la consonne
précédente, soit avec la consonne suivante, de sorte que le
« son de position » forme une unité avec le son de transition
se trouvant à côté de lui. Mais dans un groupe tel que « s +
un son de transition de s à k-^-s », le son de transition devrait
être considéré comme une réalisation d'un phonème particulier
(à savoir k) — même si l'on n'en venait pas à une véritable
articulation du k — puisqu'alors on n'aurait plus affaire à un
mouvement articulatoire unique.
Si l'on considère les cas typiques de groupes de consonnes
ayant une valeur monophonématique on remarquera facile-
ment qu'il s'agit toujours de la dissociation graduelle d'un
complexe articulatoire. Dans les affriquées une « fermeture »
est d'abord élargie jusqu'au « rétrécissement» et ensuite tout
à fait supprimée. Dans les aspirées, la fermeture de la bouche
est rompue, mais le larynx reste encore pendant un certain
temps dans la position qu'il occupait pendant la fermeture
de la bouche, ce qui a pour conséquence acoustique la
prolongation du bruit de souffle. Dans les occlusives glot-
tales, en même temps que la fermeture de la bouche il se
constitue une fermeture laryngale, et après l'exploitation
(c'est-à-dire la rupture) de l'occlusion buccale, l'occlusion
glottale est d'abord maintenue, puis à son tour également
rompue, ce qui a pour conséquence acoustique la soudaine
apparition du bruit de coup de glotte, etc. Même les consonnes
mouillées ou labialisées, qui donnent l'impression acoustique
60 N. s. TROUBETZKOY
du groupement d'une consonne avec un i (j) ou un n (w)
incomplètement formé et très bref, présentent le même
genre de complexe acoustique non dissocié exploité d'un
seul coup. Dans tous les cas de cette sorte il s'agit d'un
mouvement articulatoire unique, s'accomplissant dans la
même direction (à savoir dans sa direction de dissociation
ou de retour à la position de repos). Par contre un groupe
comme si ne peut jamais être considéré comme monophoné-
matique, puisqu'il s'agit de l'établissement progressif d'une
fermeture, ensuite « dissociée » (c'est-à-dire rompue). De même
un groupe comme As ne peut pas être considéré comme mono-
phonématique car il suppose deux mouvements articulatoires
différents^.
Règle III : Un groupe phonique ne peut être considéré
comme un phonème unique que si sa durée ne dépasse pas la
durée de réalisation des autres phonèmes existant dans la
langue en question.
Cette règle est dans la pratique moins importante que les
deux précédentes. On peut toujours souligner que par ex.
la durée des afïriquées russes c, c n'est normalement pas plus
longue que celle des autres consonnes « brèves » et qu'en tout
cas elle n'atteint jamais la durée normale de groupes comme
ks, ks^; ou encore que la durée de tchèque ou dépasse la
durée des voyelles longues normales de la langue tchèque,
et que ce fait paraît être important pour la valeur poly-
phonématique de cette diphtongue.
Les règles qui vont suivre indiquent quand les complexes
phoniques potentiellement monophonématiques doivent être
considérés comme effectivement monophonématiques :
Règle IV : Un groupe phonique potentiellement mono-
phonématique (c'est-à-dire répondant aux exigences des règles
(1) Ce que nous disons ici ne doit pas être mal compris. Tout phénomène
relatif aux sons du langage a deux faces : une face articulatoire et une face
acoustique. Si la règle II n'est exprimée qu'en termes articulatoires, cela vient
seulement de ce que la terminologie scientifique actuelle possède trop peu
de moyens pour décrire exactement des impressions acoustiques. Mais il n'y
a aucun doute que la distinction de mouvements articulatoires uniques, de
même que celle de mouvements d'établissement et d'exploitation, ne possède
un équivalent acoustique tout à fait précis, de sorte que, même sans connaître
les conditions d'articulation, on peut déterminer à la seule impression acous-
tique si un groupe phoniqiu> est en puissance monophonématique ou non,
(2) Voir L. ècerba, « Quelques mots sur les phonèmes consonnes composés »,
Mémoires de la Soc. de Ling. de Paris XV, 237 ss.
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 61
/ à III) doit être considéré comme une réalisalion d'un pho-
nème unique s'il est traité comme un phonème unique, c'est-à-
dire s'il apparaît dans des positions phoniques où un groupe
de phonèmes ne sérail pas admis dans la langue en question.
Beaucoup de langues n'admettent à l'initiale aucun groupe
de consonnes. Si dans ces langues des groupes phoniques
comme ph, th, Ich, ou p/, /s, kx, ou tu\ ku:, etc., peuvent se
trouver à l'initiale, il est clair alors qu'ils doivent être consi-
dérés comme des réalisations de phonèmes simples (consonnes
aspirées, affriquées, labialisées, etc.). Cela vaut par ex. pour
les groupes ts, dz, /s, dz du tlingit^, du japonais, des langues
mongoles et turco-tatares ; pour les ph, th, kh, tsh, tsh du
chinois ; pour les ph, th, kh, kx, kx, Is, ts, t"^, k'^ de l'avar^
et pour de nombreux cas semblables. L'allemand admet à
l'initiale des groupes «consonne + ^» • ktar «clair», glati
« lisse », plump « grossier, lourd », Blei « plomb », fliegen
« voler », schlau « fin », ou « consonne -pty » : Quai « souffrance,
supplice », schwimmen « nager » ; mais parmi les groupes
« deux consonnes +/, w » sont seulement admis à l'initiale :
spl [Spliiter «éclat de bois »), pfl [Pflaume «prune », Pflicht
« devoir », Pflug « charrue », Pflanze « plante ») et tsw [zivei
« deux », zivar « à la vérité », Zwerg « nain », Zwinger
« enceinte », etc.) et comme les groupes de trois consonnes ne
sont en général pas admis à l'initiale des mots allemands
(sauf sir, spl, et spr), il est nécessaire de considérer pf et ts
allemands (au moins dans la langue écrite) comme des
phonèmes simples^.
Règle ^' : Un groupe phonique répondant aux exigences des
règles I-III doit être considéré comme une réalisation d'un
phonème unique si cela rétablit un parallélisme dans l'inven-
taire des phonèmes.
Dans des langues comme le tchétchène^, le géorgien, le
tsimchiane-'^, etc., dans lesquelles des groupes de consonnes
(1) John R. Swanton dans le Bullelin of the Smilhsonian Institution, Bureau
of Ethnology XL.
(2) P. K. U^-lar, Etnografîja Kavkaza I, Jazykoznanije, III (Avarskij
jazyk), Tiflis 1889.
(3) De plus à l'initiale des mots vraiment allemands, les groupes du type
« occlusive + fricative » ne sont pas admis : des mots comme Psalm «psaume »,
Xanlhippe n. pr., portent clairement la marque de leur origine étrangère. Cela
influe également sur la valeur monophonématique de pf et de ts (z).
(l) P. K. Uslar, « Etnografîja Kavkaza », I, Jazykoznanije, II (Cecenskij
jazyk), Tiflis 1888.
(5) Fr. 'Boas dans le Bullelin of the Smilhsonian Instilulion, Bureau of
Ethnology XL.
62 N. s. TROUBETZKOY
sont admis en toute position, les groupes ts, Is doivent
cependant être considérés comme des phonèmes simples
(aiïriqués) et non comme des réalisations de groupes de
phonèmes, car tout le contexte du système des phonèmes le
postule. Dans ces langues toutes les occlusives se présentent
sous deux formes, à savoir avec occlusion glottale et sans
occlusion glottale, tandis que cette opposition est étrangère
aux fricatives ; comme dans ces langues, à côté de ts. ts
sans occlusion glottale, on trouve aussi ts\ ts' (ou selon la
transcription américaine ts!, te!) avec occlusion glottale, ces
sons se placent à côté des occlusives (p-p\ t-t\ k-k') et le
rapport ts-s ou ts-s est tout à fait parallèle au rapport k-x.
Règle ^ I : Si une partie constitutive d'un groupe phonique
potentiellement monophonématique ne peut être interprétée
comme une variante combinaloire d'un pfionème quelconque de
la même tangue, tout le groupe phonique peut être considéré
comme une réalisation d'un phonème particulier.
Aussi bien en serbo-croate qu'en bulgare, r apparaît souvent
en fonction syllabique. Il s'agit là habituellement d'un
groupe formé de r et d'une voyelle de transition de qualité
indéterminée, qui, selon l'entourage phonique se présente
tantôt avant, tantôt après r. En serbo-croate où une voyelle
indéterminée n'apparaît pas en d'autres positions, la voyelle
de transition indéterminée avant ou après r ne peut être
identifiée à aucun phonème du système phonologique et le
groupe tout entier formé par r et par la voyelle de transition
(précédente ou suivante) doit être considéré comme un seul
phonème. Par contre le bulgare connaît une «voyelle indé-
terminée » (habituellement transcrite par à) également dans
d'autres cas (par ex. kàslà « maison » = kâstd, pat « chemin » =
p9t ; la voyelle de passage qui accompagne le r faisant syllabe
a ici la valeur d'une variante combinatoire de cette voyelle
indéterminée et tout le groupe doit être considéré comme
polyphonématique (c'est-à-dire comme àr ou rà).
Une conséquence de la règle VI est qu'un groupe phonique
potentiellement monophonématique doit être considéré comme
une réalisation d'un phonème simple si le seul groupement
de phonèmes qui puisse être en question est réalisé dans
la langue dont il s'agit par un autre groupe phonique ne
répondant pas aux règles I à III. Ainsi le polonais ë (écrit cz),
dont la durée ne dépasse pas celle d'une consonne normale
et qui en position intervocalique appartient tout entier à la
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 63
syllabe suivante, est à considérer comme une réalisation d'un
phonème simple puisque le groupe de phonèmes /-j-s (écrit
dsz, Isz ou irz) est réalisé en polonais par un autre groupe de
phonèmes, dont la durée dépasse celle d'une consonne normale
et qui en position intervocalique se répartit le cas échéant sur
deux syllabes (par ex. podszyivac prononcé pot-syvac). De
même en russe les groupes de phonèmes /+s, /+s sont
réalisés par des groupes phoniques qui par leur durée et par
leur traitement à la limite de syllabe se distinguent tout à
fait de « c », « c » à valeur monophonématique. La fricative
palatale sifflante à occlusion glottale de l'adyghé occidental
(« adyghé » ou « tcherkesse ») — par ex. dans des mots comme
yes'ay^e « remarquable » — est réalisée tout autrement que le
groupe «fricative palatale sifflante +occlusive glottale» — -
par ex. dans des mots comme fes^ay (e) « (il) a donné à
reconnaître » — et ne peut par conséquent être considérée
que comme monophonématique. Des exemples de ce genre
pourraient facilement être multipliés.
B) Valeur polyphonématioue
A la valeur monophonématique d'un groupe de sons
s'oppose directement la valeur polyphonématique d'un son
simple. Il s'agit presque toujours d'un groupe de phonèmes,
consistant en une voyelle précédée ou suivie d'une consonne,
qui est réalisé soit par une consonne, soit par une voyelle.
Le premier cas ne peut avoir lieu que si la voyelle « étouffée »
(c'est-à-dire non réalisée) présente dans d'autres positions
phoniques un degré d'aperture particulièrement faible, et
que par suite elle se rapproche des consonnes acoustiquement
et articulatoirement. Au contraire le second cas n'est possible
que si la consonne étouffée est dans d'autres positions réalisée
particulièrement « ouverte », c'est-à-dire avec la plus grande
aperture possible et le moindre frottement possible et que
par conséquent elle se rapproche des voyelles. Pratiquement
il s'agit dans le premier cas de voyelles brèves ou inaccentuées,
fermées ou indéterminées, dans le second cas de sonantes :
liquides, nasales, ir, }. Telles sont les prémisses phonétiques
de la valeur polyphonématique des sons simples. Quant aux
conditions plionologiques de ce phénomène, elles peuvent
toutes être résumées dans la formule suivante :
Règle VII : Si entre un son unique et un groupe phonique
répondant aux prémisses phonétiques posées ci-dessus, il existe
64 >. s. TROUBETZKOY
un rapport de variante combinatoire ou facullalive. le groupe
phonique devant être considéré comme une réalisation d un
groupe de phonèmes, le son unique doit lui aussi avoir la
valeur d'une réalisation de ce même groupe de phonèmes.
On peut distinguer ici trois cas typiques :
aj Le phonème simple en question n'apparaît que dans les
positions où le groupe phonique dont il s'agit ne peut
apparaître. Exemples : en allemand /, m, n, faisant syllabe
n'apparaissent qu'en syllabe inaccentuée devant consonne
ou en finale ; par contre les groupes et. em, en n'apparaissent
qu'en syllabe inaccentuée devant voyelle (ces groupes ne
peuvent être considérés comme monophonématiques. car
la limite de syllabe se place entre a et la sonante suivante :
voir ci-dessus A, règle I). Par conséquent les /, m, n faisant
nettement syllabe doivent être considérés comme des réalisa-
tions des groupes de phonèmes « dl », « dm », « on » (et sont
souvent prononcés ainsi dans un parler lent et distinct). —
Dans beaucoup de dialectes polonais ^^notamment dans ceux
où au polonais écrit « a » correspondent à l'initiale q, u ou
om. um) les voyelles nasales n'apparaissent que devant les
fricatives, tandis qu'au contraire les groupes (voyelle —
nasale » n'apparaissent que devant les occlusives, les voyelles
et en fmale. Comme les groupes « voyelle— nasale i» ne
répondent à aucune des trois conditions préliminaires de la
valeur monophonématique. et comme leurs parties constitu-
tives représentent en d'autres positions des phonèmes indé-
pendants, ils sont eux-mêmes à considérer comme des
réalisations des groupes de phonèmes « voyelle —nasale ».
Et par conséquent les voyelles nasalisées sont aussi à
considérer dans les dialectes en question comme des réalisa-
tions des mêmes groupes de phonèmes « voyelle ^nasale ».
b) Le son simple en question x n'apparait que dans un
groupe phonique déterminé ' a^ ou ^y.) dans lequel il a la valeur
d'une variante combinatoire d'un phonème déterminé, et en
outre dans une autre position où le groupe phonique aS (ou
^x) n'est pas admis : dans cette position le son unique x doit
être considéré comme remplaçant tout le groupe phonique
ap 'OU ^x) et par suite comme une réalisation du groupe de
phonèmes correspondant. Exemples : dans le groupe phonique
russe ol le p fermé est à considérer comme une variante
combinatoire du phonème « o ». Ailleurs que dans ce groupe
phonique (ainsi que devant un u inaccentué, par ex. dans
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 65
pô-ûxû «au-dessus de l'oreille»), le o fermé n'apparaît que
dans le mot sôncd « soleil ». Comme le groupe ol (de même
qu'en général n'importe quel groupe « voyelle -f^ ») n'apparaît
jamais devant « n+consonne », le o dans soncd doit être
considéré comme remplaçant le groupe ol et tout le mot doit
être noté phonologiquement « solncà ». Le « û » inaccentué est
en russe réalisé après consonne mouillée et après / comme un
li, mais par contre dans les autres positions comme un u
(par ex. jiïiiV « se retourner » = phonologiquement « jûViV »,
VûVèn « chien de mer » = phonologiquement « Vûl'en' »). Là
où, en syllabe inaccentuée, ii apparaît après une voyelle, il
est à considérer comme remplaçant le groupe de phonèmes
« jû » qui ne peut être réalisé autrement en cette position
(par ex. znàiït « ils savent » = phonolo. « znajûi »). En tchèque
« i » après / (de même qu'après les palatales V , d\ h) est
réalisé tendu, mais après les gutturales, les dentales et les
sifflantes, il est réalisé comme une voyelle non tendue. Dans
le discours suivi le / initial du groupe ji est étouffé (c'est-à-
dire non réalisé) après la consonne finale du mot précédent.
De cette manière le f tendu arrive à se trouver immédiatement
après des gutturales, des dentales ou des sifflantes et doit
être considéré en cette position comme une réalisation du
groupe de phonèmes « ji », par ex. tchèque écrit nëco k jidlu
« quelque chose à manger ! » — prononcé à peu près
necokîdlii, vijiah ji ven « tire la dehors » — - prononcé à peu
près vijlaxîven, uz ji màm « je l'ai déjà » — prononcé à peu
près usîmâm (différent de usimâm, écrit usi màm "j'ai des
oreilles » avec un i non tendu), etc.
c) Dans beaucoup de langues où les groupes de consonnes
ne sont pas admis, soit en général, soit seulement en certaines
positions (par ex. à l'initiale ou en finale), les voyelles fermées
sont facultativement étouffées, la consonne qui en précède
une autre ayant la valeur d'une réalisation du groupe
« consonne +voyelle fermée ». En uzbek où aucun groupe de
consonne n'est admis à l'initiale, le i dans la première syllabe
inaccentuée est habituellement étouffé : on dit par ex.
psirmoq c cuire », mais ce mot a la valeur de pisirmoq'^. En
japonais il n'apparaît en général aucun groupe de consonnes
(sauf « nasale -[-consonne »), et en finale les consonnes ne sont
(1) E. L. Polivanov dans TCLP IV, 83.
66 N. s. TROUBETZKOY
pas en principe admises. Mais dans un parler rapide la voyelle
u est souvent étouffée (en particulier après les consonnes
sourdes), de sorte que la consonne précédente représente le
groupe « consonne +« » : par ex. desii « (il) est », prononcé des,
etc.
4. Erreurs sur la valeur monophonématique ou polyphonématique
des sons dans des langues étrangères
Les règles sur la valeur monophonématique ou polyplionématique se réfèrent
à la structure du système dont il s'agit et au rôle spécial que le son en question
joue dans ce système. Par conséquent les sons ou groupes de sons qui dans
une langue quelconque ont une valeur monophonématique ou polyphonéma-
tique n'ont pas nécessairement la même valeur dans d'autres langues. Mais
dans la perception d'une langue étrangère l'observateur « non prévenu » trans-
porte dans la langue étrangère des valeurs phoniques conditionnées par les
rapports qui existent dans sa langue maternelle, ce par quoi il obtient naturel-
lement une représentation tout à fait fausse de cette langue étrangère.
Evgenij L. Polivanov donne un certain nombre d'exemples instructifs dans
son article « La perception des sons d'une langue étrangère » {TCLP IV, 79 ss.).
Les japonais, dont la langue ne connaît pas en général de groupes de consonnes
et dont les voyelles fermées sont très brèves et susceptibles d'être facultativement
étouffées, croient également entendre dans les langues étrangères des voyelles
brèves fermées entre les consonnes et en finale. Polivanov cite la prononciation
japonaise des mots russes iak « ainsi », piiV » chemin », dar « présent », Aror'
« rougeole », à savoir iaku, puéi, daru, kor'i. On peut encore citer la pronon-
ciation japonaise de mots anglais comme club = japonais kurabu, film =
hiriimu, cream — kurimu, ski = siiki, spoon = supun, etc., le japonais Kirisulo
« Christ », et beaucoup d'autres cas analogues (voir aussi à ce sujet Henri Frei
« Monosyllabisme et polysyllabisme dans les emprunts linguistiques », Bulletin
de la Maison Franco-japonaise VIII, 1936). Cette intercalation de u et de i
(après /, d, également o) entre consonnes et après les consonnes finales (ainsi
que la confusion de r et de Z) fait qu'on ne peut comprendre qu'avec peine
les japonais qui essaient de parler une langue étrangère. Ce n'est qu'après un
long Usage qu'un japonais parvient à se déshabituer de cette prononciation
mais il tombe souvent dans l'extrême opposé et étouffe des u et des i étrangers
qui sont étymologiques : les consonnes suivies de u et de i et les consonnes
non suivies de voyelle sont pour les japonais des variantes facultatives d'un
groupe de phonèmes et il est pour eux infiniment dilficile de s'habituer, non
seulement à relier à une fonction distinctive ces variantes ifrétendues faculta-
tives, mafs encore à considérer en outre l'une d'elles non pas comme la réali-
sation d'un groupe de phonèmes, mais comme un phonème unique. Un autre
exemple également cité par Polivanov est le traitement coréen du groupe « s +
consonne ». A la différence du japonais, le coréen admet certains groupes de
consonnes, quoique seulement à l'intérieur du mot. Mais le groupe «s-|-con-
sonne » est étranger au coréen actuel. Si un coréen entend un groupe de ce
genre dans une langue étrangère, il traite le s comme une façon particulière
(qu'il ji'a pas à imiter) de prononcer la consonne suivante, et s'il veut reproduire
le mot en question, il le fait en supprimant le s : le russe starik skazal « le vieillard
■a dit » est prononcé tarik kazal. E. Sapir {Journal de Psychologie XXX, 2G2)
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 67
raconte que les étudiants américains qui ont appris à connaître par l'ensei-
gnement phonétique l'existence des occlusives glottales sont portés à entendre
ce son après toutes les voyelles finales brèves accentuées d'une langue étrangère.
■Cette « illusion acoustique » repose sur le fait qu'en anglais toutes les voyelles
finales accentuées sont longues et que les gens dont la langue maternelle est
l'anglais ne peuvent se représenter une voyelle brève que devant une consonne.
Toutes les fois que nous entendons dans une langue étrangère une image
phonique qui n'apparaît pas dans notre langue maternelle, nous sommes portés
à l'interpréter comme un groupe phonique et è^ la considérer comme une réali-
sation d'un groupe de phonèmes. Très souvent le son perçu y donne effective-
ment prétexte, car tout son est une suite d'« atomes phoniques ». Les aspirées
se composent effectivement d'une occlusion, d'une explosion et d'un souffle,
les affriquées d'une occlusion et d'un bruit fricatif : il n'y a donc rien d'étonnant
à ce qu'un étranger, dans la langue de qui ces sons n'existent pas ou ne possèdent
pas une valeur monophonématique, les traite comme une réalisation d'un groupe
•de phonèmes. De même il est naturel que les Russes et les Tchèques traitent les
voyelles longues anglaises, qui sont considérées par les Anglais comme tout à
fait monophonématiques, comme des diphtongues c'est-à-dire comme des
groupes de deux phonèmes vocaliques — • car ces voyelles sont effectivement
des « diphtongues de mouvement ». Mais très souvent le traitement polyphoné-
matique du son étranger repose sur une illusion : différentes particularités
d'articulation, qui en réalité apparaissent en même temps, sont perçues comme
successives. Les Bulgares traitent le il allemand comme yii [jiiber = ûber
t sur », etc.), car ils perçoivent la position antérieure de la langue et la projection
en avant des lèvres qui dans le û allemand se produisent en même temps,
comme des moments différents. Les Ukrainiens, à qui le son / est étranger,
rendent le / étranger par xv [Xvylijp = « Philippe »), car ils traitent les particu-
larités concomitantes du / (le son fricatif sourd et la localisation labio-dentale)
comme deux moments successifs. Le tchèque r, qui est un son tout à fait un,
est perçu par beaucoup d'étrangers comme un groupe phonique rz (si bien que
cette perception a pénétré dans des grammaires tchèques écrites par des
•étrangers) : en réalité f est simplement un r ayant une très faible amplitude
dans le mouvement de la pointe de la langue, si bien qu'un son fricatif semblable
au i est perceptible entre les battements du r*. Dans quelques langues du
Caucase (en adyghé, kabarde, artchine, avar et dans toutes les langues du
Daghestan occidental), comme dans quelques langues indiennes d'Amérique
et dans quelques langues nègres d'Afrique (en zoulou, souto, pédi) existe ce
•qu'on appelle des « spirantes latérales », aussi bien sonores que sourdes. Les
sourdes sont perçues par les observateurs étrangers comme II, kl, Ql, xl, si,
c'est-à-dire que le caractère sourd et l'articulation latérale sont sentis comme
•deux phonèmes successifs^. Des exemples de ce genre pourraient facilement
être multipliés. Psychologiquement ils s'expliquent par le fait que les phonèmes
sont symbolisés, non par des sons, mais par des parlicalarilés phoniques perii-
nenles déterminées : tout groupement de ces particularités phoniques apparaît
■comme un groupe de phonèmes, mais comme deux phonèmes ne peuvent se
présenter en même temps, ils doivent apparaître comme successifs.
(1) J. Chlumsky, « Une variété peu connue de Vr linguale », Bévue de Phoné-
•Uque 1911.
(2) N. S. Troubetzkoy, « Les consonnes latérales des langues caucasiques
septentrionales», BSL XXIII, 3, 184 ss.
68 N. s. TROUBETZKOY
Dans l'étude des langues étrangères on doit lutter contre toutes ces difii-
cultés. Il ne sufïit pas d'habituer les organes vocaux à une nouvelle articu-
lation : on doit aussi habituer la conscience linguistique à considérer correcte-
ment cette nouvelle articulation comme monophonématique ou polyphoné-
matique.
III. CLASSIFICATION LOGIQUE DES OPPOSITIONS
DISTINCTIVES
1. Contenu des phonèmes et système des phonèmes
Par l'emploi correct des règles indiquées ci-dessus, on peut
établir un inventaire complet de tous les phonèmes d'une
langue donnée. Mais on doit aussi déterminer le contenu
phonologique de chaque phonème pris isolément. Par contenu
phonologique nous entendons l'ensemble des traits phono-
logiquement pertinents d'un phonème, c'est-à-dire les traits
qui sont communs à toutes les variantes de ce phonème et
qui le distinguent de tous les autres phonèmes de la même
langue, en particulier des phonèmes le plus étroitement
apparentés. Le « k » allemand ne peut être défini comme
« vélaire », car cette particularité n'appartient qu'à une partie
de ses variantes, puisque devant i et û par ex. le « k » est
réalisé comme palatal. D'autre part la défmition du « k »
allemand comme « dorsal » (c'est-à-dire comme prononcé
avec le dos de la langue) ne serait pas suffisant, car « g » et
« ch » sont aussi « dorsaux ». Le phonème allemand « k » a donc
pour seule formule : « occlusive dorsale tendue et non nasa-
lisée ». En d'autres termes, seules les particularités suivantes
sont pour le phonème allemand « k » phonologiquement
pertinentes : 1° l'occlusion complète (par opposition à « ch ») ;
2° la fermeture de l'accès à la cavité nasale (par opposition
à « ng ») ; 3° la tension des muscles de la langue en même temps
que le relâchement des muscles du larynx (par opposition
à « gr ») et 40 la participation du dos de la langue (par opposi-
tion à « i », « p »). Le k a la première de ces quatre marques en
commun avec i, p, tz, pf, d, b, g, m, n, ng ; la seconde en
commun avec g, /, d, p, b; la troisième en commun avec p,
i, ss, f ; la quatrième en commun avec g, ch, ng : ce n'est que
l'ensemble de ces quatre marques qui est propre au seul A'.
On voit par là que la détermination du contenu phonologique
d'un phonème suppose qu'il est un terme du système des
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 69
oppositTons phonologiques existant dans la langue en question.
La définition du contenu d'un phonème dépend de la place
qu'il occupe dans le système des phonèmes dont il s'agit,
c'est-à-dire en dernière analyse des autres phonèmes auxquels
il est opposé. Un phonème peut donc recevoir parfois une
définition purement négative. Si par ex. on envisage toutes
les variantes facultatives et combinatoires du phonème
allemand r, on devra définir ce phonème comme une " liquide
non latérale », ce qui est une définition purement négative,
car la liquide est elle-même une « sonante non nasale », et la
« sonante » est un « son non bruvant ».
2. Classement des oppositions
A) Diaprés leurs rapports avec tout le système des oppositions :
oppositions bilatérales et multilatérales; oppositions propor-
tionnelles et isolées ; structure du système de phonèmes reposant
sur elles.
. L'inventaire des phonèmes d'une langue n'est à propre-
ment parler qu'un corollaire du système de ses oppositions
phonologiques. On ne doit jamais oublier qu'en phonologie
le rôle principal revient non pas aux phonèmes, mais aux
oppositions distinctives. Un phonème ne possède un contenu
phonologique définissable que parce que le système des
oppositions phonologiques présente une structure, un ordre
déterminés. Pour comprendre cette structure, on doit étudier
les différents types d'oppositions phonologiques.
Avant tout il faut poser certaines notions qui sont d'une
importance décisive non seulement pour les systèmes d'oppo-
sitions phonologiques, mais encore pour n'importe quel
système d'oppositions^.
Une opposition ne suppose pas seulement des particularités
par lesquelles les termes de l'opposition se distinguent l'un
de l'autre, mais aussi des particularités qui sont communes
aux deux termes de l'opposition. Ces particularités peuvent
être appelées une « base de comparaison ». Deux choses qui
ne possèdent aucune base de comparaison, c'est-à-dire aucune
particularité commune (par ex. un encrier et le libre arbitre)
ne forment pas une opposition. Dans des systèmes d'opposi-
(1) Voir à ce sujet N. S. Troubetzkoy, « Essai d'une théorie des oppositions
phonologiques » {Journal de Psychologie XXXIII, 5-18).
70 -N. s. TROUBETZKOY
tions comme le système phonologique d'une langue, deux:
types d'oppositions sont à distinguer : les oppositions bila-
térales et les oppositions multilatérales. Dans les oppositions
bilatérales la base de comparaison (c'est-à-dire l'ensemble des
particularités que les deux termes de l'opposition possèdent
en commun) n'est propre qu'à ces deux termes et n'apparaît
dans aucun autre terme du même système. Au contraire la
base de comparaison d'une opposition multilatérale ne se
limite pas exclusivement aux deux termes de l'opposition
en question, mais s'étend aussi à d'autres termes du même
système. La difTérence entre les oppositions bilatérales et
multilatérales peut être illustrée par des exemples tirés de
l'alphabet latin : l'opposition des lettres E et F est bilatérale,
car l'ensemble des traits communs à ces deux lettres (une
hampe verticale et deux barres horizontales dirigées vers la
droite, l'une étant fixée à l'extrémité supérieure et l'autre au
milieu de la hampe) ne se retrouve dans aucune autre lettre
latine. Par contre l'opposition des lettres P et R est multi-
latérale, car l'ensemble des traits que toutes deux ont en
commun (une anse dirigée vers la droite à l'extrémité supé-
rieure d'une hampe verticale) apparaît encore, à part ces
deux lettres, dans le B.
Pour la théorie générale des oppositions, la distinction
entre oppositions bilatérales et multilatérales est extrêmement
importante. Elle peut être faite dans n'importe quel système
d'opposition, donc naturellement aussi dans les systèmes
d'oppositions phonologiques (ou inventaires de phonèmes).
Ainsi par ex, en allemand l'opposition i-d est bilatérale,
puisque i et d sont les seules occlusives dentales du système
phonologique allemand. Au contraire l'opposition d-b est
en allemand multilatérale, car ce que ces deux phonèmes ont
en commun (à savoir l'occlusion faible) se retrouve dans un
autre phonème allemand : g. Ainsi l'on peut reconnaître d'une
façon précise et claire, à propos de chaque opposition phono-
logique, si elle est bilatérale ou multilatérale. Il va de soi
qu'on ne peut utiliser pour cela que les particularités d'impor-
tance phonologique. Toutefois quelques particularités sans
importance phonologique peuvent être prises en considération,
si par elles les termes de l'opposition dont il s'agit peuvent
être opposés à d'autres phonèmes du même système. Ainsi
l'opposition d-n (en français par ex.) peut être considérée
comme bilatérale, car ses termes sont les seules occlusives
dentales sonores et cela bien que ni la sonorité, ni l'occlusion
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 71
ne soient pertinentes pour n, car il n'existe pas dans le système-
en question de n sourd ou spirant comme phonèmeparticulier^.
Dans tout système d'oppositions, les oppositions multilatérales sent plus
nombreuses que les bilatérales. Ainsi le système consonantique de l'allemand
scénique comporte 20 phonèmes consonantiques (b, ch, d, f, g, h, k, l, m, n, ng,
p, pf, r, ss, s, sch, l, IV, tz) et par suite 190 oppositions possibles. Parmi elles,
il n'y en a que 13 qui soient bilatérales (à savoir b-p, d-l, g-k, b-m, d-n, g-ng,
pf-f, k-ch, Iz-ss, f-iv, ss-s, ss-sch, r-l), toutes les autres, c'est-à-diré 93 "'o de
tout le système, étant multilatérales. Il y a des phonèmes qui ne participent
à aucune opposition bilatérale : parmi les consonnes allemandes h est dans ce
cas. Au contraire tout phonème doit faire partie d'oppositions multilatérales,
et parmi les oppositions dont un phonème fait partie, les multilatérales sont
toujours plus nombreuses que les bilatérales. Chaque phonème consonantique
allemand participe à 19 oppositions dont deux au plus sont bilatérales. Mais
pour la détermination du contenu phonologique d'un phonème, les oppositions
bilatérales sont justement les plus importantes. Elles jouent donc, malgré leur-
nombre relativement faible, un rôle important dans la structure des systèmes
phonologiques.
A l'intérieur des oppositions multilatérales on peut
distinguer des oppositions homogènes et des oppositions
hétérogènes. Sont homogènes les oppositions multilatérales
dont les termes peuvent être considérés comme les points
extrêmes d'une « chaîne »^ d'oppositions bilatérales. Par ex.
en allemand l'opposition ii-e est multilatérale : les deux
phonèmes n'ont de commun entre eux que d'être des voyelles,
et cette particularité n'est pas limitée à eux seuls : elle
apparaît encore dans toute une série d'autres phonèmes
allemands, à savoir toutes les voyelles. Mais on peut
considérer les termes de l'opposition u-e comme les points
extrêmes d'une chaîne u-o, o-ô, ô-e qui consiste en oppositions
nettement bilatérales : u et o sont les seules voyelles posté-
rieures arrondies, o et ô sont les seules voyelles arrondies de
degré moyen d'aperture, o et e sont les seules voyelles anté-
rieures de degré moyen d'aperture que comporte le système
vocalique allemand : par conséquent l'opposition n-e est
homogène. Également homogène est l'opposition multilaté-
rale x-K) ('( ch » - « ng ») dans le système consonantique
allemand : elle se laisse décomposer en une chaîne d'opposi-
tions bilatérales : x-k, k-g, g-io. Par contre l'opposition p-t
est hétérogène, car entre p et / ne peuvent être supposés
aucuns termes qui soient dans un rapport d'opposition
(1) Aote du Iraditclenr : A. Martinet, BSL, XLll, fasc. 2, p. 27 pen^e qu'il
n'y a dans ce cas d'opposition bilatérale qu'entre l'anhiphonème de l'oppo-
sition d-l d'une part, et le phonème n d'autre part.
(2) Cette expression est de N. Durnovo.
72 N. s. TROUBETZKOY
bilatérale et entre eux et avec ces deux phonèmes. Il est clair
que dans l'ensemble du système phonologique d'une langue,
les oppositions multilatérales hétérogènes doivent toujours
être plus nombreuses que les homogènes. Mais pour la détermi-
nation du contenu phonologique d'un phonème et par suite
aussi pour toute la structure du système phonologique en
question les oppositions homogènes sont très importantes.
On peut distinguer deux sortes d'oppositions multilatérales
homogènes: les linéaires et les non-linéaires, selon que les
termes de l'opposition peuvent se relier à une seule ou à
plusieurs « chaînes » d'oppositions bilatérales. Parmi les
deux exemples indiqués ci-dessus, l'opposition x-y est linéaire,
car la « chaîne » x-k-g-y est dans le cadre du système des
phonèmes allemands la seule concevable. Par contre l'opposi-
tion u-e est non-linéaire car le « chemin » de u à e à l'intérieur
du système des phonèmes allemands peut être conçu comme
empruntant diverses « chaînes » d'oppositions bilatérales :
u-o-ô-e, ou u-û-ô-e, ou u-û-î-e, ou ii-o-a-â-e.
Non moins importante que la distinction entre oppositions
bilatérales et multilatérales est celle qui est à faire entre
oppositions proportionnelles et oppositions isolées. Une oppo-
sition sera appelée proportionnelle si le rapport existant entre
ses termes est identique au rapport existant entre les termes
d'une autre opposition (ou de plusieurs autres oppositions) du
même système. Ainsi par ex. l'opposition allemande p-b est
proportionnelle, car le rapport entre p et 6 est le même
qu'entre i et d et qu'entre k et g. L'opposition p-sch est au
contraire isolée, car le système phonologique allemand ne
possède aucune autre paire de phonèmes dont les termes
soient entre eux dans le même rapport que p et sch. La
distinction entre oppositions proportionnelles et isolées peut
exister aussi bien dans les oppositions bilatérales que dans
les multilatérales : en allemand par ex. les oppositions sui-
vantes sont : a) p-b: bilatérale et proportionnelle, b) r-l:
bilatérale et isolée, c) p-l: multilatérale et proportionnelle,
d) p-sch: multilatérale et isolée.
Dans tout système les oppositions isolées sont beaucoup plus nombreuses
que les proportionnelle*. Dans le système consonantique allemand par ex., il
n'y a que 40 oppositions proportionnelles, mais 150 (c'est-à-dire 80 %) isolées.
Elles se répartissent ainsi :
bilatérales proportionnelles 11 (6 %)
— isolées 2 (I %)
multilatérales proportionnelles 29 (15 %)
— isolées 148 (78 %)
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 73
c'est-à-dire que parmi les bilatérales dominent les proportionnelles et parmi
les multilatérales les isolées.
Les chiffres absolus sont naturellement différents dans chaque langue. Mais
le rapport reste toujours en principe le même : le groupe le plus important est
formé par les oppositions multilatérales isolées et le groupe le plus faible par
les oppositions bilatérales isolées. Entre ces deux points extrêmes se placent
les oppositions proportionnelles parmi lesquelles les multilatérales sont toujours
plus nombreuses que les bilatérales. Pour caractériser un système donné, ce-
qui est important ce n'est pas tant le rapport numérique existant entre les
différentes classes d'oppositions que le pourcentage des phonèmes qui parti-
cipent à chacune de ces classes. Parmi les phonèmes consonantiques allemands,
il n'y en a qu'un seul qui participe exclusivement à des oppositions multila-
térales isolées : c'est h ; trois consonnes (sch, r et l) ne participent qu'à une
opposition bilatérale isolée ; toutes les autres (soit 80 % de tous les phonèmes
consonantiques) participent en même temps à des oppositions iiroportionnelles
bilatérales et multilatérales. En russe les consonnes participant à des opposi-
tions proportionnelles forment 88 % du total et en birman 97 %. Encore plus
important est le rapport du nombre des oppositions proportionnelles bilatérales
au nombre des phonèmes participant à des oppositions. Tandis que dans le
système consonantique allemand 16 phonèmes participent à 11 oppositions
proportionnelles bilatérales, en russe 30 phonèmes consonantiques participent
à 27 de ces oppositions et en birman 60 phonèmes consonantiques participent
à 79 de ces oppositions. Si l'on divise le nombre des oppositions proportionnelles
bilatérales par le nombre des phonèmes qui y participent, on trouve pour le
système consonantique allemand 0,69, pour le russe 0,90 et pour le birman 1,32.
Les différents types d'oppositions conditionnent l'ordre
interne ou la structure de l'inventaire des phonèmes en tant
que système d'oppositions phonologiques. Toutes les opposi-
tions proportionnelles, qui présentent le même rapport entre
leurs termes, peuvent être réunies dans une proportion
(d'où le nom de « proportionnelles ») : par ex. en allemand
b-d — p-t = m-n ou u-o = ii-ô = i-e. D'autre part nous avons
déjà mentionné les chaînes d'oppositions bilatérales qui
peuvent être intercalées entre les termes des oppositions
multilatérales homogènes (et spécialement des homogènes
linéaires). Si l'une des oppositions d'une telle chaîne est
proportionnelle, alors la chaîne se croise avec une proportion.
Si un phonème participe en même temps à plusieurs opposi-
tions proportionnelles, alors plusieurs proportions se croisent.
Aussi un système phonologique peut être représenté sous la
forme de séries parallèles se croisant entre elles. Dans le
système consonantique allemand les proportions b-d = p-l =
m-n d'une part, b-p = d-t et b-m = d-n d'autre part forment
un croisement qui peut être représenté sous la forme de
deux chaînes parallèles p-b-m et t-d-n. Les proportions p-b =
l-d = k-g et b-m = d-n — g-ng indiquent le parallélisme des
chaînes p-b-m et t-d-n avec k-g-ng. Cette dernière chaîne
peut encore être augmentée d'un terme et devient alors
74 N. s. TROUBETZKOY
ch-k-g-ng. D'autre part le rapport ch-k (fricative-occlusive)
est pour l'essentiel identique aux rapports f-pf et ss-tz, qui
de leur côté ne forment qu'une section des chaînes parallèles
li'-f-pf (phon. v-f-p] et s-ss-tz (phon. z-s-c). Enfin ss est en
même temps un terme de l'opposition bilatérale isolée ss-
sch (phon. s-s). On obtient ainsi la figure :
V
z
h d
X
k
9
f
P
s
c
m n
D
qui embrasse 17 phonèmes, c'est-à-dire 85 % de tout le
système consonantique allemand. En dehors de ce schéma
se trouvent d'une part les phonèmes r et / qui, en tant que
seules liquides de l'allemand, forment une opposition bila-
térale isolée, et d'autre part le phonème h qui, à l'égard de
toutes les autres consonnes, se trouve exclusivement dans
des rapports d'oppositions multilatérales isolées^.
L'ordre obtenu par la répartition des phonèmes en séries
parallèles n'existe pas seulement sur le papier et n'a pas
simplement une valeur graphique. Il correspond bien plutôt
à une réalité phonologique. Par le fait qu'un rapport déter-
miné entre deux phonèmes apparaît dans plusieurs oppositions
proportionnelles, il acquiert la possibilité d'être conçu indé-
pendamment des difTérents phonèmes et d'être utilisé phono-
logiquement. Et cela conduit à considérer en tant que telles,
avec une netteté particulière, les propriétés correspondantes
des phonèmes en question et à décomposer avec une facilité
particulière les phonèmes en leurs marques phonologi-
ques.
La dépendance qui existe entre le contenu d'un phonème et la place de ce
phonème dans le système phonologique, et par suite entre ce contenu et la
structure de ce système, est un fait fondamental de la phonologie. Comme les
systèmes d'oppositions phonologiques sont différents selon les langues et les
dialectes, le contenu phonologique des phonèmes est également différent selon
les langues et les dialecte?. La différence peut également résider dans la réali-
sation des phonèmes.
Comme exemple on pourrait citer le phonème r dans diverses langues.
Nous avons déjà vu que le r allemand n'est en rapport d'opposition bilatérale
qu'avec l. Son contenu phonologique est très pauvre, et même à proprement
parler purement négatif : ce n'est pas une voyelle, ce n'est pas une bruyante
(1) Le «phonème / » n'existe pas en allemand correct : le / de cet allemand
doit plutôt être considéré comme une variante combinatoire de la voyelle i
et n'appartient donc pas au système consonantique.
PRINCIPES DE PHONOLOGIE /O
■clétcrminée, ce n'est pas une nasale, ce n'est pas un /. Aussi sa réalisation est
très variée : devant les voyelles c'est chez tel allemand une vibrante dentale,
chez tel autre une vibrante uvulaire, chez tel autre encore une sorte de spirante
gutturale presque sans bruit de frottement ; quand il n'est pas devant une
voyelle, il est prononcé la plupart du temps, soit comme une voyelle indéter-
minée ne faisant pas syllabe, soit comme une gutturale incomplètement formée,
et seulement parfois comme une vibrante faible. — Le r tchèque a un contenu
phonologique beaucoup plus riche, car il se trouve dans un rapport d'opposition
bilatérale non seulement avec l, mais encore avec le phonème tchèque particulier
■r : r ci l sont les deux seules liquides, /■ et r les deux seules vibrantes du tchèque ;
r se distingue de f par le fait qu'il n'est pas une fricative, mais une liquide ;
il se distingue de / par le fait qu'il est une vibrante. Par conséquent le r tchèque
est prononcé toujours et dans toutes les positions comme une sonante nette-
ment et énergiquement roulée. Il ne peut pas être « avalé » — à la difTérence du
r allemand. La prononciation uvulaire n'est pas courante dans le r tchèque,
car alors l'opposition r-f perdrait de sa netteté. Le r tchèque est normalement
dental (« r lingual »). Le r uvulaire n'apparaît que comme variante individuelle
extrêmement rare et on le considère comme fautif^. — Le phonème r du guiliak
ou nivkhe (parlé en Sibérie orientale à l'embouchure de l'Amour et dans la
partie nord de l'île de Sakhaline)^ présente un tout autre aspect. Cette langue
possède en effet à côté du r sonore un J sourd avec son fricatif net. Comme ce
j a la valeur d'une spirante sourde, l'opposition r-j n'est pas seulement bilaté-
rale, mais proportionnelle : elle forme en effet une proportion avec les oppositions
v-f, z-s, y-x, y-T. Le r a donc dans cette langue la valeur d'une spirante sonore.
Dès que le r guiliak est articulé énergiquement (en particulier quand il est
géminé) on entend distinctement un bruit fnVatif de type r — • ce qui ne peut
jamais être le cas pour le r tchèque, car ij risquerait alors de se confondre avec f.
En outre les oppositions v-f, z-s, y-x, y-x sont liées aux chaînes b-p-p', é-d-6',
g-k-k', g-k-k' ; l'opposition r-J est donc parallèlement en rapport avec d-l-V :
il en résulte le schéma :
h
d 3
9
9
P
i é
k
k
P
V (T
k'
k'
V
r z
r
y
f
J s
X
X
Par conséquent une prononciation uvulaire du r guiliak est tout à fait
•exclue : il est toujours réalisé comme une dentale. Le contenu phonologique du r
guiliak est donc « durative sonore de la série dentale ». Le guiliak possédant en
outre un /, le r doit être prononcé nettement vibrant. — Comme dernier fait
<le cette suite d'exemples, on pourrait mentionner le r japonais. Celui-ci est
la seule liquide du système phonologique japonais. Le seul phonème avec lequel
il se trouve dans un rapport d'opposition bilatérale est le r' (palatal) mouillé.
Mais comme toutes les consonnes japonaises possèdent un correspondant
mouillé, cela ne peut être considéré comme une particularité spécifique du r.
Le r japonais doit donc être défini comme « liquide non palatale (non mouillée) »
en entendant par liquide un phonème consonantique qui n'est ni une bruyante,
ni une nasale. Par conséquent la réalisation de ce phonème est tout à fait
(1) Voir Fr. Tràvnicek, « Sprâvnâ ceskâ vyslovnost » (Brno 1935), 24.
(2) Voir à ce sujet E. A. Krejnovic, « Nivchskij (gil'ackij' jazyk », Jazyki
i pis'mennosV narodov Severa III (1934), 188 ss.
76 N. s. TROLBETZKOY
indéterminée. Comme variante facultative apparaît souvent /, mais même si
ce n'est pas le cas, le r peut ne pas être roulé éner^'iquement, car par là il acquer-
rait une individualité trop nette. La plupart du temps r est réalisé par un
unique battement de la langue. L'articulation uvulaire est impossible, car alors
le caractère profjortionnel de l'opposition r-r' pourrait être altéré.
On pourrait allonger jusqu'à l'infini la liste de ces exemples et invoquer
encore beaucoup d'autres langues pour montrer que le contenu phonologique
du phonème r dépend de sa place dans le système phonologique et par suite
de la structure de ce système : dans la plupart des cas la réalisation phonétique
du r, l'amplitude de ses variantes, etc., peuvent également être déduites de
son contenu phonologique. On pourrait, à la place de r choisir n'importe quel
autre phonème : le résultat ne serait pas modifié. En résumé on peut dire que
le contenu phonologique d'un phonème dépend de la structure du système
phonologique dont il fait partie. Et comme le système phonologique est construit
dilTéremment dans chaque langue et dans chaque dialecte, il n'arrive qu'avec
une relative rareté qu'on rencontre dans deux langues différentes un phonème
ayant un contenu phonologique tout à fait pareil. On ne doit pas se laisser
tromper par l'emploi de signes de transcription internationale identiques : ces
signes ne sont qu'im expédient. Si l'on ne devait désigner par la même lettre-
que les phonèmes ayant un contenu phonologique tout à fait pareil, on devrait
employer pour chaque langue un aljihabet particulier.
B) Classification des oppositions d'après le rapport existant
entre les termes de l'opposition : oppositions privatives^'
graduelles et équipotlentes.
La structure d'un système de phonèmes dépend de la
répartition des oppositions bilatérales, multilatérales, pro-
portionnelles et isolées. Le classement des oppositions dans
ces quatre catégories est à cause de cela fort important. Les
principes de classement se réfèrent dans ce cas au système des
phonèmes : qu'une opposition soit bilatérale ou multilatérale^
cela dépend du fait de savoir si ce qui est commun aux termes
de l'opposition est particulier à ces seuls termes ou bien se
retrouve encore dans d'autres termes du même système ;-
qu'une opposition soit proportionnelle ou isolée, cela dépend
du fait de savoir si le même rapport d'opposition se retrouve
encore ou non dans d'autres oppositions du même système^. — -
Mais les types d'oppositions phonologiques peuvent être
également classés sans égard au système dont il s'agit, en
utilisant comme principe de classement les rapports purement
(1) Quant à la classification des oppositions multilatérales en hétérogènes
et en homogènes, et de ces dernières en linéaires et en non-linéaires, elle repose
en dernière analyse sur les mêmes principes.
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 77
logiques existant entre les deux termes de ropposition. Un
tel classement est sans importance pour la structure purement
externe de l'inventaire des phonèmes, mais il acquiert une
grande importance pour apprécier comment fonctionne le
système des phonèmes.
Eu égard au rapport existant entre les termes d'opposition,
les oppositions phonologiques peuvent être réparties en trois
types :
a) Les oppositions privatives sont celles dans lesquelles
un des termes de l'opposition est caractérisé par l'existence
d'une marque, l'autre par l'absence de cette marque : par
ex. « sonore »-« sourd », « nasalisé »-« non nasalisé », « arrondi »-
« non arrondi ». Le terme de l'opposition caractérisé par la
présence de la marque s'appellera « terme marqué » et celui
qui est caractérisé par l'absence de la marque « terme non
marqué ». Ce type d'opposition est pour la phonologie d'une
extrême importance.
b) Les oppositions graduelles sont celles dont les termes
sont caractérisés par différents degrés de la même particu-
larité : par ex. l'opposition entre deux degrés différents
d'aperture des voyelles (par ex. allemand u-o, û-ô, i-e) ou
entre deux degrés différents de hauteur musicale. Le terme
d'une opposition graduelle qui présente un degré extrême
(maximum ou minimum) de la qualité en question est le
terme extrême, l'autre terme par contre est le terme moyen.
Les oppositions graduelles sont relativement rares et moins
importantes que les privatives.
c) Les oppositions éqiiipollenles sont celles dont les deux
termes sont logiquement équivalents, c'est-à-dire ne peuvent
être considérés ni comme deux degrés d'une particularité,
ni comme la négation et l'affirmation d'une particularité :
par ex. allemand p-t, f-k, etc. Les oppositions équipoUentes
sont dans chaque système les plus nombreuses de toutes.
Une opposition phonique extraite et isolée de son système
phonologique et du fonctionnement de ce système est
toujours en même temps équipollente et graduelle. Considérons
par ex. l'opposition entre bruyantes sourdes et sonores. La
phonétique instrumentale enseigne que les consonnes ne sont
que très rarement tout à fait sonores ou tout à fait sourdes :
dans la plupart des cas, il n'y a que différents degrés de parti-
cipation de la voix. En outre la sonorité d'une bruyante est
liée à la détente de la musculature des organes buccaux, la
78 N. s. TROUBETZKOY
surdité par contre est liée à sa tension. Le rapport entre t et d
(par ex. en russe ou en français) est donc, d'un point de vue
purement phonétique, équivoque. Pour que ce rapport ait
une valeur privative, on doit premièrement n'envisager qu'une
seule particularité dilï e rendante (par ex. seulement la partici-
pation de la voix, ou seulement la tension des muscles de la
langue) et faire abstraction de toutes les autres, et deuxième-
ment poser comme « égal à zéro » le degré le plus faible de la
particularité en question. Ainsi par ex. le rapport entre u
et 0 est privatif si l'on considère ces deux voyelles comme les
deux degrés extrêraes d'aperture ou de fermeture et qu'on
donne à l'un de ces degrés d'aperture ou de fermeture la
valeur d'un « degré zéro » : alors ou bien u est le degré « non
ouvert » et o le degré « ouvert », ou bien à l'inverse u est le
degré « fermé » et o le degré « non fermé » du phonème voca-
lique arrondi (ou postérieur). Mais le même rapport devient
graduel dès qu'il existe dans le même système vocalique une
troisième voyelle dont le degré d'aperture soit encore plus
grand que celui de o : alors u est le terme extrême et o le
terme moyen d'une opposition graduelle.
La valeur équipollente, graduelle ou privative d'une opposi-j
tion phonologique dépend donc du point de vue auquel on
se place pour la considérer. Mais on ne doit pas croire que
cette valeur soit purement subjective et arbitraire : par la
structure et le fonctionnement du système phonologique lai
valeur de chaque opposition est la plupart du temps donnée
objectivement et sans équivoque. Dans une langue où, à
part u et o, existent encore d'autres voyelles postérieures- j
(ou postérieures et arrondies) dont le degré d'aperture soit
encore plus grand que celui de o (par ex. o ou a) on doit consi-i
dérer l'opposition u-o comme graduelle. Par contre dans une
langue où w et o sont les seules voyelles postérieures, il
n'existe aucune raison pour donner à u-o la valeur d'une
opposition graduelle. L'opposition i-d qui a été donnée ci-j
dessus comme exemple ne devrait être considérée comme
graduelle que si le système de phonèmes en question contenait
encore un troisième phonème occlusif « dental » dont le
caractère sourd (et la tension des muscles de la langue) soit,
encore plus grand et plus complet que celui du t (ou à l'inverse
plus faible que celui du d). Là où cette condition n'est pas
remplie, il n'existe aucune raison pour considérer l'opposition
i-d comme graduelle. Si le fonctionnement du système des
phonèmes indique que t est le terme non marqué de l'opposi-
PRI.NXIPES DE PHONOLOGIE 79
Aon i-d, celle-ci doit avoir une valeur privative, la tension
les muscles de la langue devant être considérée comme un
phénomène accessoire et sans importance, et le degré de
participation de la voix propre au t comme « degré zéro » :
le sorte que / a la valeur de « non-sonore » et d la valeur de
( sonore ». Mais à l'inverse si d'après les indications que donne
e fonctionnement du système des phonèmes ce n'est pas /,
nais d qui est le terme non-marqué, alors la participation de
a voix devient un phénomène accessoire et sans importance,
ît la tension des muscles de la langue devient la marque de
lifïérenciation de l'opposition, de sorte que / a la valeur de
i tendue » et d celle de « non-tendue ». Si enfin le fonctionne-
ment du système des phonèmes n'indique l'absence de marque
li pour d, ni pour i, alors l'opposition t-d doit être considérée
:omme équipoUente^.
Le classement d'une opposition concrète parmi les priva-
:ives ou les graduelles dépend donc partiellement de la
structure et partiellement du fonctionnement du système
les phonèmes. ^Mais en outre l'opposition elle-même doit
;ontenir quelque chose qui permette de lui attribuer une
•aleur graduelle ou privative. Une opposition comme k-l
le peut en aucune circonstance être privative ou graduelle,
)uisque ses termes ne peuvent être conçus, ni comme com-
Dortant l'affirmation et la négation de la même particularité,
li comme présentant deux degrés différents de cette particu-
arité. Mais l'opposition u-o peut être conçue aussi bien
;omme privative (« fermée »-« non-fermée » ou « ouverte »-
non-ouverte ») que comme graduelle, et le fait qu'elle
loive être considérée effectivement comme privative, ou
rraduelle, ou équipollente, dépend de la structure et du
'onctionnement du système phonologique en question. On
)eut donc distinguer des oppositions effectivement privatives
)U graduelles les oppositions potentiellement ou logiquement
)rivatives ou graduelles, et des oppositions effectivement
squipollentes les oppositions logiquement équipollentes.
foutefois les oppositions logiquement équipollentes sont
oujours aussi effectivement équipollentes, tandis que les
)ppositions effectivement équipollentes ne sont pas toujours
ogiquement équipollentes, mais parfois logiquement pri-
vatives ou logiquement graduelles. D'où le schéma :
(1) Voir sous C.
80 N. s. TROUBETZKOY
logiquement graduelle ^ effectivement graduelle
1 . ^1
logiquement équipollente > effectivement équipollente
' : — : ^'
logiquement privative — — — > effectivement privative
C) Classification des oppositions par rapport à Vétendue de
leur pouvoir distinclif : oppositions constantes et neiitratisabtes.
Par l'expression « fonctionnement d'un système de
phonèmes » nous entendons les combinaisons de phonèmes
admises dans la langue en question aussi bien que la régle-
mentation de la valeur phonologique des diverses oppositions.
Jusqu'ici nous avons parlé de phonèmes, d'oppositions
phonologiques et de systèmes d'oppositions sans prendre
garde à la répartition effective des unités phonologiques dans
la formation des mots et des formes. Cependant le rôle des
diverses oppositions dans une langue donnée est très variable,
selon la mesure où elles possèdent réellement une force distinc-
tive dans toutes les positions phoniques^. En danois œ et e
apparaissent dans toutes les positions imaginables': ils forment
une opposition phonologique constante, dont les termes sont
des phonèmes indépendants. En russe e n'apparait que
devant / et devant les consonnes mouillées, z au contraire
dans toutes les autres positions phoniques : e et s sont donc
ici des sons impermutables qui doivent être considérés, non
comme deux phonèmes indépendants, mais comme deux
variantes combinatoires d'un phonème unique. Mais en
français e et s n'apparaissent comme termes d'une opposition
phonologique distinctive qu'en syllabe finale ouverte : tes-
tait, altez-attait ; dans les autres positions l'apparition de e
et de £ est réglée mécaniquement : en syllabe fermée e, en
syllabe ouverte e, de sorte que ces deux voyelles doivent être
considérées comme deux phonèmes seulement en finale
ouverte, et au contraire dans toutes les autres positions
comme des variantes combinatoires d'un même phonème.
'Cette opposition phonologique est donc neutralisée en
français dans certaines positions. Nous appellerons neutra-
(1) Voir à ce sujet l'article de N. S. Troubetzkoy, «La neutralisation de^
oppositions phonolog'iques », TCLP VI, 29 ss., de même que A. Martinet,
<t Neutralisation et archiplionème », ibid. 46 ss.
PUINCIPES DE PHONOLOGIE 81
lisables les oppositions de ce genre ; les positions phoniques
dans lesquelles la neutralisation se produit seront dites
positions de neuiralisalion, et celles dans lesquelles l'opposi-
tion conserve sa valeur, positions de pertinence.
La différence psychologique entre les oppositions constantes et les opposi-
tions neutralisables est très grande. Les oppositions phonologiques constantes
sont nettement perçues, même par les membres sans éducation i)honétique de
la communauté linguistique et les termes d'ime de ces oppositions sont considérés
comme des « individualités phoniques » différentes. Dans les oppositions phono-
logiques neutralisables, la perception est hésitante : dans les positions de perti-
nence, les deux termes de l'opposition sont nettement distingués, mais par
coJitre dans les positions de neutralisation on est souvent hors d'état d'indi<[uer
lequel des deux termes a été exactement prononcé ou entendu. Mais même dans
les positions de pertinence on sent les termes d'une opposition neutralisable
seulement comme deux nuances différenciant des significations, comme deux
unités phoniques à la vérité différentes, mais cependant étroitement apparentées
l'une à l'autre, et ce sentiment de parenté intime est particulièrement caracté-
ristique des termes de ces oppositions. D'un point de vue purement phonétique
la différence entre / et e français n'est pas plus grande que la différence entre e
et e. Mais malgré cela pour tout français l'intimité de la parenté entre e et e
est évidente, tandis qu'entre i et e il ne peut pas être question d'une intimité
particulière : cela vient naturellement de ce que l'opposition es est neutrali-
sable, alors que l'opposition i-e est constante.
Mais on ne doit pas croire que la différence entre oppositions phonologiques
constantes et neutralisables n'ait un sens que fjour la psychologie. Cette diffé-
rence est extrêmement importante pour le fonctionnement des systèmes phono-
logiques (comme N. Durnovo l'a souligné le premier) et elle doit être comptée
parmi les bases essentielles de la théorie des systèmes phonologiques. La neutra-
lisation et la possibilité de neutraliser les oppositions phonologiques méritent
donc une discussion détaillée.
Avant tout cette notion doit être nettement définie. Tous
les types d'oppositions phonologiques ne peuvent être
« neutralisés ». Dans les positions où une opposition neutra-
lisable est effectivement neutralisée, les marques spécifiques
d'un des termes de l'opposition perdent leur valeur
phonologique et les traits que les deux termes ont en commun
(c'est-à-dire la base de comparaison de cette opposition)
restent seuls pertinents. Dans la position de neutralisation,
un des termes de l'opposition devient donc le représentant de
r« archiphonème » de cette opposition : par « archiphonème »
nous entendons l'en-semble des particularités distinctives
qui sont communes aux deux phonèmes^. Il s'en suit que
seules les oppositions bilatérales peuvent être neutralisées.
Effectivement possèdent seules un archiphonème les opposi-
(1) Voir R. Jakobson dans TCLP II, 8 s.
82 N. s. TROUBETZKOY
lions qui peuvent être opposées à toutes les autres unités
phonologiques du système en question, et une telle faculté
de s'opposer est la condition fondamentale de l'existence
phonologique en général. Si en allemand l'opposition bilatérale
d-i est neutralisée en finale, c'est que le terme d'opposition
qui apparaît dans la position de neutralisation n'est ni une
moyenne ni une ténue, mais « l'occlusive dentale non nasale
en général » et que comme tel il peut être opposé d'une part
à la nasale dentale n, et d'autre part aux occlusives labiales
et gutturales non nasales. Par contre le fait que t et d
allemands ne sont pas admis à l'initiale du mot devant /,
tandis que p et 6 apparaissent dans cette position, n'entraîne
aucune neutralisation des oppositions d-b, p-i: dans un mot
comme Blall « feuille », b conserve toutes ses particularités,
c'est-à-dire qu'il reste une moyenne labiale et qu'il ne peut
pas être considéré conune le représentant de l'archiphonèmc
de l'opposition d-b, car le contenu phonologique d'un tel
archiphonème ne pourrait être que « moyenne en général
et que le b dans Blall ne peut pas être traité comme tel,
puisque g dans glall « lisse, uni » est aussi une moyenne.
Donc la neutralisation proprement dite, par laquelle un terme
d'opposition devient le représentant de l'archiphonème d'unt
opposition, n'est possible que dans les oppositions phono-
logiques bilatérales. Mais il n'en résulte pas, et de loin, que
toutes les oppositions bilatérales soient effectivement neutra-
lisables : il y a dans presque chaque langue des oppositions
bilatérales constantes. Mais si une langue possède une
opposition neutralisable, celle-ci est toujours bilatérale.
Comment doit être réalisé le représentant de l'archiphonème
d'une opposition neutralisable ? Il y a quatre cas possibles :
Premier cas: le représentant de l'archiphonème d'une
opposition neutralisable qui apparaît dans la position de
neutralisation n'est identique à aucun des termes de
l'opposition dont il s'agit. Il est réalisé :
a) Par un son qui est apparenté phonétiquement aux
réalisations des deux termes de l'opposition, mais qui
cependant ne coïncide avec aucun des deux. En russe
l'opposition entre labiales palatalisées et non-palatalisées est
neutralisée devant les dentales palatalisées, et dans la
position de neutralisation apparaissent des labiales « semi-
palatalisées » particulières ; en anglais où l'opposition entre
douces sonores b, d, g et fortes sourdes p, /, /; est neutralisée
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 83
après s, il apparait en cette position des douces sourdes
particulières ; dans certains dialectes bavarois-autrichiens où
l'opposition entre fortes et douces est neutralisée à l'initiale,
il apparaît en cette position des « semi-fortes » ou des « semi-
douces » particulières, etc., etc. Le nombre de ces exemples
pourrait être facilement multiplié. Dans tous ces cas l'archi-
phonème est représenté par un son intermédiaire entre les
deux termes de l'opposition.
b) Quelque peu différents sont les cas où le représentant
de l'archiphonème, outre les traits qu'il a en commun avec
l'un ou l'autre terme de l'opposition, présente encore des
traits spécifiques, propres à lui seul. Ces derniers traits sont
le résultat d'un rapprochement avec le phonème dans le
voisinage duquel se produit la neutralisation de l'opposition.
Ainsi par ex. dans le dialecte chinois de Péking l'opposition
k-c est neutralisée devant i et devant û, un c' palatal
apparaissant comme représentant de l'archiphonème^ ; dans
la langue yami (sur l'île Tobago) le l, mouillé représente
l'archiphonème de l'opposition « / dental » - « 4 cacuminal »
devant un i^, etc. Dans tous ces cas, c'est-à-dire aussi bien
dans ceux cités sous a) que dans ceux indiqués sous b), le
son apparaissant dans la position de neutralisation est une
sorte de variante combinatoire aussi bien de l'un que de
l'autre terme de l'opposition. Quoique les cas où l'archi-
phonème est représenté par un son qui n'est complètement
identique à aucun des termes de l'opposition soient fort
nombreux, ils sont cependant beaucoup plus rares que les
cas où le son apparaissant dans la position de neutralisation
est plus ou moins identique à la réalisation d'un terme
déterminé de l'opposition dans la position de pertinence.
Deuxième cas : le représentant de l'archiphomène est iden-
tique à la réalisation d'un des termes de l'opposition, le
choix de ce représentant de l'archiphonème étant conditionné
extérieurement. Cela n'est possible que dans les cas où la
neutralisation d'une opposition neutralisable dépend du voisi-
nage d'un certain phonème. Le terme d'opposition qui est
« analogue », « apparenté » ou même tout à fait identique à
(I) Voir Henri Frei dans Bulletin de la Maisori Franco- japonaise VIII
(1936), n° I, 130.
{2) Voir Erin Assai, « A study of Yami Language, an Indonesian Language
spoken on Botel Tobago Island » (Leide 1935), 15.
84 N. s. rUOUBETZKOY
ce phonème voisin, devient le représentant de l'archiphonèrae.
Dans beaucoup de langues où l'opposition entre bruyantes
sourdes et sonores (ou tendues et non-tendues) est neutralisée
devant les bruyantes de même type d'articulation, il ne peut
se trouver devant les bruyantes sonores (ou non-tendues)
que des bruyante» sonores, et devant les sourdes (ou tendues)
que des bruyantes sourdes ; en russe où l'opposition entre
consonnes palatalisées et non-palatalisées est neutralisée
devant les dentales non-palatalisées, il ne peut y avoir en
cette position que des consonnes non-palatalisées, etc. Dans
les cas de ce genre (qui sont relativement rares), le choix
d'un terme de l'opposition pour représenter l'archiphonème
correspondant est condilionné d'une façon apurement exiérieure,
par la nature de la position de neutralisation.
Troisième cas: le choix d'un terme de l'opposition pour
représenter l'archiphonème est conditionné iniérieuremenl :
a) Dans les cas de ce genre apparaît dans la position de
neutralisation un des termes de l'opposition, sans que son
choix puisse aucunement être mis en rapport avec la nature J
de la position de neutralisation. Mais par le fait qu'un des ■
termes de l'opposition apparaît en cette position pour
représenter l'archiphonème correspondant, ses traits spéci-
fiques deviennent non pertinents, tandis que les traits
spécifiques de son partenaire prennent une pleine pertinence
phonologique : le premier terme de l'opposition doit donc
être considéré comme «un archiphonème+zéro », le second
au contraire comme «un archiphonème+une marque
déterminée ». Autrement dit, tout terme d'opposition qui
est admis dans la position de neutralisation est, au point de
\ ue du système phonologique en question, non marqué, tandis
que le terme opposé est marqué. Il va de soi que cela ne peut
avoir lieu que si l'opposition neutralisable est logiquement
privative. La plupart des oppositions phonologiques neutrali-
sables appartiennent à cette classe, c'est-à-dire ont la valeur
d'oppositions entre un terme marqué et un terme non
marqué, tout terme d'opposition qui apparait dans les posi-
tions de neutralisation étant à considérer conime le terme
non marqué.
h) Si cependant l'opposition neutralisable n'est pas priva-
tive, mais graduelle (par ex. l'opposition entre les différents
degrés d'aperture des voyelles ou entre les différents registres
de hauteur musicale), alors c'est toujours le terme extrême
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 85
d'opposition qui apparaît dans la position de neutralisation.
En bulgare et dans les dialectes grecs modernes où les
oppositions u-o et i-e sont neutralisées dans les syllabes
inaccentuées, les voyelles les plus fermées (ou plutôt les
moins ouvertes) u et i servent à représenter les archiphonèmes
correspondants dans la position de neutralisation ; en russe
où l'opposition o-a est neutralisée dans les syllabes inaccen-
tuées, la voyelle la plus ouverte (ou pour mieux dire la moins
fermée) a représente l'archiphonème correspondant dans les
syllabes immédiatement prétoniques ; en lamba (langue
bantou de la Rhodésie du Xordj où l'opposition entre le
registre grave et le registre moyen est neutralisée en finale,
seul le registre grave est admis dans la position de neutrali-
sation, c'est-à-dire en finale^, etc. On pourrait facilement
multiplier ces exemples, La cause de ce phénomène est évidem-
ment claire. Nous avons déjà souligné qu'une opposition
graduelle ne peut être considérée comme telle que si le même
système phonologique contient encore un élément qui présente
un autre degré de la même particularité ; en outre ce degré
doit toujours être plus élevé que le terme « moyen » de
l'opposition : i-e forment une opposition graduelle pourvu que
le même système vocalique contienne encore une voyelle
dont le degré d'aperture soit plus grand que celui de e, etc.
Le terme <' extrême » d'une opposition graduelle présente
donc toujours le degré minimum de la particularité en
question, tandis que le terme moyen de la même opposition
dépasse toujours ce minimum, c'est-à-dire peut être représenté
comme " le minimum — quelque chose de la même particula-
rité ». Et comme l'archiphonème ne doit contenir que ce qui
est commun aux deux termes d'opposition, il ne peut donc
être représenté que par le terme extrême de l'opposition 2. —
Si l'opposition neutralisable est logiquement équipollente
{\) Clément M. Doke, «A study uf Lamina Phonetits -, Banlu Studies
July 1928.
(21 Ce qui vient d'être dit ne concerne naturellement que les oppositions
graduelles neutralisables dont l'un des termes est im « extrême ». Là où les
deux termes d'opposition présentent différents degrrés moyens de la particularité
en question, l'un ou l'autre terme peut représenter rarchiphonème, selon la
manière dont est traitée la particularité en question, du point de vue de la
langue donnée. Pratiquement il s'agit la plupart du temps de l'opposition
entre deux types de voyelle e ou de voyelle 0. Dans une langue e et 0 fermés,
dans une autre e et 0 ouverts valent comme non-marqués, d'après ce qui ressort
de leur apparition en position de neutralisation. Donc dans de tels ca« l'oppo-
>ilion, du point de vue phonologique, n'est plus graduelle.
86 N. s. TROUBETZKOY
il est natiirellemenl impossible que le choix du représentant
de l'archiphonème soit conditionné intérieurement. Mais
on peut remarquer que la neutralisation d'une opposition
logiquement équipollente est en somme un phénomène rare.
Quatrième cas : les deux termes de l'opposition représentent
tous deux l'archiphonème : un terme dans une partie et
l'autre terme dans une autre partie des positions de neutra-
lisation. Ce cas est logiquement l'opposé du premier, où
aucun des deux termes de l'opposition n'est le représentant
de l'archiphonème. Sous sa forme pure ce cas est fort rare.
La plupart du temps le quatrième cas est une simple
combinaison du second et du troisième. Par ex. en japonais
l'opposition entre les consonnes mouillées (teintées de i
ou de /) et non mouillées est neutralisée devant e et i, les
consonnes mouillées représentant l'archiphonème en question
devant /, et les consonnes non-mouillées le représentant devant
e: il est clair qu'ici le choix du représentant de l'archiphonème
est conditionné extérieurement devant i, et intérieurement
devant e. Mais il est des cas où une telle interprétation n'est
pas admissible. En allemand l'opposition ss-sch est neutralisée
devant consonne, l'archiphonème étant représenté par sch
à l'initiale de racine, mais par ss à l'intérieur ou en finale de
racine : il ne peut pas être question ici que le choix de
l'archiphonème soit conditionné extérieurement, pas plus
qu'intérieurement, surtout étant donné qu'il s'agit ici d'une
opposition équipollente. Dans d'autres cas les différentes
positions de neutralisation ne sont pas, du point de vue
phonologique, tout à fait équivalentes : c'est pourquoi les
deux représentants de l'archiphonème ne peuvent pas être
considérés tout à fait de la même façon. Ainsi en allemand
l'opposition entre le « ss dur » et le « s doux » est neutralisée
aussi bien à l'initiale de racine qu'en finale de morphème, à
l'initiale le « s doux », en finale le « ss dur » apparaissant comme
représentants de l'archiphonème. Mais en allemand la finale
est la position phonique de distinction minima des phonèmes :
en cette position les oppositions p-b, t-d, k-g, ss-s^ f-ii\ ainsi
que les oppositions de quantité des voyelles, sont neutralisées,
et sur l'ensemble des 39 phonèmes de la langue allemande, il
ne peut s'en trouver là que 18, tandis qu'à l'initiale
apparaissent 36 phonèmes : a, ah, àh, au, 6, ch, d, c, eh, ei,
eu, f, g, h, i ou /, ih, k, l, m, n, o, oh, ô, ôh, p, pf, r, s, sch, i, u,
uh, u, iïh, w, z. Il est clair que le représentant de l'archi-
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 87
phonème apparaissant à l'initiale doit, en ces circonstances,
être considéré comme le plus authentique. Et comme dans
le cas de i<- ss dur »-« s doux» il s'agit d'une opposition
logiquement privative, on pourra la considérer comme
effectivement privative et le « s doux » comme son terme
non marqué.
Ainsi donc il y a des cas où la neutralisation d'une opposition
privative indique clairement et objectivement quel terme de
cette opposition est non-marqué et quel terme est marqué :
dans le «cas III » le terme non-marqué de l'opposition
neutralisée sert d'unique représentant de l'archiphonème ;
dans le « cas IV » il sert à représenter l'archiphonème dans
la position de différenciation maxima des phonèmes.
Parfois là neutralisation d'une opposition donne une
indication sur le caractère marqué d'un terme d'une autre
opposition. Souvent en effet une opposition neutralisable
est neutralisée au voisinage du terme marqué d'une opposition
apparentée. Par ex. en artchine (langue du Caucase oriental)
l'opposition entre les consonnes arrondies et non-arrondies
est neutralisée devant o, u, ce qui désigne o, u comme les
termes marqués des oppositions o-e, u-i.
Par la neutralisation, les oppositions logiquement priva-
tives deviennent donc effectivement privatives et la
distinction entre les termes d'opposition marqués et non-
marqués reçoit un fondement objectif.
3. Les corrélations
Deux phonèmes qui se trouvent l'un vis-à-vis de l'autre
dans un rapport d'opposition bilatérale sont par là même
étroitement apparentés, car ce qu'ils ont en commun
n'apparaît dans aucun autre phonème du même système,
et ils sont par conséquent les seuls de leur espèce. Par leur
opposition ce qui est spécifique, ce qui est spécialement propre
à chacun d'eux se détache clairement de ce qui leur est
commun, de ce qui les relie ensemble. Par contre deux
phonèmes qui sont entre eux dans un rapport d'opposition
multilatérale apparaissent comme des unités non-analysables.
Dans les phonèmes qui font partie d'une opposition propor-
tionnelle, la particularité différenciante se laisse facilement
séparer des autres particularités, car elle apparaît dans
plusieurs paires de phonèmes du même système comme
88
N. 5. TROLBETZKOY
particularité difïérenciante ; elle peut donc facilement être
abstraite, c'est-à-dire être conçue indépendamment de toutes
les autres particularités. Par contre dans les phonèmes qui
participent à une opposition isolée, la particularité dilTéren-
ciante n'est pas si clairement saisissable, puisque justement
elle n'apparaît qu'une fois dans le système en question et
seulement en liaison avec les autres particularités des
phonèmes auxquels elle est propre. De tous les rapports
logiques possibles entre deux phonèmes le rapport privatif
est celui dans lequel l'existence ou la non-existence de certaines
particularités des phonèmes en question apparaît avec le plus
de clarté, et par suite l'analyse du contenu phonologique des
phonèmes se trouvant entre eux dans un rapport privatif
d'opposition est des plus faciles. Par contre le contenu
phonologique des phonèmes se trouvant entre eux dans un
rapport équipoUent se laisse analyser avec plus de difficulté.
Deux phonèmes qui font partie d'une opposition neutralisable
sont à considérer, même dans la position de pertinence, comme
étroitement apparentés, chacun d'eux ayant la valeur d'une
variété particulière de l'archiphonème en question, dont la
réalité est garantie par son apparition dans la position de
neutralisation. Par contre pour deux phonèmes dont l'opposi-
tion est constante, l'appartenance à un archiphonème est
beaucoup moins évidente.
De tout cela on peut tirer la rom-lusion suixante : la parti-
cipation de deux phonèmes à une opposition bilatérale
proportionnelle privative et neutralisable fait que d'une part
le contenu phonologique de ces deux phonèmes peut être
analysé de la façon la plus claire et que d'autre part ces deux
phonèmes sont à considérer comme apparentés entre eux d'une
manière particulièrement intime. Par contre deux phonèmes
qui se trouvent l'un vis-à-vis de l'autre dans un rapport
d'opposition multilatérale isolée ''et par suite non neutra-
lisable) sont, quant à leur contenu phonologique, aussi peu
clairs que possible, et quant à leur parenté, aussi éloiçrnés
l'un de l'autre que possible (ces traits étant particulièrement
accusés s'il s'agit d'une opposition hétérosrène'.*
Si l'on considère d'une part les oppositions bilatérales
proportionnelles privatives neutralisables et d'autre part les
oppositions multilatérales hétérogènes isolées comme deu>
extrêmes, tous les autres types d'oppositions se laissent
ranger entre ces deux points extrêmes. Plus un système
présente d'oppositions bilatérales, homogènes, proportion-
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 89
nelles, privatives et neutralisables, plus il est cohérent. Par
contre plus les oppositions logiquement équipoUentes, les
oppositions isolées, les oppositions multilatérales et les
oppositions hétérogènes dominent dans un système, moins
ce système est cohérent. Il paraît donc convenable de
détacher par une expression particulière les oppositions
bilatérales proportionnelles privatives de toutes les autres
oppositions. On emploie comme telle dans la littérature
phonologique l'expression de « corrélation ». Mais la définition
qui est donnée du concept de « corrélation » et de quelques
notions qui y sont liées dans le « Projet de terminologie
phonologique standardisée » [TCLP IV, 1930) doit être
quelque peu modifiée, car elle a été faite à une époque où
la théorie des oppositions était encore incomplètement
développée. Aujourd'hui nous proposons les définitions
suivantes ;
Par « paire corrélative » nous entendons deux phonèmes
qui se trouvent l'un vis-à-vis de l'autre dans un rapport
d'opposition bilatérale proportionnelle logiquement privative.
Une marque de corrélation est une particularité phonologique
par l'existence ou la non-existence de laquelle une série de
paires corrélatives est caractérisée (par ex. la nasalité
vocalique qui, en français, différencie les paires corrélatives
an-a, on-o, in-e, un-eu). Par corrélation on entendra
l'ensemble de toutes les paires corrélatives qui sont caracté-
risées par la même marque de corrélation. Un phonème
apparié est celui qui fait partie d'une paire corrélative ;
on appellera par contre non-apparié un phonème qui ne fait
partie d'aucune paire corrélative.
La notion de « corrélation » est certes très féconde pour compléter la phono-
logie. Toutefois dans les premiers temps qui ont suivi sa découverte, son impor-
tance a été quelque peu surestimée : on a confondu en une seule masse toutes
les oppositions dont les termes ne forment pas une paire corrélative, en les dési-
gnant par le terme commun de « disjonctions », de sorte qu on ne reconnaissait
que deux sortes de rapports entre les unités phonologiques : ou corrélation,
ou disjonction. Une étude plus précise a montré qu'en réalité il faut distinguer
plusieurs espèces d'oppositions phonologiques et que la notion de disjonction
dans son contenu primitif, trop général, est stérile. Plus tard devait être décou-
verte la différence de principe entre corrélations neutralisables et non neutrali-
sables. Du reste même une corrélation non neutralisable garde son importance
pour la cohérence du système phonologique. Avec cette restriction l'étude des
corrélations peut prendre la place qui lui revient dans la phonologie^.
(1) Pour plus de développements, voir (avec la restriction déjà mentionnée)
N. S. Troubetzkoy, « Die phonologischen Système », TCLP IV, 96 ss. L'expres-
sion " corrélation », adoptée et proposée par Jakobson, a été employée pour
90 N. s. TROUBETZKOY
Selon la marque de corrélation on distinguera divers types
de corrélations, par ex. la corrélation vocale (français d-t,
b-p, g-k, z-s, etc.), la corrélation de quantité {â-a, F-i, etc.).
('es différents types de corrélations se trouvent l'un vis-à-vis
de l'autre à divers degrés de parenté et se répartissent en
groupes parents. Comme base de répartition, on utilisera en
outre le rapport existant entre la marque de corrélation et
les autres particularités des phonèmes en question. Ainsi par
exemple la corrélation vocale (français d-t, b-p) et la corréla-
tion d'aspiration appartiennent à la même classe de parenté,
puisque leurs marques de corrélation représentent différents
types de travail laryngal et de tension de l'espace buccal, et
cela indépendamment de la localisation de l'articulation
dans l'espace buccal, etc.
La répartition des corrélations en classes de parenté n'est pas un simple
artifice théorique. Elle correspond bien à une réalité concrète. Même la cons-
cience linguistique dans sa naïveté sent d'une manière tout à fait claire que
les oppositions u-û et e-ô en allemand sont il est vrai distinctes, mais qu'elles
se trouvent cependant sur le même plan, tandis que l'opposition entre â long
et a bref est sur un tout autre plan. La projection des oppositions phonologiques
(et par suite aussi des corrélations) tantôt sur le même plan, tantôt sur des
plans différents est justement l'aboutissement psychologique des rapports
de parenté qui existent entre les marques de corrélation, rapports qui forment
la base de la répartition des corrélations en classes de parenté.
4. Les faisceaux de corrélations
Là où un phonème participe à plusieurs corrélations de la
même classe de parenté, tous les phonèmes faisant partie des
mêmes paires corrélatives se réunissent en faisceaux de
corrélations à plusieurs termes. La structure de ces faisceaux
est très variée et dépend non seulement du nombre de corré-
lations qui y participent, mais aussi de leurs rapports
réciproques.
Les faisceaux les plus fréquents sont ceux que forment
deux corrélations parentes. Deux cas sont alors possibles :
ou bien les deux termes de chaque corrélation font aussi
partie de l'autre, ou bien les deux corrélations ne possèdent
la première fois à propos d'une opposition bilatérale proportionnelle dans sa
proposition (contresignée par S. Karcevskij et N. S. Troubetzkoy) au Congrès
de Linguistes de La Haye. Voir I" Congrès Internalional de Lingitisles, La Haye
1928, Propositions, 36 ss.. Actes du I^^ Congrès Internalional de Linguistes,
33 ss. et TCLP II, 6 s.
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 91
qu'un terme commun. Dans le premier cas, il en résulte un
faisceau à quatre termes, dans le second un faisceau à trois
termes. Ces deux cas peuvent être illustrés au mieux par le
sanscrit et le grec ancien. Dans les deux langues les occlusives
participent à la fois à la corrélation vocale et à la corrélation
d'aspiration. Mais il en résulte en sanscrit un faisceau à
quatre termes :
p-pli t- tli k-kh
b-bh d-dh g-gh etc.
et par contre en grec un faisceau à trois termes :
77
T
X
/\
/\
/\
P 9
8 e
Y •/
Quand trois corrélations parentes par nature sont liées, des
faisceaux de quatre à huit termes sont théoriquement
possibles. Et de fait beaucoup de ces types sont attestés par
des exemples provenant de diverses langues. Dans la plupart
des langues du Caucase, la corrélation vocale et la corrélation
de mode d'expiration se combinent avec la corrélation de
rapprochement (il faut entendre par là l'opposition existant
entre occlusives ou afïriquées d'une part et spirantes d'autre
part). Il en résulte par ex. en tchétchène un faisceau à quatre
termes^ :
y q z c z c
/ *' ^
où l'opposition de rapprochement n'est pertinente que pour
les sourdes (« r » et ci» sont réalisés à l'initiale comme
afïriqués, à l'intérieur et en fm de mot comme spirants), et
l'opposition de mode d'expiration n'est pertinente que pour
les occlusives (ou afïriquées). En géorgien les mêmes corréla-
tions fournissent un faisceau à cinq termes, car ici la corréla-
tion de rapprochement s'étend aux deux termes de la
corrélation vocale :
c c
3 c i c
z s z s
(l) N. s. Troubetzkoy, «Die Konsonantensysteme der ostkaiikasischen
Sprachen », Caucasica VIII (1931).
92 N. s. TROUBETZKOY
Enfin en tcherkesse il résulte des mêmes corrélations un
faisceau à 6 termes :
a Ik A
3 C C
I S 's
la corrélation de mode d'expiration s 'étendant ici aux deux
termes de la corrélation de rapprochement.
La liaison des termes d'un faisceau de corrélations est
particulièrement étroite si tout le faisceau est neutralisable.
Ces faisceaux de corrélations neutralisables ne sont pas
rares. Les faisceaux à quatre termes du sanscrit cités ci-
dessus sont neutralisables devant les bruyantes et en finale
(la ténue non-aspirée apparaissant en finale absolue comme
unique archiphonème). En coréen où les occlusives forment
des faisceaux à trois termes (douce, forte, aspirée), ces
faisceaux sont neutralisés en finale et les archiphonèmes en
question sont représentés par des implosives. D'autre part
les consonnes coréennes forment par rapport à leur timbre
des faisceaux de corrélations à trois termes (neutre, mouillée,
labialisée), ces faisceaux étant neutralisés en finale et leurs
archiphonèmes étant représentés par des consonnes de timbre
neutre. Mais en outre la corrélation de mouillure est neutralisée
devant i (représentant de l'archiphonème conditionné exté-
rieurement), et la corrélation de labialisation devant u et y
(représentant de l'archiphonème conditionné intérieurement)^.
En artchine (groupe de langues du Caucase oriental) les
sifflantes aiguës forment un faisceau de corrélations à six
termes (moyenne — affriquée sourde sans occlusion glottale
— affriquée faible sans occlusion glottale — affriquée forte
avec occlusion glottale — spirante sourde faible — spirante
sourde forte) qui est neutralisé devant f, d, la spirante
(faible ?) représentant l'archiphonème. Ces exemples pour-
raient être facilement multipliés,
La projection de tous les termes d'un faisceau de corrélations sur un même
plan, de même que la liaison étroite et réciproque existant entre ses termes
ont pour conséquence de rendre souvent fort difficile l'analyse du faisceau en
corrélations isolées. Là où par ex. diverses corrélations prosodiques se lient en
un faisceau, les termes de ce faisceau sont traités, tantôt comme des « accents »
distincts, les différences de quantité ou les dilTérences dans le type de coupure
tonique n'étant pas considérées à part — tantôt comme des degrés quantitatifs
distincts, sans égard aux différences de déroulement tonique. En outre de
(I) A. Cholodoviô, «O latiuizacii korejskogo pis'ma », Sovelskoje Jazykoz-
nanije ], 144 ss.
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 93
telles erreurs n'arrivent pas seulement à des novices et à des sujets parlants
inexpérimentés, mais aussi à des théoriciens, souvent même à des phonéticiens
de profession. Des cas de ce genre sont une preuve que le classement des corré-
lations en classes de parenté correspond à une réalité psychologique. Ils ne sont
possibles que si un faisceau de corrélations existe réellement, c'est-à-dire si un
phonème participe à plusieurs corrélations du même groupe de parenté.
Si un phonème participe en même temps à plusieurs
corrélations appartenant à des groupes de parenté différents,
ces corrélations ne se lient pas en faisceau : elles ne se
projettent pas sur le même plan, mais se superposent l'une à
l'autre. Le i long accentué de l'allemand participe en même
temps à plusieurs corrélations : à la corrélation d'accentuation,
à la corrélation de quantité et à la corrélation d'arrondisse-
ment. Mais tandis que les deux premières forment un faisceau
(le faisceau de corrélations prosodiques), la corrélation
d'arrondissement (i-iz, e-o) appartient évidemment à un tout
autre plan. Il peut naturellement arriver aussi que deux
faisceaux de corrélations se trouvant sur des plans dilîérents
se superposent l'un à l'autre et qu'ils soient tous deux neutra-
lisés en certaines positions. Nous avons déjà mentionné le
coréen où les occlusives forment un faisceau de corrélations
(consistant en douces, fortes et aspirées) et où en outre toutes
les consonnes, parmi lesquelles aussi les occlusives, forment
un faisceau de timbre (consistant en un terme neutre, un
terme palatalisé et un terme labialisé). Ces deux faisceaux
de corrélations sont tous deux neutralisés en finale, de sorte
que la gutturale implosive K représente à la finale des mots
coréens un archiphonème auquel correspondent à l'intérieur
du mot neuf phonèmes (g, k, k" ; g', k', k" ; g°, k^, k°'). Mais
malgré cela les faisceaux g-k-k" et g-g'-g° se trouvent évidem-
ment sur des plans tout différents.
IV. SYSTÈMES PHONOLOGIQUES
DES OPPOSITIONS PHONIQUES DISTINCTIVES
1. Remarques préliminaires
Nous avons jusqu'ici considéré les diverses sortes d'opposi-
tions phonologiques à différents points de vue : a) au point
de vue de leurs rapports avec les autres oppositions du même
94 N. s. TROUBETZKOY
système ; b) au point de vue du rapport logique existant
entre les termes mêmes de l'opposition ; c) au point de vue
de l'étendue de leur pouvoir distinctif. Ces trois manières
de les considérer amènent à les classer de trois façons : a) en
oppositions bilatérales ou multilatérales, proportionnelles ou
isolées ; b) en oppositions privatives, graduelles ou équi-
pollentes ; c) en oppositions neutralisables ou constantes.
Toutes ces manières de les considérer et tous ces principes
de classement ne valent pas seulement pour les oppositions
phonologiques, mais aussi pour n'importe quel autre système
d'oppositions : ils ne contiennent rien de spécifiquement
phonologique. Aussi pour qu'ils puissent être employés avec
succès à l'analyse de systèmes concrets d'oppositions phono-
logiques, il faut qu'ils soient complétés par des principes de
classement spécifiquement phonologiques.
Ce qu'a de spécifique une opposition phonologique consiste
dans le fait que cette opposition est une différence phonique
distindive. La « distinction » au sens phonologique, c'est-à-dire
le pouvoir de différencier des significations, est quelque chose
qui n'a pas besoin de classification plus précise. Toutefois les
oppositions phonologiques se laissent classer à ce point de vue
en oppositions distinguant des mois (oppositions lexicales) et en
oppositions distinguant dos plirases (oppositions syntactiques).
En effet les significations qui peuvent être distinguées par des
oppositions phonologiques sont ou bien des significations de
mots (en y comprenant les significations des diverses formes
grammaticales des mots) ou bien des significations de phrases.
Pour les systèmes phonologiques des diverses langues, cette
classification est d'une certaine importance, mais elle est
moins importante pour le système général des oppositions
phonologiques. En effet toutes les oppositions phonologiques
qui apparaissent dans une langue déterminée avec la fonction
de distinguer des phrases se présentent dans une autre
langue avec la fonction de distinguer des mots. Il n'y a pas
à proprement parler d'oppositions phonologiques spéciales
pour différencier des phrases : la même opposition est
employée dans une langue pour distinguer des phrases, dans
une autre langue pour distinguer des mots.
Beaucoup plus important pour le système général des
oppositions phonologiques est le fait que ces oppositions sont
des différences ptwniques. Dans les oppositions phonologiques
on oppose entre eux, non pas des gestes des mains ou des
signaux faits avec des drapeaux, mais des particularités
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 95
phoniques déterminées. Que celte opposition ait pour but de
distinguer des significations, cela peut être supposé connu.
Il a été dit dans le chapitre III comment les particularités
phoniques s'opposent entre elles, c'est-à-dire quelles sortes
d'oppositions en découlent. Il s'agit maintenant d'étudier
quelles particularités phoniques forment dans les différentes
langues du monde des oppositions phonologiques distinctives.
Dans le chapitre III nous avons opéré avec des concepts
purement logiques. Maintenant nous devons relier ces concepts
logiques à des concepts acoustiques et articulatoires, c'est-à-
dire à des concepts phonétiques. En effet, aucune autre science
que la phonétique ne peut nous renseigner sur les diverses
particularités phoniques. Mais en outre nous ne devons pas
oublier ce qui a été dit dans l'introduction sur les rapports
entre la phonologie et la phonétique. Déjà par le fait qu'ils
sont insérés dans le système de catégories oppositionnelles
traité dans le chapitre III, les concepts phonétiques avec
lesquels le phonologue travaille apparaissent nécessairement
quelque peu schématisés et simplifiés. Aussi, il reste très peu
de chose de la phonétique dans l'exposé qui va suivre. Mais
les phonéticiens n'en doivent pas être désappointés : notre
tâche dans le présent chapitre n'est pas de systématiser les
possibilités qu'a l'appareil phonatoire de produire des sons,
mais de passer systématiquement en revue les particularités
phoniques effectivement utilisées dans les différentes langues
(kl monde pour distinguer des significations.
C'est pourquoi il importe peu pour le plionologue de se servir d'une termino-
logrie phonétique, soit acoustique, soit physiolog'ique. Il s'agit uniquement de
désigner d'une façon non ambiguë des particularités phoniques qui sont étudiées
et envisagées de différents points de vue dans la littérature phonétique spéciale
et qui malgré des difïérences d'opinion peuvent être reconnues au moins comme
objets de recherche par tous les phonéticiens. Si la phonétique instrumentale
moderne, en particulier par l'usage du film acoustique et de la radiographie,
en vient de plus en plus à l'idée que les mêmes effets phoniques peuvent être
obtenus par des mouvements tout à fait différents des organes articulatoires
(Paul Menzerath, G. Oscar Russel) et si par conséquent des expressions comme
« voyelle antérieure » ou « occlusive » sont à réprouver du point de vue des
méthodes modernes, cependant ces expressions ont toutefois l'avantage d'être
bien comprises par tous ceux qui connaissent la phonétique classique. Le phoné-
ticien, même le plus pointilleux (pourvu qu'il ne soit pas un pédant), peut
accepter ces expressions, à défaut d'autres meilleures et plus exactes, comme
désignations conventionnelles d'objets de recherche connus. La terminologie
acoustique est par malheur encore très pauvre. Il est par conséquent inévitable
dans la plupart des cas d'employer les termes de physiologie vocale créés par la
phonétique classique, bien que la phonétique moderne, comme on l'a dit,
attribue à l'effet acoustique une plus grande constance et une plus grande
96 N. s. TROUBETZKOY
unité qu'aux mouvements articulatoires provoquant cet effet. La phonologie,
qui n'a besoin la plupart du temps que de désigner des concepts phonétiques
généralement connus, peut laisser de côté ces difficultés de terminologie.
2, Classement des particularités phoniques distinctives
Les particularités phoniques qui forment des oppositions
distinctives dans les diverses langues peuvent être réparties
en trois classes : particularités vocaliques, consonaniiques et
prosodiques. Les phonèmes vocaliques consistent en particu-
larités vocaliques distinctives et les phonèmes consonantiques
en particularités consonantiques distinctives. Par contre il
n'y a aucun phonème qui consiste exclusivement en particu-
larités prosodiques. Ces particularités sont plutôt liées, selon
les langues, à un phonème vocalique déterminé, ou à un
phonème consonantique déterminé, ou enfin à toute une suite
de phonèmes.
Les définitions des diverses classes de particularités
phoniques distinctives doivent donc être précédées par un
examen des notions de « voyelle » et de « consonne ».
L. Hjelmslev a essayé de définir ces notions sans avoir recours à aucime
notion phonétique : les voyelles seraient des phonèmes (ou selon la terminologie
de Hjelmslev des « cénèmes » ou « cénématèmes ») qui possèdent la faculté
de former à eux seuls une unité significative ou un mot : « which hâve the
faculty of forming a notional unit or a word by themselves », tandis que tous
les autres phonèmes («cénèmes» ou «cénématèmes») sont des consonnes*.
Cette définition qui évidemment limite beaucoup trop le domaine de la notion
de voyelle (en allemand par ex. il ne resterait que trois phonèmes vocaliques :
Oh, Au et Ei) a été plus tard complétée par Hjelmslev au moyen d'une addition :
« Nous entendons par voyelle un cénème susceptible de constituer à lui seul
un énoncé, ou bien admettant à l'intérieur d'une syllabe les mêmes combinai-
sons qu'un tel cénème »*. Toutefois même sous sa deuxième rédaction plus déve-
loppée cette définition n'est pas soutenable. Comme il a été dit, sont employés
en allemand comme interjections parmi les véritables voyelles seulement o,
parmi les diphtongues seulement œe et ao, et comme mots seulement Au
« prairie » et Ei « œuf ». Ces phonèmes vocaliques peuvent tous trois se trouver
notamment en fin de mot {froh « joyeux », Fraa « femme », frei « libre »), mais
pas devant 7). Par contre les voyelles brèves ne peuvent pas se trouver en fin
de mot, mais quelques-unes d'entre elles (à savoir i, ii, û, a, e) peuvent se trouver
devant ??. Si l'on considère les interjections telles que Oh.', AU, ^u.' comme des
expressions indépendantes (notional units, énoncés), on doit reconnaître la
(1) L. Hjelmslev «On the principles on phonematics », Proceedings of Ihe
Second Jnlernational Congress of Phonetic Sciences (1935), 52.
(2) L. Hjelmslev «Accent, intonation, quantité», Studi Ballici \'J, 1936-
1937, 27.
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 97
même qualité à l'interjection sch ! (comme invitation au silence). Ainsi donc
d'après la définition de Louis Hjelmslev d'une part les brèves allemandes u,
ù, i, a, e doivent être considérées comme des consonnes, et d'autre part le s
allemand et tous les phonèmes qui participent aux mêmes combinaisons (c'est-
à-dire pratiquement toutes les consonnes) doivent être considérés comme des
voyelles. Dans d'autres langues il est encore plus évident que la définition
proposée par L. Hjelmslev est insoutenable. En russe, outre l'interjection é!,
il existe encore les interjections s .' et c .'. Dans certaines autres langues le nombre
des consonnes faisant syllabe, employées isolément ou comme commandements
adressés à des animaux, est encore plus grand*. D'autre part il y a beaucoup
de langues où les voyelles ne peuvent se trouver à l'initiale et où par conséquent
un mot formé d'une seule voyelle est impossible.
Le caractère insoutenable de la définition donnée par Hjelmslev n'est pas
dû au hasard. « Voyelle » et « consonne » sont des concepts phoniques, c'est-à-
dire acoustiques et ne peuvent être définis que comme tels. Tout essai pour
écarter ou pour éviter les concepts acoustico-articulatoires en définissant les
voyelles et les consonnes doit nécessairement échouer.
Le processus phonatoire de la parole humaine peut être
assez bien représenté par le schéma suivant : quelqu'un
siffle ou chante une mélodie à l'embouchure d'un tuyau
sonore, et tantôt ferme, tantôt ouvre avec la main l'orifice
de sortie de ce tuyau. Il est clair qu'on peut distinguer dans
l'effet acoustique perçu par ce moyen trois sortes d'éléments :
d'abord les sections comprises entre la fermeture et l'ouverture
de l'orifice de sortie en tant que telles ; deuxièmement les
sections comprises entre l'ouverture et la fermeture du même
orifice en tant que telles ; troisièmement les segments de la
mélodie sifflée ou chantée dans le tuyau en tant que tels. Les
éléments du premier type correspondent aux consonnes, ceux
du second type aux voyelles et ceux du troisième type aux
unités prosodiques.
Ce qui est essentiel pour une consonne est justement, selon
l'expression de Paul Menzerath, « un mouvement de ferme-
ture, puis d'ouverture avec un minimum articulatoire entre
ces deux points », et pour une voyelle « un mouvement
d'ouverture, puis de fermeture avec un minimum articula-
toire à la jointure »-. La caractéristique d'une consonne est,
en autres termes, V élahlissemeni d'un obstacle ei le franchis-
(1) Même en français où chaque voyelle peut à elle seule former un mot
(où, a, ai, est, y, eu, eux, on, an, un, etc.), il y a une interjection rrrl (comman-
dement pour arrêter les chevaux), ce qui montre que même pour cette langue
la définition de Hjelmslev est insoutenable.
(2) P. Menzerath, « Neue Untersuchungen zur Steuerung und Koartiku-
lation », Proceedings of Ihe Second Inlernational Congress of Phonelic Sciences,
220.
98 N". s. TROUBETZKOY
sèment de cel obstacle, tandis que la caractéristique d'une
voyelle est l'absence d'obstacle ou d'empêchement^.
De ces considérations il résulte que les particularités spéci-
fiquement consonantiques ne peuvent se rapporter qu'à
dilîérents types d'obstacles ou modes de franchissement
et par conséquent peuvent être nommées particularités de
mode de franchissement. Par contre les particularités spécifi-
quement vocaliques ne peuvent être en rapport qu'avec
différents types d'absence d'obstacle, c'est-à-dire pratique-
ment avec différents degrés d'ouverture : par conséquent
elles peuvent être nommées particularités de degré d'aperture.
A côté de ces particularités spécifiquement consonantiques
et vocaliques, les consonnes et les voyelles peuvent encore
posséder certaines autres particularités. Supposons que dans
le schéma du processus phonatoire donné ci-dessus la longueur
du tuyau se modifie constamment ou que la place de l'orifice
de sortie change continuellement. Alors les différents types
d'obstacle (ou de franchissement) des consonnes et les diffé-
rents degrés d'aperture des voyelles doivent être localisés
à diverses places. Il en résulte des particularités de localisation
qui sont propres aussi bien aux consonnes qu'aux voyelles
et qui forment pour ainsi dire une seconde coordonnée des
qualités vocaliques et des qualités consonantiques.
Pour quelques phonèmes vocaliques et consonantiques on
peut établir encore une troisième coordonnée qualitative.
Pour nous en tenir à notre schéma de phonation, supposons
que notre tuyau soit en communication avec une autre
cavité, de façon que pendant la phonation cette communi-
cation tantôt s'établisse et tantôt s'interrompe : cela doit
naturellement influer sur le caractère du son produit. Les
différentes particularités acoustiques qui sont produites par
l'adjonction ou la suppression d'une cavité résonante
accessoire peuvent être désignées par le nom de particularités
de résonance.
On ne doit pas oublier qu'une particularité cjistinetive n'existe que comme
terme d'une opposition distinttive. Le d allemand possède la particularité de
mode de franchissement « douce » en opposition avec l [Seide " soie » — Seile
« côté »), la particularité de localisation « dentale " ou « apicale » en opposition
avec b [dir « à toi » — Bier « bière ») ou avec g {dir « à toi » — • Gier « avidité »)
et la particularité de résonance « non-nasale » en opposition avec n {doch « donc »
— noch " encore »). De même le o français possède une fiartiiularité de degré
(1) Voir une autre définition de l'opposition entre voyelles et consonnes,
ci-dessous p. -200 et comparer A. Martinet, BSL, XLII, fasc. 2, pp. 28-30.
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 99
d'aperture déterminé eu opposition avec u (dos-doux), une particularité de
localisation déterminée en opposition avec ô (dos-deux), une particularité de
résonance déterminée en opposition avec ô (dos-don). Mais le o allemand ne
possède aucune particularité de résonance, puisque une opposition distinctive
entre voyelles nasalisées et non-nasalisées (ou entre voyelles pharyngalisées et
non-pharyngalisées) est étrangère à l'allemand littéraire. Ainsi les « trois coor-
données » des qualités consonantiques ou vocaliques n'existent pas nécessai-
rement dans chaque phonème vocalique ou consonantique. Mais chacune des
caractéristiques dont est constitué un phonème vocalique ou consonantique
doit appartenir à une de ces « trois coordonnées ».
En ce qui concerne les unités prosodiques, il résulte de
notre schéma de phonation que ce sont des unités
rythmiques-mélodiques (musicales dans le sens le plus large
du terme). Même d'un point de vue purement phonétique,
la « syllabe » est en principe quelque chose de tout autre
qu'une combinaison de voyelles et de consonnes^. L'unité
prosodique phonologique n'est pas à vrai dire simplement
identique à la «syllabe» (au sens phonétique), mais elle a
toujours un rapport avec la syllabe, étant donné qu'elle est,
selon les langues, une partie déterminée de la syllabe ou toute
une suite de syllabes. Il est clair que ses caractéristiques ne
peuvent être identiques aux caractéristiques des voyelles et
des consonnes dont il a été question ci-dessus. Puisque l'unité
prosodique doit être conçue comme une unité « musicale »
(rythmique-mélodique), ou mieux comme un segment d'une
unité « musicale », il s'en suit que les « caractéristiques
prosodiques » se rapportent aux marques spécifiques de
chacune des sections d'une mélodie (intensité, hauteur
musicale) ou au mode de segmentation de la mélodie dans le
processus phonatoire du discours humain. Le premier type
de particularités a pour résultat la différenciation rythmique-
mélodique des unités prosodiques, le second type marque la
liaison d'une unité prosodique donnée avec l'unité immédiate-
ment voisine. En conséquence, les caractéristiques prosodiques
peuvent être classées en particularités de différenciation et
en particularités de mode de liaison.
(1) Cela a été souligné d'une façon particulièrement claire par Raymond
Herbert Stetson qui s'est acquis un grand mérite en étudiant l'essence phoné-
tique de la syllabe. \'oir ses articles : « Motor Phonetics », Archives Néerlan-
daises de Phonétique Expérimenlale 1928, « Speech Movements in action »,
Transactions of the American Laryngological Association IV, 1933, 29 ss. (en
particulier 39 ss.), et en résumé « The relation of the phonem and the syllable »,
Proceedings of the Second International Congress of Phonetic Sciences, 245
100 N. s. TROUBETZKOY
3. Les caractéristiques des voyelles
A) Terminologie
C4omme il a déjà été exposé, les caractéristiques des voyelles
se divisent en particularités de degré d'aperture, en particu-
larités de localisation et en particularités de résonance. En
outre, les deux premières espèces de particularités sont
beaucoup plus étroitement liées entre elles qu'avec les
particularités de résonance, de sorte qu'on peut les réunir en
un groupe particulier ou en un faisceau^.
Parmi tous les sons du langage ce sont les voyelles qui se laissent analyser
le plus facilement du point de vue acoustique. Aux degrés d'aperture corres-
pondent acoustiquement les « degrés de saturation ou de plénitude de voix ».
En principe le degré de saturation est d'autant plus grand qu'est plus grand
l'abaissement du maxillaire inférieur, autrement dit l'ouverture de la bouche.
Mais ce principe ne possède toute sa valeur que dans les voyelles chantées
isolément. Dans le discours suivi normal les mêmes effets acoustiques peuvent
être atteints avec une autre position des organes articulatoires, de sorte que le
parallélisme entre le degré de saturation de la voyelle et le degré d'abaissement
(ou mouvement vertical) du maxillaire n'est pas toujours exactement observée
Et comme ce qui importe finalement au linguiste c'est l'effet acoustique, Userait
peut-être convenable de remplacer l'expression : « particularités de degré d'aper-
ture » par « particularités de degré de plénitude vocale » ou par « particularités
de degré de saturation ». Aux particularités de localisation correspondent
acoustiquement diverses lacunes dans la série des tons partiels : les « voyelles
antérieures » présentent un renforcement des tons partiels les plus élevés et
un affaiblissement des tons partiels les plus bas, tandis qu'à l'inverse dans les
« voyelles postérieures » les tons partiels les plus élevés sont affaiblis. En principe
les tons élevés sont d'autant plus forts qu'est plus court le « tuyau additionnel »,.
c'est-à-dire, dans l'appareil phonatoire humain, la distance entre le bord des
lèvres et le point le plus élevé de la masse de la langue. Mais comme les mêmes
effets acoustiques peuvent être obtenus également par d'autres positions des
organes, ici aussi le parallélisme avec le mouvement de la langue et des lèvres
(ou « mouvement horizontal ») n'existe pas toujours. Par conséquent l'expression
« particularité de localisation » pourrait être remplacée en ce qui concerne les
voyelles par « particularités de timbre » ou par « particularités de ton propre ».
(1) Dans les langues où les unités prosodiques sont exclusivement des
voyelles, les particularités prosodiques s'associent en apparence aux qualités
vocaliques. Mais elles forment toujours un grouj)e à part et ne peuvent pas
être confondues, dans l'exposé du système, avec les particularités qualitatives
proprement vocaliques.
(2) Voir à ce sujet les travaux très intéressants de Georg Oskar Russel :
«The Vowel », «Speech and Voice» (New York 1931) et son exposé résumé
« Synchronized X-ray, oscillograph, sound and movie experiments, showing
the fallacy of vowel triangle and open-closed théories », Proceedings of tlie
Second International Congress of Phonetic Sciences, 198 ss.
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 101
Dans ce qui suit les expres?^ions « inexactes » : " particularités de degré d'aper-
ture » et « particularités de localisation » seront employées à côté des expressions
acoustiques. ^^
Il ne semble pas exister dans le monde de langues n'ayant
qu'un seul phonème vocalique. Si une telle langue « mono-
vocalique » avait une fois existé, elle devait comporter de
nombreux groupes de consonnes : car ce n'est qu'à cette
condition que l'unique phonème vocalique aurait pu exister
en tant que tel, en pouvant s'opposer à l'absence de voyelle
(au zéro vocalique) entre les termes d'un groupe de consonnes
ou après consonne en fin de mot. Une langue « monovocalique »
sans groupes de consonnes serait du point de vue phonolo-
gique sans voyelle, car la voyelle obligatoire après chaque
consonne devrait être évidemment considérée comme une
partie intégrante de la réalisation de la consonne et n'aurait
aucune valeur distinctive^. Les langues que nous connaissons
possèdent toujours plusieurs phonèmes vocaliques, qui
forment des systèmes vocaliques déterminés.
Si l'on prend seulement en considération les degrés
d'aperture (ou degrés de plénitude vocale) et les classes de
localisation vocalique (ou classes de ton propre), on peut établir
trois types fondamentaux de systèmes vocaliques^ : a) les
syslèmes linéaires dans lesquels les phonèmes vocaliques
possèdent des degrés déterminés d'aperture (ou de plénitude
vocale), mais aucune particularité de localisation (ou de ton
propre) ayant une importance phonologique ; b) les systèmes
quadrangulaires dans lesquels tous les phonèmes vocaliques
possèdent non seulement des particularités distinctives de
degré d'aperture (ou de plénitude vocale), mais aussi des parti-
cularités distinctives de localisation (ou de ton propre) ; c) les
syslèmes triangulaires dans lesquels tous les phonèmes
vocaliques possèdent des particularités distinctives de degré
d'aperture (ou de plénitude vocale), tandis qu'au contraire les
particularités distinctives de localisation (ou de ton propre)
existent dans toutes les voyelles à Vexceplion de la plus
ouverte, de sorte que le phonème vocalique ayant le
maximum d'aperture se trouve en dehors des oppositions de
(1) Par conséquent on doit se garder de supposer de tels rapports pour des
périodes linguistiques reconstruites, comme il arrive par malheur assez souvent.
(2) Sur ce qui suit, comparer N. S. Troubetzkoy, « Zur allgemeinen Théorie
der phonologischen Vokalsysterae >, TCLP I, 39 ss. D'ailleurs cet article est
aujourd'hui dépassé et vieilli à bien des égards.
102 N. s. TROUBETZKOY
localisation. — A l'intérieur de ces types fondamentaux, on
peut encore établir des sous-types selon le nombre des degrés
d'aperture et des classes de localisation, et selon les rapports
logiques d'opposition existant entre les diverses sortes de
particularités distinctives.
B) Puriiculariiés de localisation (ou de ion propre)
Il y a des langues où ces particularités des voyelles n'ont
aucune force distinctive, car elles sont automatiquement
conditionnées par l'entouracre phonique. Il en est ainsi en
adyghé où l'on distingue trois phonèmes vocaliques : le plus
fermé « a », qui est réalisé comme ii au voisinage des gutturales
arrondies, comme ii entre deux labiales et après les sifflantes
arrondies, comme lu après les arrières vélaires non-arrondies,
conime i après les palatales, et comme voyelle indéterminée
9 dans les autres positions ; la ^ oyelle moyennement ouverte
« e », qui est réalisée après les gutturales arrondies comme o,
après les sifflantes arrondies et entre labiales comme ô,
après les laryngales et les arrières-vélaires non-arrondies
comme a, et dans les autres positions comme e ou comme
voyelle indéterminée ouverte ë ; enfin la voyelle la plus
ouverte « a », qui entre deux labiales est légèrement arrondie
et qui entre deux palatales est réalisée comme a, tandis
qu'en général elle est réalisée comme un â long. La durée
de ces voyelles est en accord avec leur aperture : « a » est
la plus longue, «e» un peu plus bref (après les laryngales
et les arrières-vélaires non-arrondies, cette difîérence de
quantité est nettement perceptible), «9» est la plus brève
et tend à disparaître. Il existe des longues n, 5, ë. ï, mais ce
ne sont que des variantes facultatives des diphtongues « eu'»,
« pfi' », « q/ », iidijy). Une situation semblable existe en abkhaz.
mais la réalisation du phonème vocalique daperture moyenne
est plus uniforme : il n'apparaît comme e qu'au voisinage
de /, comme o que devant un //' en syllabe fermée ; en général
sa réalisation est a. qui se distingue de la voyelle d'aper-
ture maxima principalement par sa durée plus courte.
Selon toute vraisemblance le système vocalique de l'oubykh
repose aussi sur le même principe. Ainsi les phonèmes voca-
liques ayant un degré d'aperture phonolocriquement déterminé
et une localisation phonologiquement non pertinente seraient
une particularité des langues du Caucase occidental. De tels
systèmes vocaliques linéaires se présentent-ils ailleurs ?
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 103
En l'état actuel de la recherche phonolo<:^ique dans le monde,
on ne peut le dire. Autant que nous le sachions, des systèmes
linéaires apparaissent dans certaines langues comme systèmes
partiels, et cela notamment dans certaines langues finno-
ougriennes et turques où le vocalisme de la première syllabe
est plus riche que celui de toutes les autres syllabes (voir
ci-dessous).
Dans la grande majorité des langues, les particularités
de localisation des phonèmes vocaliques ont force dislinctive.
La différence entre les systèmes triangulaires et les systèmes
quadrangulaires consiste seulement en ce que dans les
premiers les oppositions distinctives de localisation n'existent
que dans les phonèmes vocaliques d'aperture non-maxima,
tandis que dans les seconds elles apparaissent dans les
phonèmes vocaliques de tous les degrés d'aperture. A propre-
ment parler il n'y a que deux oppositions de localisation : une
opposition entre voyelles arrondies et non-arrondies (opposi-
tion de participation des lèvres) et une opposition entre
voyelles postérieures et antérieures (opposition de place de
la langue)^. Mais ces oppositions peuvent apparaître avec
pouvoir distinctif aussi bien à l'état indépendant que
combinées : il en résulte diverses classes de localisation (ou
de ion propre). On peut imaginer les huit classes de localisation
suivantes : arrondies, non-arrondies, antérieures, postérieures,
antérieures arrondies, postérieures arrondies, antérieures
non-arrondies, postérieures non-arrondies. En fait ces huit
classes de localisation apparaissent toutes dans différentes
langues. Mais dans un même système il ne peut exister au
maximum que quatre classes de localisation. En conséquence
les systèmes triangulaires et quadrangulaires peuvent être
subdivisés en systèmes à deux classes, à trois classes, à quatre
classes. Au point de vue acoustique les voyelles arrondies
sont plus sombres que les voyelles non-arrondies et les voyelles
antérieures plus claires que les postérieures. Dans tout
système vocali(|ue à plusieurs classes, il doit exister par
conséquent une classe de localisation sombre et une autre
claire, qu'on appellera classes extrêmes puisqu'entre elles
peuvent exister éventuellement une ou deux classes
moyennes.
(1) Ces dénominations peuvent être maintenues avec les restrictions indi-
quées 'ci-dessus, aussi longtemps que des termes acoustiques satisfaisants
n'auront pas été créés pour ces notions.
104
N. s. TROUBETZKOY
Pour les sysièmes à deux classes il se présente trois
possibilités : ou bien l'opposition de place de la langue
possède seule un pouvoir distinctif, ou bien c'est le cas de
l'opposition de forme des lèvres, ou bien enfin ces deux
oppositions se combinent entre elles. Dans le premier cas des
voyelles antérieures s'opposent à des voyelles postérieures
et la forme prise par les lèvres est phonologiquement non per-
tinente ; dans le second cas des voyelles arrondies s'opposent
à des voyelles non-arrondies et la position de la langue est
phonologiquement non pertinente ; enfin dans le troisième cas
il s'agit d'une opposition distinctive entre voyelles posté-
rieures arrondies et voyelles antérieures non-arrondies : les
particularités de localisation des phonèmes vocaliques sont
alors indécomposables, de sorte qu'il ne peut pas être question
à proprement parler de voyelles postérieures arrondies et de
voyelles antérieures non-arrondies, mais seulement de voyelles
claires et de voyelles sombres. Il est évident que dans le
premier et le second cas il s'agit d'oppositions privatives et
dans le troisième cas d'oppositions équipollentes.
Dans les systèmes quadrangulaires à deux classes, ce sont
les deux premiers cas qui se présentent d'ordinaire, c'est-à-
dire la corrélation de place de la langue ou la corrélation de
forme des lèvres dans leur type pur. Tout dépend ici de la
façon dont sont produits les deux phonèmes vocaliques ayant
le degré d'aperture maximum. Si tous deux sont non-arrondis,
l'un d'eux doit être une voyelle postérieure, l'autre une voyelle
antérieure. Par là l'opposition de place de la langue devient
aussi dans les autres couples du même système une opposition
bilatérale proportionnelle. Par contre le fait que les voyelles
postérieures d'aperture non maxima sont arrondies n'est pas
essentiel au point de vue du système. Comme exemple d'un
tel système quadrangulaire on peut alléguer le système
vocalique de ces dialectes monténégrins où les « semi-voyelles »
du vieux-slave sont devenues non pas a (comme d'habitude
en serbo-croate), mais un œ particulièrement ouvert (inter-
médiaire entre a et e)^ :
a as
0 e
u i
(1) M. Reèetar, « Der Stokavische Dialekt » (Scliriflcn cler Balhankommission
der k. U. Akademie der Wissenschaflen in Wien),
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 105
Par contre si la voyelle « sombre » d'aperture maxima est
arrondie et si celle qui fait paire avec elle est une voyelle
non-arrondie, sans être une voyelle antérieure, alors c'est
seulement la forme des lèvres qui est phonologiquement
pertinente pour cette paire de voyelles, et par suite c'est
exclusivement l'opposition de forme des lèvres qui a aussi
une valeur distinctive pour toutes les autres voyelles du même
système, tandis que le caractère antérieur des voyelles non-
arrondies ne joue que comme un phénomène secondaire, non
essentiel. Comme exemple d'un tel système quadrangulaire
on pourrait alléguer le système vocalique du dialecte polonais
de Plaza (dans la petite Pologne occidentale)^ :
a
a
0
e
û
y
u
i
Les systèmes quadrangulaires à deux classes dans lesquels
la paire vocalique d'aperture maxima est représentée par
un phonème vocalique postérieur arrondi et par un autre
phonème antérieur non-arrondi sont extrêmement rares. Les
diverses particularités de localisation ne se laissent pas
analyser dans des systèmes de ce genre : les phonèmes voca-
liques se divisent en deux classes : une classe sombre et une
classe claire — qui sont entre elles dans un rapport logique
d'opposition équipollente. On peut alléguer comme exemple
le système vocalique du dialecte uzbek de la ville de Taskent^ :
0 se
o e
u i
Ce rapport logique d'opposition équipollente existant entre
(1) P. Jaworek in Malerialy i prace komisji jezykoivej VII. Il faut entendre
par ù un son intermédiaire entre u et o, et par y une voyelle qui, par son degré
d'aperture, se place entre / et e; o et e sont fermés devant les nasales, mais en
général ouverts. Le fait que dans ce système seule l'opposition de forme des
lèvres possède un pouvoir distinctif se manifeste aussi dans la réalisation de
divers phonèmes. Ainsi y n'est pas une voyelle antérieure, mais une voyelle
non-arrondie de la série moyenne ; o et û présentent, en particulier après les
gutturales, les labiales et en position initiale, un ij prosthétique. Dans beaucoup
de dialectes polonais ayant des systèmes vocaliques de structure analogue
l'élément arrondi est, dans les voyelles de cette classe, pour ainsi dire détaché,
de sorte que ces voyelles sont réalisées sous forme de diphtongue : au, ne, uy.
(2) E. D. Polivanov, - Uzbekskaja dialektologija i uzbekskij literaturnyj
jazyk », Taskent 19.33, 14.
106 N. s. TROUBETZKOY
les deux classes de localisation, qui est extrêmement rare
dans les systèmes quadrangulaires, comme il a été dit, est au
contraire dominant dans les systèmes triangulaires à deux
classes. Les voyelles postérieures arrondies (« sombres »)
s'opposent ici aux voyelles antérieures non-arrondies
(«claires») comme termes d'opposition équipollents ou
« polaires », et le phonème vocalique d'aperture maxima a
qui se trouve en dehors de cette opposition est une voyelle
postérieure non-arrondie, c'est-à-dire qu'il n'appartient à
aucune des deux classes de localisation qui existent pour les
autres phonèmes du système vocalique en question. Comme
exemple classique on peut alléguer le système vocalique bien
connu du latin :
a
o e
u i
Des systèmes triangulaires semblables (avec seulement un
nombre souvent différent de degrés d'aperture) apparaissent
dans les langues les plus diverses de toutes les parties du
monde.
Il n'arrive que rarement dans un système triangulaire à
deux classes que la corrélation de forme des lèvres ou la
corrélation de place de la langue possède seule un pouvoir
distinctif, de sorte que le rapport entre les deux classes de
localisation soit un rapport logiquement privatif. Cela peut
être déduit, soit de la réalisation des phonèmes vocaliques,
soit des circonstances dans lesquelles se fait la neutralisation
des diverses oppositions. Comme exemples de systèmes
triangulaires à deux classes dans lesquels seule la corrélation
de forme des lèvres possède un pouvoir distinctif, on peut
alléguer les systèmes vocaliques du russe, de l'artchine et de
l'ostiak. En russe la position antérieure ou postérieure de
la langue est conditionnée par l'entourage phonique : entre
deux consonnes mouillées (palatalisées) « û », « a », « e », et
« i » sont prononcés comme des voyelles antérieures (5, a,
é, i) et même « u » est en cette position phonique déplacé vers
l'avant (d'ailleurs moins que les autres voyelles) ; par contre
après les consonnes non-mouillées (phonétiquement véla-
risées) « u », « o » et « a » sont réalisés comme des voyelles de
la série postérieure, « i » comme une voyelle de la série
moyenne-postérieure {lu), et même « e » est prononcé en cette
position par quelques Russes comme une voyelle de la série
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 107
Tiioyenne. Pour les voyelles russes la position postérieure ou
intérieure de la langue est donc phonologiqueraent non per-
tinente : seule la corrélation de forme des lèvres a pour les
phonèmes vocaliques une valeur phonologique ^. En artchine
(langue caucasique orientale dans le Daghestan central),
il existe une « corrélation d'arrondissement consonantique »,
c'est-à-dire que certaines consonnes se répartissent en
arrondies et en non-arrondies. Cette corrélation est neutra-
lisée aussi bien avant qu'après les voyelles arrondies
-u et 0^. Par là ces voyelles s'opposent aux autres voyelles du
système de l'artchine, à savoir aux voyelles non-arrondies
a,- e, i, c'est-à-dire que toutes les voyelles sont classées en
arrondies et en non-arrondies, tandis que la position posté-
rieure ou antérieure de la langue apparaît comme non
pertinente pour le classement des phonèmes vocaliques (et
par suite aussi pour le contenu phonologique de ces
phonèmes)^. En ostiak (plus précisément dans le dialecte
kasym de l'ostiak septentrional, élevé aujourd'hui au rang
de langue écrite) il existe dans la première syllabe du mot
un système triangulaire à deux classes :
a
0 z
0 e
u i
tandis que dans les autres syllabes apparaissent seulement
les voyelles non arrondies i, c, s, a^. En autres termes la
corrélation de localisation est ici neutralisée dans les syllabes
non-initiales, de sorte que les voyelles non-arrondies repré-
sentent les archiphonèmes des oppositions en question u-i,
0-e, d-z. Et comme le choix de l'archiphonème est ici de toute
évidence conditionné intérieurement, dans les paires u-i,
0-e, o-z, les non-arrondies ï, e, s, doivent être considérées
(I) Cela a pour effet de détacher dans la prononciation de o l'arrondisse-
ment des lèvres comme un élément particulier : d'où la réalisation presque
diphtonguée du «o » russe comme ov, uo, ue, notamment chez les femmes russes.
(2) N. S. Troubetzkoy, i; Die Konsonantensysteme der ostkaulcasischen
Sprachen •, Caucasica VIII (1931), 44.
(3) De la vient le fait que la place de la langue dans u, o, a avec un entourage
phonique déterminé (au voisinage de h et de b) soit déplacé vers l'avant : voir
A. Dirr, » Arcinskij jazyk », Sbornik malerialov dl'a opisanija meslnoslej i plemen
Kavkaza XXXIV (1908), I.
(4) V. K. ètejnic, « Chantyjskij (ost'ackij) jazyk», Jazyki i pis'mennosV
narodov Severa I (1937), 200-201.
108 N. s. TROUBETZKOY
comme les termes non-marqués de ces oppositions et par suite
l'arrondissement des lèvres doit être considéré comme
marque de corrélation phonologiquement pertinente.
Comme exemple de système triangulaire à deux classes
où seule la corrélation de place de la langue possède un
pouvoir distinctif, on peut alléguer le système vocalique
japonais. Ici la corrélation de mouillure consonantique
(c'est-à-dire l'opposition entre consonnes mouillées et non-
mouillées) est neutralisée devant les voyelles antérieures <?, t,
tandis qu'elle reste maintenue devant les voyelles postérieures
II, 0, a. Par là e, i s'opposent aux autres voyelles, c'est-à-dire
que les voyelles se divisent en antérieures et en postérieures,
tandis que la forme des lèvres est non pertinente pour la
classification des phonèmes vocaliques (et par suite pour le
contenu phonologique de ces phonèmes)^. Le système
vocalique japonais et le système déjà mentionné de
l'artchine (w, o, a, e, i) malgré leur apparente ressemblance
sont donc phonologiquement tout différents, car dans l'un
seule la corrélation de place de la langue et dans l'autre
seule la corrélation de forme des lèvres sert de base
phonologique.
Les systèmes vocaliques à trois classes contiennent outre
les deux classes «extrêmes» de localisation, une classe
« moyenne » qui est phonétiquement réalisée par des voyelles
non-arrondies postérieures (ou moyennes) ou bien par des
voyelles arrondies antérieures (ou moyennes). Le plus souvent
la classe moyenne de localisation est représentée par des
voyelles arrondies antérieures. Le rapport de la classe
moyenne de localisation aux classes extrêmes n'est pas le
même dans toutes les langues. Par l'existence de cette classe
moyenne de localisation, l'analyse des complexes de localisa-
tion qui se présentent dans les classes extrêmes est
partiellement facilitée et partiellement rendue plus difTicile.
Dans un système vocalique à trois classes, la classe moyenne
de localisation consistant en voyelles antérieures arrondies
peut se trouver en rapport étroit, selon les langues, soit avec
l'une, soit avec l'autre des classes extrêmes de localisation.
Ce rapport étroit se manifeste principalement dans la
(1) Dans ces conditions il est compréhensible que le u japonais soit réalisé
si souvent (et même, semble-t-il, la plupart du temps) sans aucun arrondisse-
ment des lèvres.
PRESCrVES DE PHONOLOGIE 109
possibilité de neutraliser les oppositions dont il s'agit. Par
exemple en finnois les oppositions y{— iï)-ii^ ô-o et d-a sont
neutralisables, y, ô, à ne pouvant se trouver après une
syllabe ayant pour voyelle a, o, ou a et réciproquement ii, o, a
n'étant pas tolérés après une syllabe ayant pour voyelle y, ô, à.
Par contre les oppositions ii-i, y-i, o-e, ô-e ne sont pas neutra-
lisables. En autres termes sont neutralisables seulement les
oppositions entre voyelles postérieures et antérieures (de
même degré d'aperture), tandis que les oppositions entre
voyelles arrondies et non-arrondies (de même degré d'aperture)
sont constantes. Après une syllabe avec u, y, o, ô, a, à, il n'y
a donc que cinq voyelles possibles, à savoir : après a, o, a
a à
les voyelles o e, et après y, o, à les voyelles ô e. Les
classes de timbre se répartissent tout autrement dans un
système vocalique à trois classes comme le polabe^. En
polabe existait la corrélation de mouillure consonantique, qui
était neutralisée devant toutes les voyelles antérieures et
devant la voyelle d'aperture maxima a qui se trouvait en
dehors des classes de localisation : de la sorte les voyelles
postérieures u, o, a acquéraient une position particulière dans
le système. Les oppositions entre les voyelles postérieures et
antérieures de même degré d'aperture étaient constantes, non
neutralisables ; par contre les oppositions entre voyelles
antérieures arrondies et non-arrondies de même degré
d'aperture {ii-i, ô-ê] étaient neutralisables après v et /, les
archiphonèmes étant représentés par les voyelles non-
arrondies I, ê. Par là la classe moyenne de localisation était
liée plus étroitement à la classe antérieure. Il existait une
certaine hiérarchie entre la corrélation de place de la langue
et la corrélation de forme des lèvres :
1, . , • 1, . , . s arrondies
voyelles postérieures — voyelles antérieures , ,•
•^ ^ "^ 'non-arrondies
les particularités de forme des lèvres étant phonologiquement
non pertinentes pour les voyelles postérieures 2. On peut
représenter cela graphiquement de la façon suivante :
(1) N. s. Troubetzkoy, « Polabische Studien » [Sitzungsberichte Wien. Akad.,
phil.-hisl. Klasse CCXI, n» 4, 128 et ss.).
(2) De là dépendent certaines particularités de réalisation des phonèmes
vocaliques polabes. Ainsi le a polabe paraît avoir été prononcé comme une
voyelle postérieure sans arrondissement des lèvres (voir X. S. Troubetzkoy,
110 N. S. TROUBETZKOY
0 0, e
u ûy i
A ce qu'il semble, les systèmes vocaliques à trois classes
comme celui du finnois et celui du polabe, où la classe moyenne
de localisation se lie plus étroitement à l'une des deux classes
extrêmes (d'où il résulte une certaine hiérarchie entre la
corrélation de place de la langue et la corrélation de forme
des lèvres), les systèmes de ce genre sont relativement rares.
Dans la plupart des systèmes à trois classes avec voyelles
antérieures arrondies dans la classe moyenne de localisation,
on ne peut établir aucun rapport plus étroit entre cette
classe de localisation et l'une des deux classes extrêmes. Par
exemple en allemand littéraire, en hollandais, en français, en
norvégien, en suédois et en danois, les trois classes de localisa-
tion sont entre elles comme des termes d'opposition équi-
valents, et, autant que nous le sachions, en albanais du nord, '
en esthonien, en zyriane^, et en annamite^, il n'y a non plus
aucune raison pour supposer un rapport plus étroit entre la
classe moyenne de localisation et l'une des deux classes
extrêmes. En kurine également (appelé aujourd'hui lesghe)
où les oppositions a-e et u-i ne sont pas neutralisables,
tandis que les oppositions iï-u et û-i sont toutes deux
neutralisées en certaines positions (un û accentué ne peut pas
se trouver dans une syllabe après ii ou i, et de leur côté un
u ou un i accentués ne sont pas admis après une syllabe ayant
un ù), le rapport de la classe moyenne de localisation aux
deux classes extrêmes est pareillement étroit^.
Dans les systèmes vocaliques à trois classes dont il a été
question jusqu'ici, la classe moyenne de localisation est
représentée par des voyelles antérieures arrondies. Beaucoup
plus rares sont les systèmes où la classe moyenne de localisa-
tion consiste en voyelles postérieures (ou moyennes) non-
« Polabische Studien », 42 ss.) ; d'un autre côté û, ô étaient prononcés avec
im arrondissement dissymétrique, c'est-à-dire à peu près comme ûi, ôe, ce par
quoi l'élément arrondi était particulièrement mis en relief (comp. ibid., p. 50
et ss.)
(1) G. S. Lytkin, « Z\T'anskij kraj pri episkopach permskij i zjT'anskij
jazyk ., SPb. 1889.
(2) Alfred Bouchet, "Cours élémentaire d'annamite», Hanoï-Haiphong 1908^
(3) P. K. Uslar, « Etnografija Kavkaza », c. 1 : Jazykoznanije, vyp. 6 i
K'urinskij jazyk », Tiflis 1896.
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 111
arrondies ; comme exemples on peut citer le roumain, le
siamois^, le votiak (ou « oudmourt »)^. Dans des systèmes de
ce genre il existe aussi parfois un rapport étroit entre la classe
moyenne de localisation et l'une des classes extrêmes.
Également dans le dialecte sorabe oriental de Muskau (wende
de Lusace orientale) décrit par L. \'. Scerba^, l'opposition
entre les voyelles de la classe moyenne de localisation et
celles de la classe antérieure est neutralisée après les
consonnes linguales non gutturales (c'est-à-dire après les
dentales, les palatales, les sifflantes, les sons r et /), de sorte
qu'après d, i, n, l, r, s, z, c apparaissent les voyelles moyennes
non-arrondies ï (ë de Scerba) et ë (œ de Scerba), mais par
contre après 3', c', z\ s', n\ /', r', y apparaissent les voyelles
antérieures i et z (tandis que par ex. après les labiales on
peut trouver aussi bien i, e que ï, ë avec fonction distinctive).
Les voyelles de la classe moyenne de localisation se trouvent
donc ici dans un rapport étroit avec celles de la classe
antérieure (les plus claires). Toutefois il semble que de tels
rapports ne se présentent que rarement dans les systèmes
vocaliques à trois classes ayant une classe moyenne de
localisation non arrondie.
En ce qui concerne les systèmes vocaliques à quatre classes,
ils se présentent beaucoup plus rarement que les systèmes
à trois classes. Comme exemple, on peut citer le système
vocalique :
0 a ô à
u m û i
qui existe dans beaucoup de langues turques. Dans les langues
turques qui appliquent d'une façon conséquente ce qu'on
appelle !'« harmonie vocalique » le système vocalique indiqué
ci-dessus n'existe comme tel (c'est-à-dire avec sa pleine
valeur phonologique) que dans les syllabes initiales de mot
tandis que dans toutes les autres syllabes les oppositiojis de
localisation sont neutralisées, et les particularités de locali-
sation des voyelles dans les syllabes non-initiales se règlent
dans leur réalisation d'après la voyelle de la syllabe précé-
dente. Il faut compter parmi les systèmes à quatre classes
un système comme celui du tchérémisse oriental* où les
(1) Walter Trittel, • Einfûhrung in das Siamesische », Lehrb. d. Semin. f
oriental. Sprachen zu Berlin XXXIV (1930).
(2) A. J. Emeljanov, « Grammatika vot'ackogo jazyka n, Leningrad 1927.
(3) V. L. Scerba, « Vostocnoluzickoje narecije », 1915.
(4) Voir Odôn Beke, « Texte zur Religion der Osttscheremissen 1, Anîhropos
XXIX (1934).
1 12 .N. s. TROUBETZKOV
voyelles d'aperture minima présentent quatre classes de
localisation, celles d'aperture moyenne trois classes, et celles
d'aperture maxima seulement deux classes de localisation,
de sorte que le système tout entier comporte neuf phonèmes
vocaliques. En outre, la corrélation de place de la langue est
neutralisable dans toutes les paires de voyelles, tandis qu'au
contraire la corrélation de forme des lèvres n'est neutralisable
que dans les voyelles d'aperture minimal Ce système voca-
lique pourrait donc être approximativement représenté par
le schéma suivant (en gardant la transcription d'« Anthro-
pos ») :
a à
0 0 e
Il ii d i
Il existe toutefois aussi des systèmes vocaliques à quatre
classes, où les oppositions de localisation sont en général non-
neutralisables, de sorte que les classes de localisation sont
toutes quatre entièrement autonomes et sont équivalentes
entre elles. A ce type paraît appartenir le système vocalique
de l'ostiak-samoyède (aujourd'hui «sôlkoup»)^ :
a
à SB
0 3 0e
Il iii y i
où aucune opposition n'est neutralisable.
C) Parliculariiés de degré d'aperture (on de plénitude vocale)
Il a été question ci-dessus des systèmes vocaliques dits
« linéaires », dont les termes ne possèdent que des particularités
de degré d'aperture, mais aucune particularité de localisation
(1) La neutralisation a lieu dans les syllabes non-initiales, de sorte que le
choix des représentants des archiphonèmes est conditionné extérieurement
(c'est-à-dire par la voyelle de la syllabe précédente) : par ex. après une syllabe
avec it, 0, a, S, c'est a qui apparaît comme voyelle d'aperture maxima ; après
une syllabe avec ù, ô, à il ne peut y avoir qu'un à comme voyelle d'aperture
maxima (après une syllabe avec e, i la voyelle d'aperture maxima est repré-
sentée par à), etc.
(2) G. N. Prokofjev, « Sel'kupskij (ost'acko-samojedskij) jazyk », Nauâno-
issled. Associacija Instilnta Narodov Sevcra, Triidy po lingvislike IV, vyp. I,
Leningrad 1935.
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 113
(ou de ton propre). On se demandera s'il existe aussi des
systèmes dont, à l'inverse, les termes ne possèdent que des
particularités de localisation, mais aucune particularité de
degré d'aperture. Jac. van Ginneken croit pouvoir répondre
affirmativement à cette question et il cite comme exemples
les systèmes vocaliques du lakke (langue caucasique orientale
du Daghestan central) et !'« assyro-babylonien des inscrip-
tions achéménides »^. Sur ce dernier exemple on ne peut en
somme porter aucun jugement, puisqu'il s'agit d'une langue
morte. Quant au lakke, on peut démontrer d'une façon
positive que les phonèmes vocaliques de cette langue com-
portent non seulement des particularités de localisation,
mais encore des particularités de degré d'aperture. Certes
les trois voyelles du lakke sont réalisées dans la plupart des
positions phoniques comme u, a, i et cette circonstance a
amené .Jac. van Ginneken à admettre qu'il s'agirait pour u
d'une voyelle «postérieure arrondie en général», pour i
d'une voyelle « antérieure non-arrondie en général », et enfin
pour a d'une voyelle « postérieure non-arrondie en général »,
de sorte que le degré d'aperture de ces trois voyelles serait
sans importance phonologique. Toutefois, dans le voisinage
des consonnes mouillées-emphatiques, la réalisation des trois
phonèmes vocaliques du lakke est modifiée : « u » est en cette
position réalisé comme o, « i » comme e, et « a » comme à^.
Il n'existe donc pas en cette position entre « i » et « a » une
opposition de localisation, mais bien une opposition de degré
d'aperture. De la comparaison des deux variantes de chaque
phonème vocalique du lakke, il résulte que pour « a » seul le
degré maximum d'aperture est essentiel, tandis que pour
(( u » et (( i » sont phonologiquement pertinents d'abord le
degré minimum d'aperture et ensuite une particularité
déterminée de localisation : à savoir pour « u » la localisation
arrondie et pour « i » la localisation non-arrondie. Le
lakke ne peut donc en aucune façon être invoqué comme
preuve qu'il puisse exister des systèmes vocaliques sans
particularité de degré d'aperture. Le même raisonne-
(1) Jac. van Ginneken, « De ontwikkelingsgeschiedenis van de systemen der
menschelijke taalklanken », Amsterdam 1932, 5.
(2) Voir P. K. Usiar, « Etnografija Kavkaza, ô. I : Jazykoznanije, vyp. IV
Lakskij jazyk », Tiflis 1890, 4-5, ouvrage dans lequel toutefois la description
de la prononciation des voyelles est extrêmement peu claire. Nos indications
reposent sur des observations personnelles. En outre il faut souligner le fait
que les signes a, e, ô ne sont employés que d'une façon tout à fait conventionnelle.
114 N. s. TROUBETZKOY
ment vaut aussi pour les autres langues ayant égale-
ment un système vocalique à trois termes du type «u, a,
i »i. En arabe il existe entre « i » et « a » une opposition
évidente de degré d'aperture, car le « a » (s'il ne se trouve pas
au voisinage d'une « consonne emphatique ») est réalisé la
plupart du temps comme une voyelle antérieure ; après les
consonnes emphatiques le « a » présente au contraire un
timbre « sombre », de sorte que dans cette position il se trouve
plutôt en opposition d'aperture avec « u ». Avant les « con-
sonnes emphatiques », le « a » arabe est réalisé comme une
voyelle postérieure ou moyenne-postérieure (comme a dans
angl. f ailier), mais dans cette position le « i » bref est lui aussi
prononcé comme ï moyen-postérieur, de sorte qu'également
dans ce cas il existe entre « a » et « i » une opposition de degré
d'aperture^. On doit donc admettre pour « u », «a», «i»
arabes les mêmes particularités phonologiques que pour les
trois phonèmes du lakke dont il a été question plus haut.
En persan moderne le « a » long est normalement prononcé
arrondi, tandis que le « a » bref est devenu à. Par conséquent
il existe ici une opposition de degré d'aperture, d'une part
entre le a long et la voyelle corre,spondante la plus sombre
(u), et d'autre part entre le à bref et la voyelle correspondante
la plus claire (e)^. Également dans d'autres langues qui
possèdent une seule voyelle <■'- très sombre », une seule voyelle
K très claire » et une seule voyelle « neutre » quant à la
localisation, la voyelle «neutre» est en même temps aussi
beaucoup plus ouverte que les deux autres, et tandis qu'entre
la voyelle < très sombre » et la voyelle « très claire » il n'existe
réellement qu'une opposition de localisation, ces deux voyelles
se trouvent toutes deux vis-à-vis de la voyelle « neutre » en
opposition de degré d'aperture, opposition qui est particu-
lièrement évidente en certaines positions phoniques.
(1) D'ailleurs Jac. van Ginneken ne paraît pas le nier : op. cit. 6, il indique
l'arabe et le persan moderne comme exemples de systèmes triangulaires.
(2) Voir W. H. T. Gairdner, « The Phonetics of Arabie » fThe American
University of Cairo Oriental SîudiesJ, Huraphrey Milford Oxford University
Press 1935, Chapter VI (The Vowels Described; et VII (Influence of Conso-
nants on Vowels'.
(3) Du reste la différence entre le timbre des voyelles loneues et celui des
voyelles brèves est si forte en persan moderne qu'on pourrait être amené à
admettre un unique système quadransTilaire formé de six phonèmes vocaliques :
u, 0, D, SE, e, i, et à considérer la longueur de u (:), a (:), et i (:) comme non essen-
tielle. Bien entendu cela contredirait les principes de la métrique persane.
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 115
Il n'existe donc aucun système vocalique sans opposition
distinctive de degré d'aperture. Certes cela ne vaut que pour
l'ensemble du système : dans les « systèmes partiels », c'est-à-
dire dans ceux qui, dans une langue donnée, n'existent qu'en
une position phonique déterminée, les oppositions de degré
d'aperture peuvent se trouver exclues. Par exemple en russe
dans les syllabes prétoniques après consonnes mouillées
comme après c, s, i, il n'apparaît que deux phonèmes voca-
liques : fet û, dont le contenu phonologique dans cette position
spéciale ne consiste qu'en leurs particularités de localisation :
I non-arrondi, û arrondi. Toutefois ce système partiel n'existe
pas d'une façon indépendante, mais seulement en liaison
avec le système partiel des autres syllabes atones (w, à, î),
et avec celui des syllabes accentuées [u, o, a, e, i) qui ne
présentent pas seulement des classes de localisation, mais
aussi des oppositions de degré d'aperture.
Toute langue possède donc un système vocalique ayant des
oppositions de degré d'aperture. De même que tous les
phonèmes ayant la même particularité de localisation
forment à l'intérieur du système vocalique donné une « classe
de localisation », de même tous les phonèmes vocaliques
ayant la même aperture (ou plénitude vocale) constituent
à l'intérieur de ce même système un « degré d'aperture »
(ou «degré de plénitude vocale»). En conséquence les
systèmes vocaliques peuvent être répartis, non seulement
en systèmes « à une classe » (ou « linéaires »), « à deux classes »^
« à trois classes », « à quatre classes », mais aussi en systèmes
« à deux degrés » « à trois degrés », « à quatre degrés », etc.
Les systèmes à deux degrés ne sont pas rares. On a déjà
mentionné ci-dessus le système du lakke, de l'arabe et du
persan moderne. Ce sont des systèmes iriangulaires à deux
degrés et à deux classes, c'est-à-dire schématiquement :
a
u i
A ce même type appartiennent encore certains autres
systèmes vocaliques, par ex. les systèmes du tlingit et du
haida (en Amérique du Nord)i et celui du vieux-perse. Mais
il existe aussi des systèmes quadrangulaires à deux degrés,
par ex. le système vocalique de la langue Tonkavva (au
(1) Voir sur ces deux langues John R. Swanton dans le Biillelin of tlie Bureau
of American Elhnologij XL (= Handbook of American Indian Languages par
Fr, Boas, I).
116 N. s. TROUBETZKOY
Texas) ^, qui ont une classe de localisation postérieure et une
classe antérieure, de sorte que les voyelles de la classe posté-
rieure sont réalisées plus ouvertes que les voyelles
correspondantes antérieures, et que du point de vue
phonétique il n'existe aucune symétrie :
a e
0 i
Un système quadrangulaire à deux degrés et à trois classes
se présente par ex. en kurine (ou « lesghe »)^ :
a e
u iï i
Comme exemple d'un système quadrangulaire à deux
degrés et à quatre classes, on peut citer le système vocalique
déjà mentionné de beaucoup de langues turques :
0 a ô à
Il lu il i
Il est clair que dans tous les systèmes vocaliques à deux
degrés, l'opposition de degré d'aperture peut être considérée
comme une opposition logiquement privative : « ouverte-non
ouverte », ou « fermée-non fermée ». Mais comme, autant que
nous le sachions, cette opposition de degré d'aperture paraît
n'être jamais neutralisable, elle n'est devenue nulle part
une opposition effectivement privative^.
La grande majorité des langues présente des systèmes
vocaliques à trois degrés. Le système triangulaire à deux
classes et à trois degrés :
a
0 e
u i
(1) Harry Hoijer dans Handbook of American Indian Languages, publ. by
ihe University of Chicago, vol. III.
(2) Plus- précisément dans la langue écrite lesghe d'aujourd'hui et dans le
dialecte étudié par le Baron P. K. Uslar (« Etnografija Kavkaza I, Jazykoz-
nanije, vyp. VI. K'urinskij jazyk », Tiflis 1896), où o n'est qu'une variante
combinatoire de u, et à en partie une variante combinatoire de e, et en partie
le représentant de l'archiphonème de l'opposition a-e devant l'occlusive pha-
ryngale.
(3) En kurine (« lesghe «) au voisinage des voyelles fermées u, ù, i certaines
oppositions consonantiques sont neutralisées et comme la neutralisation dite
« conditionnée par le contexte » a lieu habituellement dans le voisinage du
terme marqué d'une opposition (voir plus loin chap. V, 2d), on peut considérer
en kurine les voyelles fermées u, û, i comme marquées et les voyelles ouvertes
a, e comme non-marquées. Pour le bulgare, voir pp. 124-125.
PRINCtPFS DE PHONOLOGIE 117
existe (avec différentes réalisations) dans de nombreuses
langues de toutes les parties du monde : on peut nommer
en Europe le grec moderne, le serbo-croate, le tchèque, le
polonais (langue écrite) ; en Union Soviétique le russe (langue
écrite), l'erza-mordve, le géorgien, l'avar, l'ande, l'artchine,
le samoyède-tavgy (« nganasane ») ; en Asie le japonais, le
tamoul ; en Afrique le lamba, le shona, le zoulou, le ganda, le
chiche wa ; en Amérique le maya, etc. Mais les systèmes
triangulaires à trois classes et à trois degrés ne sont pas non
plus rares. Parmi les systèmes quadr angulaires à trois degrés
on pourrait citer ici de nouveau le système vocalique :
a à
0 e
u i
des dialectes monténégrins.
Dans tous les systèmes vocaliques à trois degrés les divers
degrés d'aperture se trouvent l'un vis-à-vis de l'autre dans
un rapport d'opposition graduelle. La possibilité de neutra-
lisation d'une opposition phonique à l'intérieur d'un tel
système a lieu conformément aux règles valables pour la
neutralisation des oppositions graduelles, c'est-à-dire qu'où
bien le représentant de l'archiphonème est le terme extrême
de l'opposition, ou bien son choix est conditionné extérieure-
ment.
Notablement plus rares que les systèmes à trois degréte sont
les systèmes à quatre degrés, Cependant ils apparaissent dans
un assez grand nombre de langues des diverses parties de la
terre. On peut citer comme exemple le système triangulaire
de l'italien :
u i
et le système quadrangulaire déjà mentionné de beaucoup
de dialectes polonais :
â a
0 e
û y
u i
(dans la transcription traditionnelle des dialectologues
polonais). Également dans ce cas (comme en général dans
118 N. s. TROUBLTZKOY
tous les systèmes vocaliques à plus de deux degrés) les diverses
oppositions de degré d'aperture sont des oppositions
graduelles. Là où quelques-unes de ces oppositions sont
neutralisables, il en résulte des rapports particuliers. Si
notamment l'opposition entre les deux degrés moyens
d'aperture est neutralisable, cette opposition perd son
caractère graduel et se change en une opposition privative.
La « marque » est ici soit le « caractère fermé », soit le « carac-
tère ouvert », selon le terme de l'opposition qui représente
l'archiphonème. Par ex. dans le dialecte écossais de l'île
Barra (Hébrides) i, il existe un système vocalique à quatre
dégrés, mais seulement dans la première syllabe du mot,
tandis que dans les autres syllabes les oppositions moyennes
0-0 et e-ae sont neutralisées, et de telle sorte qu'en cette
position apparaissent seulement les voyelles ouvertes o et
se: ces voyelles peuvent donc être considérées comme les
termes non marqués de l'opposition et la corrélation o-o,
e-se peut être appelée « corrélation de fermeture ». Par contre
là où l'opposition d'aperture neutralisable comporte un des
degrés d'aperture extrêmes (c'est-à-dire le degré maximum
ou minimum), le caractère graduel de l'opposition n'est pas
modifié. En danois les oppositions ii-o, y-0 , i-e sont neutra-
lisées devant nasale entravée (comme devant ») et il existe
une tendance nette à neutraliser également ces oppositions
devant r~. Malgré cela o, ô, e danois ne peuvent être considérés
comme des u, y, i ouverts. Les choses vont tout autrement
là où tout le système vocalique est affecté par ces neutrali-
sations. Un cas de ce genre existe en ibo (Nigeria méridio-
nale)^. Cette langue possède un système vocalique à quatre
degrés et à deux classes, dans lequel les oppositions de degré
d'aperture sont neutralisables d'une part entre les voyelles
du l^r et du 2^ degrés, et d'autre part entre les voyelles du
3^ et du 4^ degrés, et cela de telle sorte qu'il existe une pro-
portion « 1 : 2 = 3 : 4 ». Un mot peut contenir seulement les
voyelles des degrés 1 et 3 ou bien les voyelles des degrés 2 et 4,
et tous les aiïixes (préfixes et suffixes) se règlent à ce point
de vue sur le vocalisme du radical. Dans ce système
(1) Cari Hjalraar Borgstrôm, « The Dialekt of Barra in the Outer Hébrides »,
Norsk Tidskrifl for Sprogvidenskap VII (1935).
(2) A. Martinet, «La phonologie du mot en danois», Paris 1937, 17-19
{BSL XXXVIII, 1937, 2).
(3) Ida C. Ward, « An Introduction to the Ibo Language », Cambridge
1936.
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 1 19
toutes les oppositions de degré d'aperture sont donc équi-
pollentes^ :
large
étroit
s ouvert o-a 4® degré d'aperture
f fermé o-z 3® — —
^ ouvert u-e 2® — —
I fermé u-i 1^^ — —
On peut classer les mots (ou mieux les radicaux ou les
racines) de cette langue en « mots à voyelle ouverte » et en
« mots à voyelle fermée », tandis que les affîxes se classent
en « affîxes à voyelle large » et en « affîxes à voyelle étroite ».
Mais aucune de ces classes ne peut être considérée comme
marquée ou non marquée.
Les systèmes vocaliques à quatre degrés sont, on l'a dit,
beaucoup plus rares que ceux à trois degrés. Quant aux
systèmes à cinq degrés, ils peuvent être considérés comme
d'une rareté toute particulière. En Europe de tels systèmes
existent en Suisse, par ex, dans le dialecte de Kerenz, dans le
canton de Claris 2. En Afrique le fante (sur la Côte de l'Or)
paraît posséder un système triangulaire à deux classes et à
cinq degrés : u, u, 0, o, a, z, e, i, i^. Un système triangulaire
à deux classes et à six degrés paraît exister en gweabo (Libéria)
au cas où l'opposition entre voyelles « claires » (bright) et
voyelles « troubles » (muffled) qui régit ce système devrait
être considérée comme une opposition de degré d'aperture^.
Il existe en gweabo une sorte d'« harmonie vocalique » qui
suppose la possibilité de neutraliser les oppositions entre
les degrés 1 et 2, 3 et 4, 5 et 6. Les règles de cette harmonie
vocalique sont beaucoup plus compliquées qu'en ibo. En
tout cas elle suppose la structure suivante de tout le
système (nous laissons telle quelle la transcription de E.
Sapir) :
(1) On remarquera que les voyelles non-arrondies sont ici réalisées beaucoup
plus « ouvertes » que les v^oyelles arrondies correspondantes, de sorte que
d'un point de vue purement phonétique ce système n'est pas symétrique.
M"« Ida C. Ward transcrit la voyelle arrondie du 2^ degré d'aperture par 6,
mais nous nous sommes permis de remplacer ce signe par u.
(2) J. Winteler, « Die Kerenzer Mundart des Canton Glarus », Leipzig 1876.
(3) D. Westermann et Ida C. Ward, « Practical Phonetics for Students of
Afrif-an Languages », London 1933, 172 ss.
(4) Edward Sapir, « Notes on the Gweabo Language of Libéria » [Language
VII, 1931), 31 ss.
120 N. s. TROLBETZKOY
large
s « claire » a 6^ degré d'aperture
' « trouble » 0 E 5® — —
^ « claire » o z 4^ — —
^ i* « trouble » o e 3^ — —
,, ., \ (^ claire » o e 2^ — —
étroite , . ui " "• i^r
f «trouble» u f 1^^^ — —
Dans tout système vocalique la classe de localisation la
plus sombre et la classe de localisation la plus claire con-
tiennent toujours le même nombre de degrés d'aperture.
Cela vaut sans réserve pour le système quadrangulaire,
tandis que dans le système triangulaire s'y ajoute encore la
voyelle d'aperture maxima qui se trouve en dehors des
classes de localisation. Ainsi par ex, un système quadrangu-
laire à quatre degrés doit contenir quatre voyelles de la classe
de localisation la plus sombre et quatre voyelles de la classe
de localisation la plus claire, tandis qu'un système triangulaire
à quatre degrés ne contient que trois voyelles sombres et
trois voyelles claires, et en plus la voyelle d'aperture maxima.
Dans les systèmes quadrangulaires la neutralisation des
diverses oppositions d'aperture se produit d'habitude en
même temps aussi bien dans la classe de localisation la plus
sombre que dans la classe de localisation la plus claire, de
sorte que le résultat de cette neutralisation est de nouveau
un système partiel quadrangulaire (avec un plus petit nombre
de degrés d'aperture). Dans les systèmes triangulaires la
neutralisation d'un degré d'aperture déterminé se produit,
soit dans les deux classes extrêmes de localisation — auquel
cas il se produit un système partiel également triangulaire, —
soit seulement dans l'une des deux classes extrêmes de locali-
sation — auquel cas le système partiel est quadrangulaire. —
Ainsi par ex. dans certains dialectes grecs modernes l'opposi-
tion entre le premier et le second degrés d'aperture( il s'agit
d'un système triangulaire à deux classes et à trois degrés) est
neutralisée dans les syllabes atones^ de sorte qu'en cette posi-
tion phonique on a un système triangulaire à deux degrés :
a
accentué o e inaccentué ^
u i
Il i
(1) A. Thumb, « Handbuch der neuarriechischen Volkssprache », 6, et
B. Havrânek dans Proceedings of the International Congress of Phonelic Sciences
I, 33.
PRINCIPES DE PHO^OLOGIE 121
Par contre dans des dialectes grand-russes septentrionaux
où les syllabes accentuées présentent également un système
triangulaire à deux classes et à trois degrés, l'opposition a-e
est neutralisée dans les syllabes inaccentuées et le représentant
de l'archiphonème est conditionné extérieurement (après
consonne mouillée e, après consonne non-mouillée a) : il
en résulte un système quadrangulaire à deux degrés^ :
a. ^ ^
accentué o e inaccentué - r
u i
u i
Il serait facile de multiplier ces exemples.
Dans les systèmes vocaliques à trois classes la classe
moyenne de localisation ne peut contenir plus de phonèmes
vocaliques que chacune des classes extrêmes. Un nombre
égal de voyelles apparaît dans les trois classes, principalement
dans les systèmes triangulaires : voir par ex. le système du
mongoP :
a
0 Ô e
u û i
Au contraire dans les systèmes quadrangulaires à trois
classes la classe moyenne de localisation contient presque
toujours moins de phonèmes vocaliques que chacune des
classes extrêmes (voir par ex. les systèmes vocaliques cités
plus haut du finnois et du kurine ou lesghe). Il n'est pas rare
non plus que le même fait apparaisse dans des systèmes
triangulaires ; tel est par ex. le système vocalique norvégien ^ :
a
à œ
0 0e
u y i
de même que les systèmes analogues (mais réalisés autre-
ment) du polabe, de l'annamite, du dialecte écossais de l'île
Barra et (avec une série moyenne non arrondie) du dialecte
sorabe oriental de Muskau, déjà mentionné ci-dessus et
(1) R. Jakobson, TCLP II, 89.
(2) A. V. Burdukov, « Rusko-mongol'skij slovar' razgovornogo jazyka,
s predislovijem i grammaticeskim oôerkom N. N. Poppe », Leningrad 1935, de
même que N. N. Poppe, « Stroj chalcha-mongorskogo jazyka » (= Slroj jazijkov,
fasc. 3), Leningrad 1935, 8-10.
(3) Cari Hjalmar Borgstrom, « Zur Plionologie der norwegischen Schrift-
sprache », Norsk Tidskrifi for Sprogvidenskap IX (1937), 251.
6—1
122 \. s. TROIBKTZKOY
décrit par V. L. Scerba, etc. Dans le cas où la classe moyenne
de localisation contient moins de degrés d'aperture que
chacune des classes extrêmes, il lui manque généralement le
correspondant des voyelles les plus ouvertes des classes
extrêmes de localisation. En tout cas le degré d'aperture
minima paraît toujours représenté complètement (c'est-à-dire
par troia phonèmes vocaliques) dans les systèmes à trois
classes.
Il résulte de ce qui vient d'être dit que la classe moyenne
de localisation peut être souvent représentée dans un système
à trois classes par un unique phonème vocalique, de sorte
que ce phonème doit présenter le même degré d'aperture
que les voyelles d'aperture minima des classes extrêmes de
localisation. Et de fait les exemples de cet état de choses ne
manquent pas ; on peut citer le système déjà mentionné du
kurine (ou lesghe) :
a e
Il û i
En moyen-grec existe un système triangulaire à trois
degrés où la série moyenne est représentée seulement par ii :
a
o e
u il i
En tubatoulabal (langue indienne du groupe shoshon de la
famille Outo-aztèque) existe également, aujourd'hui encore,
un système analogue, avec cette différence qu'à la place de
û apparait un ï non arrondi^, et ce ne sont nullement les
seuls cas de ce genre.
La neutralisation des diverses oppositions de degré d'aper-
ture a lieu dans les systèmes vocaliques à trois classes selon
les mêmes règles que dans les systèmes à deux classes, mais
la classe moyenne de localisation ne peut pas, même dans
les systèmes partiels, contenir plus de phonèmes que chacune
des classes extrêmes de localisation. Comme les oppositions
de localisation sont fréquemment neutralisables, il arrive
souvent que, à côté d'un système général à trois classes et
à plusieurs degrés, existe un système partiel à deux classes
(ou même linéaire) et à deux degrés. Ainsi le système vocalique
à trois classes et à trois degrés du mongol mentionné ci-
(1) Charles F. Voegelin, « Tubatiilabal Grammar <> {Universilij of ('.aUfornia
Publicalions in American Arclieolngij and Elhnologi], XXXIV, n° 2, 55 ss.).
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 123
dessus n'existe comme tel que dans la première syllabe du
mot :
a
0 ô e
u u. i
Dans les syllabes non-initiales, après une syllabe à voyelle
i, l'opposition û-ô est neutralisée et il se produit le système
partiel suivant :
a
0 e
u û i
Enfm après une syllabe avec n'importe quelle voyelle
autre que i sont neutralisées d'une part les oppositions de
localisation u-ii, o-ô, ô-e, o-e et d'autre part les oppositions
de de|?ré d'aperture o-a, ô-a, e-a, d'où il découle le système
partiel suivant^ :
A
U I
Tout cela ne vaut que pour les voyelles longues du mongol.
Dans les voyelles brèves, après une syllabe à voyelle /, toutes
les oppositions de localisation sont neutralisées de sorte qu'il
se produit un système linéaire à trois degrés :
a
e
i
Après une syllabe ayant une voyelhe autre que i ce système
se restreint encore et il n'existe plus que deux phonèmes
vocaliques brefs : « i » et « e », ce dernier adoptant la qualité
de la voyelle de la svllabe précédente.
Il a été dit ci-dessus que dans les cas où la classe moyenne
de localisation d'un système vocalique à trois classes est
représentée par un seul phonème vocalique, ce phonème
présente le degré minimum d'aperture et forme groupe avec
les voyelles d'aperture minima u et i des séries extrêmes de
localisation. Cette règle s'applique sans exception là où il
s'agit d'une voyelle antérieure arrondie ; s'il n'existe dans
(1) La réalisation de U et de A est conditionnée par la qualité de la voyelle
de la syllabe précédente : U après les voyelles postérieures et après a est réalisé
comme u ; après û, ô, e il est réalisé comme ù. A après u, a est réalisé comme a,
après 0 comme o, après û, e comme e, et après ô comme ô. Voir N. X. Poppe,
« Stroj chalcha-mongol'skogo jazyka », 10-11.
124 N. s. TROUBETZKOY
le système vocalique qu'un seul phonème de ce genre, c'est
toujours un u, jamais un ô. Mais il existe des cas où un système
vocalique à plusieurs degrés contient, outre les voyelles des
classes extrêmes de localisation, un phonème vocalique non
arrondi qui n'appartient à aucune de ces classes et qui ne
présente ni le degré maximum ni le degré minimum d'aper-
ture. Comme ce phonème vocalique ne peut être caractérisé
que négativement, on peut l'appeler une « voyelle indé-
terminée »^. Ce phonème ne peut pas être confondu avec
l'unique représentant de la classe moyenne (non-arrondie)
de localisation : celui-ci se trouve vis-à-vis de u et de i en
opposition de localisation proprement dite (opposition
bilatérale isolée), tandis que la «voyelle indéterminée » ne se
trouve en rapport d'opposition bilatérale vis-à-vis d'aucun
autre phonème du système vocalique et ne participe en tout
cas à aucune opposition de localisation proprement dite.
Beaucoup de langues des diverses parties du monde
possèdent une voyelle indéterminée dans le sens qui vient
d'être défini, et cela aussi bien dans les syllabes accentuées
que dans les syllabes inaccentuées. Elle peut être aussi bien
longue que brève : la voyelle du mot anglais bird « oiseau »
(en anglais méridional standardisé) peut être considérée
comme une voyelle indéterminée longue. Mais beaucoup
de langues ne présentent la voyelle indéterminée que dans
des systèmes partiels, en des positions phoniques où beaucoup
d'oppositions d'aperture et de localisation sont neutralisées.
Il résulte de tout cela que la voyelle indéterminée ne doit
pas être considérée comme un unique représentant d'une
classe moyenne de localisation déterminée, mais comme un
phonème vocalique se trouvant en dehors des classes de loca-
lisation. Toutefois cette voyelle indéterminée peut entrer
par là en rapport particulier avec la voyelle d'aperture
maxima cjui se trouve de même en dehors des classes de
localisation, et qui caractérise les systèmes triangulaires. En
certaines circonstances une voyelle « indéterminée » peut
devenir « déterminée » dans un système triangulaire, en
entrant dans un rapport d'opposition bilatérale avec « a ».
Un cas de ce genre existe par ex. en bulgare. La voyelle
indéterminée du bulgare présente à peu près le même degré
d'aperture que o et que e, mais en outre n'est ni arrondie ni
(1) V. Brôndal, « La structure des systèmes vocalique? », TCLP VI, 65.
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 125
palatale. Une opposition de localisation proprement dite
entre a et o bulgares ou entre 9 et e bulgares pourrait à peine
être admise. Mais on pourra établir les proportions o :a =
u:9, e:a = i :9 et la proportion qui en dérive u:o = i:e =
dia. Que cette proportion corresponde à une réalité, c'est
ce que prouvent les rapports dans les syllabes inaccentuées
(au moins dans une partie des types locaux de prononciation) :
dans ces syllabes o, e, a ne sont pas admis, mais seulement
M, i, a, c'est-à-dire que les oppositions de degré d'aperture
u-o, i-e, d-a sont neutralisées, mais que le caractère triangu-
laire du vocalisme est conservé. Cela peut être représenté
graphiquement de la façon suivante :
a
accentué inaccentué
9 u i
u i
Le système vocalique bulgare serait donc un système
triangulaire à trois classes, où la classe moyenne de localisa-
tion serait caractérisée par son caractère neutre et par
l'élévation du degré d'aperture de ses membres^.
Le système vocalique bulgare paraît être un cas assez rare.
Dans les autres langues connues de nous et qui contiennent
une « voyelle indéterminée », on ne peut établir entre cette
voyelle et « a » aucun rapport bilatéral particulier, de sorte
qu'il n'existe aucun motif pour comprendre la voyelle
indéterminée et « a » dans une classe moyenne et particulière
de localisation.
Sur le nombre des degrés d'aperture dans les systèmes
vocaliques à quatre classes, on ne peut pas dire grand'chose,
car de tels systèmes vocaliques sont en somme extrêmement
rares. Autant que nous le sachions, dans ces systèmes aucune
des classes moyennes de localisation ne contient plus de
degrés d'aperture que chacune des classes extrêmes (de sorte
que le nombre total des phonèmes vocaliques faisant partie
des deux classes moyennes de localisation ne peut pas
dépasser le nombre total des phonèmes vocaliques contenus
dans les deux classes extrêmes). Le système vocalique du
tchérémisse oriental, mentionné ci-dessus, où le degré
d'aperture le plus bas est représenté dans les quatre classes
r(l) Voir R. Jakobson dans TCLP II, 78 et B. Havrének dans Proceedings
of ihe International Congress of Phonelic Sciences I, 28 ss.
126 N. s. TROLBETZKOY
de localisation, le degré moyen seulement dans trois classes
et le degré le plus élevé seulement dans deux classes, prouve
que les deux classes moyennes de localisation d'un système
à quatre classes ne contiennent pas nécessairement le même
nombre de degrés d'aperture.
A l'étude des particularités de degré d'aperture est aussi
lié de la façon la plus étroite le difficile problème de la position
dans le système vocalique des diphtongues à valeur mono-
phonématique. La situation est la plus simple dans les cas
où, comme dans les dialectes archaïques du grand-russe et de
l'ukrainien septentrional, les phonèmes représentés dans la
dialectologie russe par œ etê sont réalisés par des diphtongues
de mouvement à degré d'aperture croissant (à peu près uo,
ie) dont le point de départ est un peu plus ouvert que les
voyelles les plus fermées du même système et dont la fm au
contraire n'atteint pas le même degré d'aperture que les o,
e non diphtongues du même système. Par conséquent la place
de ces phonèmes dans le système vocalique ne peut faire
aucun doute : il s'agit d'un système triangulaire à quatre
degrés où « co » et « ë » représentent le second degré d'aper-
ture (« u, co, 0, a, e, e, i »). En outre les oppositions co-o et
ë-e sont neutralisables dans les dialectes dont il s'agit ; dans
les syllabes inaccentuées où ces oppositions sont neutralisées,
les archiphonèmes sont représentés par o et par e (au moins
dans les dialectes grand- russes et ukrainiens septentrionaux
qui connaissent « w » et « ë »). Il s'en suit que la diphtongaison
(ou plus précisément la fermeture décroissante de la voyelle)
doit être considérée dans ce cas comme la marque de corré-
lation. Également claire est la place des diphtongues « oa »,
« ea » en daçoroumain, où elles se trouvent évidemment
entre o, e d'une part et a d'autre part^.
a
oa ea
0 a e
u î i
Dans le dialecte slovène de Carinthie, au nord de la Drave
(dialecte de ceux qu'on appelle les Drauci) les diphtongues
119, id, dont la fm est moins fermée que le début, sont
évidemment à ranger entre u, i et o, e, tandis que oa, ea se
placent évidemment entre o, e et â, a d'aperture maxima, de
(1) B. Havrânek clans Proceedings I, 31 ss. ; A. Rosetti dans le Bulletin
Linyiiislique II (1934), 21 ss.
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 127
sorte qu'il existe en somme un système quadrangulaire à
cinq degrés^ :
a
a
oa
ea
0
e
iid
id
Toutefois il est plus difficile de classer les diphtongues de
valeur monophonématique dans lesquelles la première partie
est plus ouverte et la seconde partie plus fermée que les
voyelles voisines d'aperture moyenne. Un cas de ce genre
existe en allemand et en hollandais. Les trois diphtongues
allemandes (( au », « eu », « ei » se laissent ranger dans les trois
classes de localisation du système vocalique allemand, mais
leur classement dans le système des degrés d'aperture est
impossible. L'instabilité et l'indétermination du degré
d'aperture de ces phonèmes, dues à la mobilité de l'articula-
tion, peuvent être considérées comme leur caractère spécifique.
Par là elles se distinguent de tous les autres phonèmes
vocaliques longs (c'est-à-dire à déroulement complet) de la
langue allemande. Les phonèmes vocaliques « longs » doivent
donc être classés en deux catégories : ceux qui ont un degré
d'aperture « stable » et ceux qui ont un degré d'aperture
«variable», de sorte que le classement ultérieur selon les
trois classes de localisation peut être effectué dans les deux
catégories, tandis qu'au contraire le classement selon les
trois degrés d'aperture ne peut se faire que dans la catégorie
des voyelles à degré d'aperture stable-.
Des problèmes particulièrement embrouillés se posent à
propos des diphtongues de la langue anglaise, même si l'on
se limite à la forme de la langue moderne codifiée par Daniel
Jones^.
Dans ce? derniers temps beaucoup d'essais ont été faits pour expliquer
phonologiquement le système vocalique de cette forme de la langue anglaise
notamment (en ordre chronologique) par Joseph \achek (1933)*, Bohumil Trnka
(1) A. Isacenko, «Les parlers Slovènes du Podjunje en Carinthie, descrip-
tion phonologique », Revue des Éludes Slaves XV (1935), 59.
(2) Pour le hollandais W. A. de Groot a déjà proposé un classement semblable
des phonèmes vocaliques en monophtongues et en diphtongues : voir TCLP IV
118.
(3) Daniel Jones, « An Outline of English Phonetics », 3*^ édition, Leipzig
1932 et " English Pronouncing Dictionary », Leipzig.
(4) Joseph Vachek, « Ober die phonologische Interprétation der Diphton-
ge » Pràce z vèdeckycli ùstavù XXXIII.
128 N. s. TROUBETZKOY
(1935)S A. C. Lawrenson (1935)« et Kemp Malone (1936)*. Les voyelles dites
« brèves » paraissent n'offrir aucune difTiculté. Les quatre chercheurs sus-
nommés sont d'accord sur le fait que ces voyelles forment en anglais, pour
s'exprimer en termes techniques, « un système quadrangulaire h deux classes
et à trois degrés » (la marque d'opposition paraissant être la place de la langue
et non la forme des lèvres). Les dilBcuItés commencent avec les voyelles dites
« longues » et les diphtongues (ou triphtongues). Ces difficultés paraissent toute-
fois provenir principalement de ce que le système vocalique est traité sans tenir
compte des particularités du système prosodique anglais. On doit constater
que la «quantité» anglaise est une opposition prosodique de mode de liaison:
est « brève » une voyelle qui est interrompue dans son déroulement par l'insertion
de la consonne suivante ; est « longue » une voyelle à déroulement non troublé,
complet. De la description de Daniel Jones il résulte que parmi les phonèmes
vocaliques à déroulement complet que possède l'anglais, seuls a: et a.* ne
présentent aucune variante diphtonguée. Tous les autres phonèmes vocaliques
à déroulement complet présentent des variantes diphtonguées, c'est-à-dire
caractérisées par un degré d'aperture variable : si ces variantes ne sont employées
pour £.• et pour o: que facultativement et plus rarement que pour u: et i: ,
elles existent néanmoins et cela suffit*. Entre les véritables «diphtongues» et
les « monophtongues longues » (sauf a: et a.* ) existant dans la forme d'anglais
moderne décrite par Daniel Jones, on ne peut découvrir aucune différence de
principe : les unes comme les autres sont des phonèmes vocaliques à déroulement
complet et à degré d'aperture variable. Les seuls phonèmes vocaliques à déroule-
ment complet et à degré d'aperture stable sont la voyelle d'aperture maxima a:
et la voyelle indéterminée a: , c'est-à-dire justement les phonèmes vocaliques
à déroulement complet qui se trouvent en dehors des classes de localisation.
Ainsi donc la variabilité du degré d'aperture, dans la forme d'anglais étudiée,^
est liée d'une part au « déroulement complet » et d'autre part au fait d'appar-
tenir à une classe de localisation déterminée. 11 en résulte un principe de classe-
ment pour les phonèmes vocaliques à degré d'aperture variable, à savoir la
direction du déroulement. Certaines voyelles à déroulement complet présentent
une direction de déroulement centripète, d'autres une direction de déroulement
centrifuge, c'est-à-dire que les unes varient depuis un point caractérisé par
la marque d'une classe de localisation déterminée jusqu'au centre neutre %
tandis que les autres au contraire varient dans la direction du représentant
extrême de la classe de localisation. Pour employer une expression allemande
on peut dire que les premières sont « hineinablaufende » (se déroulent vers
(1) Bohumil Trnka, «A Phonological Analysis of Present-day Standard
English», ibidem XXXVIl.
(2) A. C. Lawrenson, « Some Observations on the Phonology of the English
Vowels », Proceedings of the Second International Congress of Phonetic Sciences^
131 ss.
(3) Kemp Malone, « Phonèmes and Phonemic Corrélation in Current
English », English Sludies (The Hague 1936), XVlll, 159 ss.
(4) Note du traducteur: A. Martinet, BSL XLll (1942-45), fasc. 2, p. 32,
est d'un avis différent : « nous ne suivons pas », dit-il, « Troubetzkoy lorsqu'il
range les diphtongues anglaises à second élément 9 parmi les phonèmes
uniques : aia et au9 ne sont pas toujours réduits à [ae] et [aa] ; ils imposent
une division phonématique ai-d, au-9 qui entraine i-a, u-a, e-a ».
(5) Comparer la définition, proposée par H. E. Palmer et adoptée par
Daniel Jones, de « centring diphtongs ».
PRINCIPES DE PHONOLOGIE
129
l'intérieur) et les dernières « hinausablaufende « (se déroulent vers l'extérieur).
Il est significatif que a: et a:, qui se trouv^ent en dehors du système de locali-
sation et pour ainsi dire au centre, présentent un degré d'aperture invariable.
Dans les autres phonèmes anglais à déroulement complet, le degré relatif
d'aperture du point de départ se laisse déterminer, et de fait les deux classes
de localisation 1 présentent trois degrés d'aperture. Dans les voyelles à dérou-
lement centrifuge ces degrés sont, dans la classe de localisation « sombre »
uw (= u: ), ou, an et dans la classe « claire » ij (= i: ), ei, ai. Dans les voyelles
à déroulement centripète le premier degré d'aperture est évidemment repré-
senté par U9, h; nous compterons dans le second degré d'aperture o: , e: qui
de fait présentent à côté d'elles comme variantes facultatives oa, ea, mais qui
d'après leur contenu phonologique doivent plutôt avoir elles-mêmes la valeur
de réalisations de voyelles variant vers un centre neutre (« a ») ; le troisième
degré d'aperture est formé par les phonèmes que Daniel Jones représente par
des triphtongues au9, aid et pour lesquels il indique comme variantes faculta-
tives a?, aa ou a: , a:*. Comme le a d'aperture maxima est en dehors des classes
de localisation, tout le système anglais des phonèmes vocaliques à déroulement
complet peut être appelé « un système triangulaire à deux classes de localisation
et à quatre degrés d'aperture, avec une voyelle indéterminée », mais par le fait
que dans chaque classe de localisation il faut distinguer deux directions de
déroulement, le nombre total des phonèmes vocaliques à déroulement complet
est non pas de 8, mais de 14 :
a:
au aud aia ai
ou aa sa ei
a.-
u: ud id i:
Quant à la diphtongue oi, elle est considérée par tous les chercheurs men-
tionnés ci-dessus, sauf A. C. Lawrenson, comme un groupe de phonèmes et les
arguments positifs que A. C. Lawrenson allègue en faveur de sa valeur mono-
phonématique ne paraissent pas très convaincants (voir Kemp Malone, op. ciU
160, n° 4)^
(1) De ce qui a été dit ci-dessus, il résulte que la classe de localisation des
phonèmes vocaliques à déroulement centripète doit être déterminée d'après
leur point de départ, tandis que la classe de localisation des voyelles centrifuges
doit l'être d'après leur aboutissement. Par conséquent les objections de
A. C. Lawrenson contre le classement du phonème « au » dans la classe « sombre »
doivent être écartées (sur oi, voir plus loin).
(2) Il est évident que « as », « aa » monosyllabiques ne peuvent être considérés
que comme monophonématiques. En poésie ils sont traités comme des groupes
monosyllabiques {Daniel Jones « An Outline of English Phonetics », 59). C'est
aux anglicistes de décider jusqu'à quel point une telle prononciation monosyl-
labique est aujourd'hui normale. Dans le cas où il n en serait pas ainsi, la
catégorie des voyelles à déroulement centripète ne présenterait que trois degrés
d'aperture.
(3) Il serait opportun d'adopter une transcription des divers phonèmes
plus convenable et correspondant mieux à la situation phonologique. Comme
0, e ne fonctionnent que comme point de départ des phonèmes vocaliques à
déroulement centrifuge et a, e que comme point de départ de ceux dont le
déroulement est centripète, il n'y a aucime raison de les distinguer graphique-
130 N. s. TROUBETZKOY
Tandis qu'en allemand littéraire et en hollandais seules
quelques voyelles à déroulement complet présentent un degré
d'aperture variable et en outre ne sont jamais qu'à t; déroule-
ment centrifuge », en anglais la plupart des phonèmes voca-
liques à déroulement complet sont caractérisés par la varia-
bilité de leur degré d'aperture et présentent en outre une
opposition de direction de déroulement. Il est possible que
des situations semblables existent dans certaines autres
langues ou dialectes, notamment dans celles dont la structure
prosodique repose sur le même principe que celle de l'anglais.
En tout cas. dans toutes les langues qui présentent un grand
nombre de diphtongues à degré d'aperture variable, on doit
toujours se demander si, comme en anglais, des différences
analogues dans la direction du déroulement n'y jouent pas
un rôle.
D) Parlicularités de résonance
Tandis que dans les voyelles les particularités de localisation
et les particularités de degré d'aperture sont si étroitement
liées entre elles qu'elles forment une sorte de <'■ faisceau »,
les particularités de résonance se situent sur un tout autre
plan. Sous le terme ' oppositions de résonance » nous
comprenons toutes les oppositions distinctives entre voyelles
t pures )i et voyelles c troubles » de quelque sorte que ce soit.
La plus développée est la corrélation de nasalité^. Dans
beaucoup de langues elle existe pour toutes les voyelles. Il
va de soi en outre que les voyelles nasalisées n'ont pas besoin
d'être complètement semblables aux voyelles non nasalisées
correspondantes quant à la position de la langue, des lèvres
et du maxillaire. Ce qui est essentiel, c'est seulement qu'elles
aient la même position dans le système. Ainsi par ex. en
birman les phonèmes vocaliques longs nasalisés du second et
du troisième degrés d'aperture sont diphtongues, tandis que
les voyelles correspondantes non nasalisées sont réalisées
comme des monophtongues^ :
ment : les graphies o", o^ e*. ^ seraient tout à fait sans ambiguité. Au troisième
degré d'aperture on pourrait employer a°,. a', a', a*, et de même le premier
degré pourrait être transcrit u°, u^, i^, i^. La direction de déroulement serait
nettement indiquée par les exposants u, *, ^, les degrés daperture et les classes
de localisation par les lettres h. o, ol, a, e, i.
(1) Voir également à ce sujet A. Isacenko, » A propos des voyelles nasales »
BSL XXXVIII (1937^ 267 et suiv.
(2) J. R. Firth, < Alphabets and Phonology in India and Burma j, Bull.
of Ihe School of Oriental Studies VIII, 534.
PRIINCIPES DE PHONOLOGIE 131
a à
non-nasalisées o s nasalisées du ai
0 e oïl ëi
u i ù ï
Dans beaucoup de langues la nasalisation ne s'étend qu'à
une partie du système vocalique. Et de fait un des degrés
moyens d'aperture reste souvent en dehors de cette corréla-
tion. Ainsi par ex. dans l'écossais de l'île Barra^ :
a à
non-nasalisé o 0 e • nasalisé û y î
u y i
ou en albanais septentrional ^ :
a z à z
non-nasalisé 00e nasalisé ù y î
u y i
Parfois ce ne sont pas les voyelles moyennes, mais les
voyelles les plus fermées qui sont épargnées par la nasalisa-
tion, comme par ex. en français :
a a à
0 z nasalisé
non-nasalisé 0 0 . c Ô 0 ë
Il y i
Dans tous ces cas, toutes les classes de localisation sont
représentées dans les voyelles nasales. Il y a des langues
ayant un système vocalique à deux classes qui ne présentent
que deux voyelles nasalisées. C'est le cas par ex. dans le
dialecte de Jauntal du slovène de Carinthie^ (voyelles
nasalisées ô et «), dans des dialectes kachoubes {ô, à), etc*.
(1) Cari Hjalmar Borgstrôm, « The Dialect of Barra in the Outer Hébrides »,
Norsk Tidskrift f. Sproguid. VIII.
(2) G. S. Lowmann, «The Phonetics of Albanian », Langnage VIII (1932),
281 et suiv.
(3) A. Isacenko, « Les dialectes Slovènes du Podjunje en Carinthie », Revue
des Éludes Slaves XV, 57 et suiv.
(4) La règle posée par A. Isaôenko, selon laquelle des cas de ce genre ne se
présenteraient que dans les langues ayant un système quadrangulaire des
voyelles non-nasalisées {BSL XXXVIII, 1937, 269 et suiv.) ne peut être
considérée provisoirement que comme une hypothèse non encore suffisam-
ment vérifiée. Cette hypothèse a assurément pour elle bien des faits, mais
les matériaux qui se trouvent à notre disposition sont encore trop peu nombreux
pour prouver définitivement son exactitude.
132 X. s. TROUBETZKOY
Dans d'autres langues ce ne sont pas certains degrés d'aper-
ture, mais certaines classes de localisation qui sont exclues
de la nasalisation. Dans le dialecte chinois central de Siang-
tang (Province du Honang)^ seules les voyelles non-arrondies
sont nasalisées :
a à
non-nasalisé o e nasalisé ë
u \j Xi i î
Dans le dialecte du Marchfeld les voyelles de la classe
moyenne de localisation et en outre les voyelles du second
degré moyen d'aperture sont épargnées par la nasalisation ^ :
a
a
au au. ai
du ai
non-nasalisées o ô e
nasalisées ô è
0 ô e
ù î
u ii i
Ainsi le nombre des voyelles nasalisées ne peut jamais
être plus grand que celui des voyelles non-nasalisées.
Il peut arriver qu'une langue ne contienne qu'une seule « voyelle nasale ».
Pour une voyelle de ce genre, ni une classe de localisation déterminée ni un
degré d'aperture déterminé ne peuvent être phonologiquement pertinents^
car ces particularités ne pourraient être phonologiquement pertinentes que
par opposition à d'autres voyelles nasales. Par conséquent la teinte d'une telle
voyelle nasale unique ne peut être déterminée que par l'entourage consonan-
tique et son aperture ne peut être en somme qu'inexistante. En d'autres termes
cette voyelle nasale « indéterminée » n'est rien d'autre qu'une nasale faisant
syllabe, dont l'articulation se modèle sur celle de la consonne suivante. Dans
les notations de langues africaines où apparaissent de tels phonèmes, ils sont
habituellement rendus par les lettres m, n, i3, etc. Mais il est très douteux que
ce phonème puisse réellement être identifié avec m, n, etc. Il faut prendre
garde que dans la plupart des langues en question il n'apparaît pas en général
de groupes de consonnes (ou que seuls les groupes « bruyante + liquide «sont
admis) de sorte que le phonème en question ne peut former d'oppositions
(1) Voir E. N. et A. A. Dragunov, «K latinizacii dialektov central'nogo
Kitaja », Bull, de l'Acad. des Sciences de VU. R. S. S., Classe des Sciences Sociales,
1932, n» 3, 239 et suiv. Le schéma présenté ci-dessus a été fait en se basant
sur la description phonélique de Dragunov. La plupart des voyelles sont réalisées
comme des diphtongues : u est un o très fermé à fermeture croissante ; après
les sifflantes et les apicales il est tout à fait non-arrondi ; dans les autres positions
seul son début est prononcé arrondi ; o et e sont beaucoup plus ouverts dans
leur section finale qu'à leur début {oo, eae) ; u, ij sont des voyelles «bourdon-
nantes » ou gingivales caractéristiques qui apparaissent dans beaucoup de
dialectes chinois.
(2) Anton Pfalz, « Die Mundart des Marchfeldes », Siîziingsber. Wien. Akad.^
phil.-histor. KL, CLXX, n» 6 (1912) ; voir aussi N. S. Troubetzkoy, TCLP IV,
101 et suiv.
PRINCIPES DE PHONOLOGIE
133
■distinctives qu'avec les phonèmes vocaliques, tandis que m, n, etc., ne peuvent
se trouver en rapport d'opposition directement distinctive qu'avec les autres
consonnes. En outre la « nasale faisant syllabe » présente dans les langues
africaines dont il s'agit les mêmes difTérences distinctives de hauteur (différence
de registre) que les voyelles. Tout indique que la « nasale faisant syllabe »
dans des cas comme ibo mbz (dissyllabique, m aigu, e grave) « tortue » peut
être traitée comme « voyelle nasalisée indéterminée ». Le problème présente
toutefois même sous cette forme certaines difficultés. En effet dans des langues
comme l'ibo, l'éfik, le lamba, le ganda, etc., qui ne possèdent aucune voyelle
nasalisée, ni aucune voyelle indéterminée non nasalisée, la « nasale faisant
syllabe « ne se trouve en rapport d'opposition distinctive qu'avec les
voyelles, mais ce rapport est toujours multilatéral. Dans ce cas la « nasale
faisant syllabe » peut être considérée comme «voyelle indéterminée en général »,
mais sa nasalisation n'est qu'une particularité sans importance phonologique
et purement phonétique. Par contre dans des langues comme l'éhwé, le yoruba,
le faute, etc., où la corrélation de nasalité englobe tout le système vocalique,
la «nasale faisant syllabe » devrait être classée dans la catégorie des voyelles
nasalisées, ce qui produirait une situation singulière : le système des voyelles
nasalisées serait plus riche d'un phonème que celui des voyelles non-nasalisées ;
mais cela contredirait à tout ce que nous savons de la corrélation de nasalité.
La corrélation de nasalité est la plus répandue, mais
nullement la seule corrélation de résonance. Y a-t-il en
dehors d'elle une ou plusieurs autres espèces d'oppositions de
résonance ? Cela est extrêmement difficile à dire dans l'état
actuel de la recherche. En effet les langues dans lesquelles
existent des oppositions distinctives entre voyelles « pures »
et voyelles « troubles » de n'importe quelle espèce appar-
tiennent à la catégorie des langues « exotiques » et les indica-
tions qu'on trouve à ce sujet chez les observateurs (qui pour
la plupart ont été formés à l'ethnographie plus qu'à la
linguistique et qui s'intéressent davantage à la première)
sont en général fort peu claires^. Avec cette réserve nous
emploierons ci-dessous l'expression « corrélation de trouble »
(ou (( opposition de trouble ») sans préciser s'il s'agit toujours
dans les différentes langues en question de la même corréla-
tion ou de corrélations différentes.
[Dans ces derniers temps le côté" phonétique du problème a été étudié d'une
façon remarquable, au moins pour l'Afrique. Le Dr. A. N. Tucker, qui a appris
€t étudié la prononciation des voyelles « pures » et des voyelles « troubles » dans
les langues nilotiques, fut soumis à Hambourg par Panconcelli-Calzia à une
expérience de phonétique instrumentale. Elle indiqua que dans les voyelles
« pressées » (ou « écrasées » : « squeezed ») les piliers du pharynx [fauces] sont
comprimés et que le voile du palais est abaissé, sans toutefois permettre l'écou-
(\) Ainsi par ex. V. G. Bogoraz qui a observé de telles voyelles « troubles »
en tchouktche (Kamtchatka) dit que ces voyelles sont prononcées avec un
« renforcement glottal » qui « correspond à une intonation plus fortement sou-
lignée » {Jazyki i pis'mennost' narodov Seuera III, 12).
134 N. s. TROUBETZKOY
lemeiit de l'air par le nez. Dans les voyelles « soufflées » (« breathy »), le voile
du palais est relevé, les piliers du pharynx reculés, la glotte nettement retirée
vers le bas, de sorte qu'en arrière de l'espace buccal proprement dit se forme
un plus grand espace vide (et que les cordes vocales paraissent prendre la
position du chuchotement)*. M""^ Ida G. Ward a fait les mêmes observations
dans la langue aboua, en Nigeria méridionale : ici également il s'agit de l'oppo-
sition entre d'une part des voyelles prononcées avec le pharynx comprimé, et
d'autre part des voyelles ayant un son « creux » produit par le pharynx large-
ment ouvert*. A ce qu'il paraît, dans certains dialectes néo-indiens, on peut
trouver la même base phonétique à la « corrélation de trouble » : en tout cas
J. R. Firth parle également dans ce cas d'une «phonation tendue » et d'une
«phonation soufflée »^. Par contre la nature phonétique du trouble des voyelles
dans certaines langues du Caucase oriental ressort mal de la description de
A. Dirr : des voyelles en question du tabassarane, il dit qu'elles sont liées à un
bruit de frottement laryngal et qu'en comparaison des autres voyelles, elles
présentent une énergique aspiration* ; des voyelles en question de l'aghoul,
il dit que dans leur prononciation le larynx est comprimé, ce qui provoque un
léger bruit de frottement laryngaP.
De même que la corrélation de nasalité, la corrélation de
trouble s'étend, soit à tout le système vocalique, soit seulement
à une partie déterminée de ce système. Le premier cas paraît
exister en nouba (langue nilotique dans le Soudan Égyptien)^,
peut-être aussi dans d'autres langues nilotiques. Par contre
la corrélation de trouble n'existe en aboua (d'après Ida
C. Ward) que pour les voyelles e, o; en tabassarane (d'après
A. Dirr) que pour u et a, et de même aussi en aghoul où le
u « trouble » est réalisé comme une sorte de o (tandis qu'un o
non trouble n'apparaît pas dans les mots indigènes comme
phonème indépendant). On peut comparer aux cas de ce
genre les langues mentionnées ci-dessus qui n'ont que deux
voyelles nasalisées.
Dans tous les types d'« oppositions de résonance » les règles de valeur mono-
phonématique ou polyphonématique doivent être observées avec une sévérité
particulière. Très souvent les voyelles phonétiquement nasalisées ne sont que'
des réalisations d'un groupe de phonèmes « voyelle +nasale » et les voyelles
accompagnées d'un bruit de frottement laryngal ne sont que des réalisations
d'un groupe formé d'un phonème vocalique et d'un phonème consonantique
laryngal.
(1) A. N. Tucker, « The Fimktion of Voice Quality of the Nilotic Languages »,.
Proceedings of îhe Second Inlernational Congress of Phonelic Sciences, 125 et suiv.
(2) Ida C. Ward, « Phonetic Phenomena in African Languages », Archw
fur vergl. Phonel. I (1937), 51.
(3) J. R. Firth, « Phonological Features of some Indian Languages », Pro-
ceedings of îhe Second Inlernalional Congress of Phonelic Sciences, 181.
(4) A. Dirr, « Grammaticeskij ocerk Tabassaranskago jazyka », Malerialy
dVa opisanija mëslnoslej i plemen Kavkaza XXXV (1905), otd. III, 2.
(5) A Dirr, « Agul'skij jazyk », ibidem XXXVII (1907), otd. III, 2.
(6) J. P. Grazzolara, « Outlines of a ÎN'uer Grammar », Linguislische Biblio-
Ihek « Anlhropos » XIII (1933), 3.
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 135
4. Les caractéristiques des consonnes
A) Particularités de localisation
Il n'y a aucune langue où les particularités de localisation
des phonèmes consonantiques soient phonologiquement non
pertinentes. Certes il y a dans beaucoup de langues des pho-
nèmes consonantiques sans particularités de localisation
phonologiquement pertinentes, mais ils occupent toujours
une place un peu à part dans le système, justement parce
qu'ils s'écartent de la «norme». Beaucoup de phonèmes con-
sonantiques peuvent dans une langue déterminée être
identiques entre eux en ce qui concerne les particularités de
localisation (et ne se distinguer les uns des autres que par
des particularités de mode de franchissement ou de
résonance). Par série de localisaiion on comprendra l'ensemble
de toutes les consonnes ayant les mêmes particularités
distinctives de localisation, que cette série consiste en plusieurs
consonnes ou en une1 seule. A Tintérieur d'un système
consonantique les diverses classes de localisation se trouvent
entre elles dans différents rapports d'opposition.
a) Les séries fondamentales .
Par « séries fondamentales » nous désignerons les séries de
localisation qui sont entre elles dans un rapport d'opposition
multilatérale hétérogène. Quelques-unes de ces séries fonda-
mentales apparaissent dans presque toutes les langues du
monde. Ce sont les gutturales (« dorsales »), les apicales
(« dentales ») et les labiales. Nous ne connaissons aucune
langue sans apicales ; les gutturales manquent par ex. dans
quelques dialectes Slovènes de Carinthie, les labiales en
tlingit (Alaska ), mais ce sont là des cas extrêmement rares :
en général les trois séries de localisation nommées ci-dessus
apparaissent dans toutes les langues du monde. Ce fait ne
peut être dû au hasard et doit avoir sa cause profonde dans
la nature des trois séries en question. Le plus simple est de
voir cette cause dans le fait que les lèvres, la pointe de la
langue et le dos de la langue sont les organes mobiles les plus
propres à obstruer l'espace buccal : ce qui correspond à la
série labiale est l'application des lèvres l'une contre l'autre ;
ce qui correspond à la série apicale est l'emploi de la pointe
130 N. s. TROUBETZKOY
de la langue, celle-ci prenant une forme allongée et le point
d'articulation étant placé en avant ; enfin ce qui correspond
à la série gutturale est l'emploi du dos de la langue, celle-ci
prenant une forme ballonnée et le point d'articulation étant
reporté en arrière^. Ces trois positions des organes phona-
toires peuvent être considérées comme les « plus naturelles »,
ce qui ne veut nullement dire qu'elles seraient « innées » :
on sait en efïet que les enfants doivent commencer par
s'assimiler à grand 'peine ces positions des organes et que les
sons émis spontanément par les enfants en balbutiant n'ont,
en général qu'une ressemblance éloignée avec les labiales, les \
apicales et les gutturales. Ces trois types de consonnes sont
naturels seulement dans le sens qu'ils résolvent de la façon
la plus simple et la plus naturelle le problème consistant à
émettre, à l'aide des parties mobiles de l'espace buccal, des
bruits bien individualisés et nettement différents les uns des
autres. Ainsi peut s'expliquer également leur diffusion
universelle (ou presque universelle) dans le monde.
Les sifflantes sont aussi universellement répandues que les
labiales, les apicales et les gutturales : la seule langue entière-
ment privée de s que connaisse l'auteur de ces lignes est le
nouba oriental (dans le Soudan égyptien). A la différence des
apicales dans lesquelles la langue est étendue à plat, et des
gutturales dans lesquelles la langue est bombée et ballonnée,
les sifflantes sont caractérisées par la forme de gouttière que
prend le plat de la langue, de sorte que le souffle prend une
direction particulière qui provoque un effet acoustique tout
à fait spécifique. Mais comme la partie supérieure et inférieure
de la cavité résonante est à peu près la même dans les
sifflantes et dans les apicales, ces deux séries d'e localisation
présentent une certaine parenté et, en certaines circonstances,
se réunissent dans beaucoup de langues pour former une série
unique.
Outre les quatre séries de localisation mentionnées ci-dessus
et d'extension générale, quelques langues présentent encore
(1) Les effets ac^oustiques sont en outre provoqués dans la série labiale
principalement par le choc du souille sur la surface molle, large, mais relati-
vement courte des lèvres ; dans les apicales par la résonance de la cavité limitée
en bas par la langue étendue à plat et en haut ainsi qu'en arrière par le palais
dur et le palais mou ; dans les gutturales par la résonance de la cavité formée en
bas et en arrière par la surface supérieure arrondie de la langiie ballonnée et
les dents inférieures, en haut par les dents supérieures, le palais dur, et éventuel-
lement par la partie antérieure du palais mou.
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 137
d'autres séries fondamentales. Telle est notamment la série
latérale qui apparaît dans beaucoup de langues nord-
américaines et dans quelques langues africaines (zoulou,
pédi, héréro, sandawé, etc.) comme série de localisation
particulière ^ Une sorte de moyen terme entre la série gutturale
et la série labiale est constitué par la série de localisation
qu'on désigne habituellement sous le nom de « labio-vélaire »
et qui, à notre connaissance, n'existe en tant que telle que dans
l'ensemble de langues dites « soudanaises » et, semble-t-il,
dans certains dialectes japonais. Elle est caractérisée par des
occlusions labiales et gutturales concomitantes : nous
l'appellerions plutôt « gutturo-labiale ». — Une sorte de
moyen terme entre la série gutturale et la série apicale est
formé par la série de localisation palatale, représentée dans
un très grand nombre de langues de toutes les parties du
monde. Dans beaucoup de langues elle peut être considérée
comme une série fondamentale, mais dans quelques-unes
elle se trouve dans un rapport bilatéral avec la série gutturale
ou avec la série apicale. La réalisation phonétique de la série
palatale est également différente selon les langues 2. — Enfin
la série de localisation larijngale, au moins dans une partie
des nombreuses langues où elle apparaît, doit être considérée
comme une série fondamentale au même titre que les autres.
Ainsi, il existe, en dehors des quatre séries fondamentales
universelles (ou presque universelles) — à savoir les séries
labiales, gutturales, apicales et sifflantes — encore quatre
autres séries moins répandues - — ■ à savoir les séries latérale,
gutturolabiale, palatale et laryngale.
(1) La caractéristique de cette série est la formation d'une cavité résonante
de chaque côté de la lan^rue : c'est pourquoi les consonnes latérales peuvent
être appelées « consonnes lina'uogénales 1. En outre la langue peut aussi bien
être étendue à p»lat, sa pointe dirigée vers la partie antérieure de l'espace buccal,,
qu'être ballonnée, son dos s'élevant vers la partie moyenne ou postérieure de
l'espace buccal. Pour les latérales en tant que série indépendante, cela n'est pas
pertinent. Mais là où une série latérale indépendante n'existe pas, l'espace
résonant de chaque côté peut à l'inverse apparaître dans les différents sons
latéraux comme san< importance et alors ces sons doivent être considérés
comme des réalisations de phonèmes appartenant aux séries apicales ou
gutturales.
(2) Ce qui reste en tout cas toujours caractéristique, c'est la forme ballonnée
de la langue et le point d'articulation antérieur. Du point de vue acoustique,-
on peut distinguer des palatales plus proches du type « ky », d'autres plus
proches du type " ty », d'autres tout à fait intermédiaires entre les deux types,
d'autres à terminaison sifflante, etc. — Voir E. èrâmek, « Le parler de Bobosèica.
en Albanie >, Rei<. des El. SI. XIV (1934), 184 ss. Un classement phonétique
détaillé est donné par O. Broch, « Slavische Phonetik » (§§ 15, •20-22;.
138 N. s. TROUBETZKOY
De plus le concept phonologique de « série de localisation »
ne doit pas être confondu avec le concept phonétique de
« point d'articulation ». En tchèque par ex, il existe entre la
laryngale sonore h et la gutturale sourde x (« ch ») un rapport
d'opposition neutralisable qui est tout à fait analogue au
rapport « sonore-sourde » ; d'autre part x se trouve vis-à-vis
de A: dans un rapport bilatéral proportionnel {x:k — s:c =
s:c). En tchèque h n'appartient donc pas à une série laryngale
spéciale qui n'existe pas dans cette langue, mais à la série
gutturale pour laquelle, au point de vue du système phono-
logique tchèque, seule la non-participation des lèvres et de la
pointe de la langue est pertinente ^ En esquimau du
Groenland, à toutes les spirantes correspondent des
occlusives de la même série de localisation : s-c, x-k, x-q,
f-p ; seule la spirante latérale X n'a aucun correspondant
occlusif. Mais comme d'autre part l'occlusive apicale t ne
possède aucun correspondant spirant exact, i doit être
considéré comme le correspondant occlusif de X, c'est-à-dire
que l'écoulement latéral du souffle dans le X n'est pas essentiel
pour le groenlandais et que seule son articulation apicale est
pertinente^. Des exemples du même genre pourraient facile-
ment être multipliés. Il ne peut être question d'une série
particulière latérale, palatale ou laryngale, au sens phono-
logique du terme, que si les phonèmes en question ne se
trouvent vis-à-vis d'aucun phonème d'une autre série de
localisation dans un rapport d'opposition bilatérale propor-
tionnelle. Là où (comme dans les exemples cités ci-dessus) il
existe une opposition bilatérale entre des consonnes de points
d'articulation différents, cette opposition étant proportion-
nelle aux rapports analogues existant entre des phonèmes
appartenant aux mêmes séries de localisation (tchèque h-x =
z-s — z-s, groenlandais ^X = p-f = k-x = q-x = c-s), alors
les deux termes de l'opposition en question doivent être
attribués à une même série de localisation. Mais ce cas ne
doit pas être confondu avec celui où deux séries de localisation
sont entre elles dans un rapport d'opposition bilatérale.
(1) N. s. Troubetzkoy, « Zur Entwicklimg der Gutturale in den slavischen
Sprachen », Mileliô-Fesischrift (1933), 267 et suiv. Sur le h slovaque, voir
L'. Novâk, « Fonologia a Studium slovenèiny », Spisy jazijkového odboru Malice
slovenskej II (1934), 18.
(2) William Thalbitzer, « A Phonetical Study of the Eskimo Language »,
Meddelelser om Grônland XXXI, 81.
PRINCIPES DE PHONOLOGIE
139
b) Séries apparentées et équipollentes
Chacune des séries fondamentales citées plus haut se
trouve vis-à-vis des autres séries dans des rapports d'opposi-
tion multilatérale. Mais à la place de l'une quelconque de
ces séries fondamentales apparaissent en certaines langues
deux séries qui se trouvent entre elles dans un rapport
d'opposition bilatérale équipollenie. Au lieu d'une seule série
labiale, caractérisée par la participation de la lèvre inférieure,
il peut apparaître une série bilabiale et une série labiodentale,
qui sont toutes deux labiales, mais en même temps restent
distinctes l'une de l'autre. C'est par ex. le cas en allemand
littéraire où la série bilabiale est représentée par 6, p, m et
la série labiodentale par «,-, /, pf ; c'est encore plus net dans
la langue shona (en Rhodésie) où dans la série bilabiale les
occlusives p, b s'opposent à la spirante ^, et dans la série
labiodentale les occlusives (afîriquées) p, 6 à la spirante i'^.
Au lieu d'une seule série apicale caractérisée par la partici-
pation de la pointe de la langue, beaucoup de langues
présentent deux séries, dont l'une est caractérisée par la pointe
de la langue dirigée vers le haut, et l'autre par la pointe de
la langue dirigée vers le bas. Selon les langues ce rapport
peut être réalisé comme une opposition entre apicales
« rétro flexes » et « plates »-, ou entre « alvéolaires » et « inter-
dentales ))^, ou enfin entre « dentales » et « prépalatales »^ ;
mais le rapport reste partout le même : toujours dans la
réaUsation d'une série la pointe de la langue est relativement
plus haute que dans la réalisation de l'autre. Au lieu d'une
seule série « gutturale » caractérisée par la participation du
dos de la langue, beaucoup de langues présentent deux séries
dorsales différentes : une postdorsale et une prédorsale ;
c'est le cas dans beaucoup de langues nord-américaines
(1) Clément M. Doke, « A Comparative Study in Shona Phonetics », Johan-
nisburg 1931.
(2) Par ex. dans de nombreuses langues africaines, comme le souahéli (dia-
lecte mambara), le héréro, etc. (voir Cari Meinhof, " Grundriss einer Lautlehre
<ier Bantusprachen », Berlin 1910), de même que dans beaucoup de langues
de l'Inde, tant aryennes que dravidiennes.
(3; Par ex. en nouba et dinka (Soudan Égyptien) : voir J. P. Crazzolara,
« Outline of a Xuer Grammar ■> {Lingiiisl. Bibliolhek t Anlhropos * XIII) et
A. N. Tucker, « The Comparative Phonetics of Suto-Chuana Group of Bantu-
Languages », London, 1929.
(4) Par ex. en tchèque ou en hongrois (voir plus loin).
140
N. S. TROUBETZKOY
(par ex. en kwakiull, tlingit, haida), en esquimau, en aléoute^
dans les langues dites paléo-asiatiques (tchouktche, koriak,
kamtchadale, guiliak, kette), et en outre dans tous les
idiomes du Caucase ; ou bien des gutturales arrondies
s'opposent à des gutturales non-arrondies, comme en tigraï
(Abyssinie)^. Au lieu d'une seule série sifflante, il peut se
présenter une série 5 et une série s ; parmi les langues
européennes, ce clivage de la série sifflante est répandu
c'est le cas de l'anglais, du français, de l'allemand, de l'italien,
du hongrois, de l'albanais, du roumain, de toutes les langues
slaves, du lithuanien, du letton. Mais dans les autres parties
du monde ce phénomène est aussi très répandu. — Enfin la
série laryngale, qui est caractérisée par l'attitude passive
de tous les organes buccaux, peut être remplacée par deux
séries : l'une purement glottale ou lar\Tigale proprement dite,
l'autre pharyngale. comme c'est le cas par ex. en somali,.
dans les langues sémitiques et dans quelques langues du
Caucase septentrional.
En ce qui concerne la série palatale, elle est dans quelques
systèmes en rapport d'opposition bilatérale, soit vis-à-vis
de la série apicale, soit vis-à-vis de la série dorsale et doit
être alors considérée, soit comme « une série apicale dans
laquelle la pointe de la langue est dirigée vers le bas », soit
comme une a série prédorsale ». Objectivement le caractère
bilatéral d'une opposition est prouvé par le fait qu'elle peut
être neutralisée. En tchèque, slovaque, hongrois et serbo-
croate, où l'opposition entre dentales et palatales est neutra-
lisable, ces deux séries de phonèmes peuvent être considérées
comme des subdivisions de la série apicale. Dans le dialecte
chinois central de Siang-tang 'province du Honang) où
l'opposition entre consonnes vélaires et palatales est neutra-j
lisable en certaines positions devant u, a, i. à. î), ces deux
séries doivent être considérées comme des subdivisions de la
série dorsale.
Dans tous les cas dont il vient d'être question, il s'agit donc
du (( clivage » d'une série fondamentale en deux séries
apparentées qui se trouvent en rapport d'opposition bilatérale
l'une vis-à-vis de l'autre, mais multilatérale vis-à-vis de toutes
(1) J. Schreiber, ^ Manuel de la langue Tigraï », Wieii 1887.
(2) E. N. et A. A. Dragunov, «K latinizacii dialektov centrarnogo Kitaja
Bulletin de r Académie des Sciences de VU. R. S. S., classe des sciences sociales-]
1932, n" 3, 239 et suiv.
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 141
les autres séries de localisation du môme système. Il faut
cependant souligner qu'on ne peut parler d'un tel clivage de
séries fondamentales que quand le contexte de tout le
système l'exige. Très souvent les spirantes ne présentent pas
les mêmes points d'articulation que les occlusives. En grec
moderne par ex, existent d'une part des occlusives bilabiale,
postdentale, dorsale et sifflante (tc, t, x, tct) et d'autre part
des spirantes labio-dentales, interdentales, dorsales et
sifflantes (9, 6, x, cr et p, S, y, Q. Les occlusives ne concordent
donc avec les spirantes en ce qui concerne leurs points
d'articulation que dans les séries dorsale et sifflante. Mais
comme les rapports x : xei ra : <y sont parallèles aux rapports
7r : 9 et T : 0 la concordance inexacte des points d'articulation
des spirantes 9, 0 avec ceux des occlusives correspondantes
71, T doit être considérée comme phonologiquement non
pertinente. Il ne s'agit pas ici d'un «clivage de séries »: le
concept de localisation est seulement un peu élargi : au
lieu de « bilabial » et « labio-dental », simplement « labial »
(c'est-à-dire caractérisé par la participation de la lèvre infé-
rieure) ; au lieu de «postdental» et «interdental », simplement
« apical » (c'est-à-dire caractérisé par la participation de la
pointe de la langue). Mais en français où les spirantes labio-
dentales /, V et les occlusives bilabiales p, b sont, d'un point
de vue purement phonétique, prononcées à peu près comme
9, p, 71, [iTz du grec moderne, on ne peut pas malgré cela parler
d'une unique série labiale. En effet dans tout le système
consonantique français il n'existe pas une seule paire de
phonèmes où le rapport « spirante-occlusive » apparaisse sous
sa forme pure (c'est-à-dire comme en grec moderne -/ : x,
G : -za). Par conséquent on doit poser ici deux séries différentes
de localisation : une bilabiale et une labiodentale, qui sont
l'une vis-à-vis de l'autre dans un rapport d'opposition
bilatérale, quoique cependant distinctes l'une de l'autre^.
D'après quel principe le clivage des séries fondamentales
(1) Pour la même raison on ne peut pas parler en français d'une opposition
entre occlusives et spirantes : certains points d'articulation sont ici liés à une
co-application plus ferme des organes buccaux dont il s'agit (à savoir dans
les positions de p, l, k) ; d'autres points d'articulation sont au contraire liés à
un rapprochement plus lâche (à savoir dans les positions de s, s et /). Mais on
ne peut pas concevoir en français le degré de rapprochement indépendamment
•de la position articulatoire. C'est pourquoi nous croyons devoir contester le
classement des phonèmes consonantiques français donné par G. Gougenheim,
« Éléments de phonologie française », Strasbourg 1935, 41 et suiv.
142 N. s. TROUBETZKOY
en séries apparentées se fait-il ? Y a-t-il quelque marque
articulatoire ou acoustique qui serve dans tous les cas à
différencier les deux séries apparentées, ou bien existe-t-il
dans chaque paire de séries apparentées une marque de
différenciation particulière ? A ce qu'il semble, il entre en
jeu deux marques acoustiques de diff'érenciation qui se
répartissent sur les différentes séries. Dans beaucoup de séries
existe, d'après la classification de R. Jakobson, un clivage
en « série à son strident » et en « série à son mat i). Cette
opposition ressort d'une façon particulièrement nette dans les
spirantes des séries en question, les spirantes à son strident À
ayant en même temps une meilleure audibilité que les i
spirantes correspondantes à son mat. Ainsi la labio-dentale
/ est à son strident et plus audible que la bilabiale ç à son J
mat ; la pharyngale h à son strident est plus audible que la i
laryngale mate h; l'arrière-vélaire £ à son strident («ron-
flante ») est plus audible que la prévélaire mate x ; le s plus
strident est plus audible que le s plus mat (bien que ce
dernier soit lui-même beaucoup plus audible que les autres
spirantes mates mentionnées ci-dessus)^. Cependant tous
les clivages de séries fondamentales en deux séries apparen-
tées ne peuvent pas s'expliquer par ce principe. La différen-
ciation des apicales résulte de modifications dans la capacité
et la forme des deux cavités résonantes dont l'une est
en avant et l'autre en arrière du point d'articulation. Le
clivage de la série gutturale en une série vélaire et une série
palatale repose sur une diff'érence dans la longueur de la
cavité résonante antérieure ; il en est de même pour le clivage
de la série gutturale en une série proprement gutturale et une
série gutturale arrondie. Dans la mesure où l'allongement
d'une cavité résonante peut se convertir acoustiquement
en un abaissement et son raccourcissement en une élévation
du timbre, on pourrait être tenté de considérer la hauteur
relative du timbre comme la marque de différenciation. Mais
cela ne s'accorderait qu'avec le clivage mentionné ci-dessus
de la série gutturale. Dans les apicales, la chose n'est pas
si simple, puisqu'il existe ici deux cavités résonantes, une
antérieure et une postérieure, dont l'allongement ou le
raccourcissement ne se produit pas parallèlement. Outre
(1) Ainsi s'explique le fait que même là où n'existe aucun clivage des séries
fondamentales, la spirante de la série labiale soit représentée par / et la spirante
de la série gutturale par x (par ex. en hollandais).
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 143
la capacité relative, la forme des cavités résonantes joue
ici un rôle acoustique. On parviendra peut-être à la solution
la plus approchée du problème en considérant un cas extrême,
à savoir celui des consonnes dites rétroflexes (aussi appelées
« cérébrales » et « cacuminales ») dans leur rapport avec les
alvéolaires ou postdentales. L'impression acoustique produite
par les rétroflexes peut être au mieux définie comme celle
d'un son creux, en opposition avec le son plai des « dentales »
habituelles. Le même rapport de «son creux» à «son plat»
existe aussi entre les consonnes gutturales arrondies et les
consonnes gutturales simples (à côté de la différence de
timbre mentionnée ci-dessus). De même l'opposition entre
vélaires et palatales (« postpalatales ») et entre « dentales »
et « dentipalatales » peut être ramenée, il est vrai moins
nettement, à la même marque de différenciation, et l'on
peut en dire autant peut-être de l'opposition entre alvéolaires
et interdentales.
Il semble donc que dans tous les cas où une série fonda-
mentale se scinde en deux séries apparentées, la marque de
différenciation de ces deux séries apparentées soit ou bien
l'opposition « à son strident » — « à son mat », ou bien l'oppo-
sition « à son creux » — « à son plat ». Ces deux oppositions
sont équipollentes.
Le rapport existant entre les labiales, les apicales, les dorsales, les sifflantes,
les laryngales, les latérales, les palatales et les labio-vélaires est un rapport
d'opposition multilatérale (et en outre hétérogène). En cas de clivage de ces
séries fondamentales, il se produit deux séries qui forment une opposition
bilatérale : labiodentale-bilabiale, postdorsale-prédorsale, etc. Mais il y a des
cas où une série fondamentale se scinde, non pas en deux, mais en trois séries,
ces séries se trouvant entre elles dans un rapport d'opposition graduelle. Ces cas
sont extraordinairement rares. Nous n'en connaissons que les exemples suivants :
a) dans trois langues indiennes nord-américaines : en tsimshian (dialecte
nass), en chinook et en houpa existent trois séries gutturales : une postvélaire,
une prévélaire et une (post)palatale» ; b) dans deux langues du Caucase septen-
trional : en kabarde" et en oude' existent trois séries sifflantes : une série s,
une série s et une série s qui phonétiquement tient le milieu entre les sons s
et S; au même type appartient également le bas-sorabe (wende de Basse-
Lusace) où à côté des sons s et s existent aussi des sons s particuliers qui occupent
une position moyenne* ; la légère teinte / de la série sifflante moyenne en kabar-
(1) Voir Biillelin of Ihe Smilhsonian Insl. Bureau of Ethnologij, XL.
(2) N. Jakovlev, « Tablicy fonetiki kabardinskogo jazyka » [Trudij Podraz
r'ada issledovanija severokavkazskich jazijkou pri Insl. Voslokovedenija I, 1923).
(3) A. Schiefner, « Versuch ûber die Sprache der Uden «, St. Petersburg
1863 ; A. Dirr, « Udinskaja Grammatika » {Sborn. Mal. dVa opis. mëstn. i
plemen Kavkaza » XXXIIl, 1904).
(4) K. E. Mucke, « Historische und vergleichende Laut- und Formenlehre
der niedersorbischen Sprache », Leipzig, 1891, 151 et suiv.
144 N. s. TROUBETZKOY
de et en bas-sorabe pourrait être cousiUérée comme un phénomène accessoire
phonologiquement non pertinent, et par conséquent le tabassarane* (dans le
Daghestan, Caucase oriental) et le shona^ (en Rhodésie, Afrique du Sud)
pourraient être classés dans ce type, bien que dans ces langues la série silllante
■ moyenne présente une teinte u ou ù'. Le nombre des exemples est donc très
faible. Bien entendu cette situation aurait un tout autre aspect si l'on devait
y ajouter un troisième groupe de langues, à savoir le groupe des langues où la
série apicale se subdivise en trois séries graduelles. Beaucoup de langues qui
connaissent l'opposition phonologique entre apicales rétroflexes et plates ou
entre alvéolaires et interdentales possèdent en outre une série palatale. Étant
donné le caractère ambigu des palatales, il n'est pas exclu qu'on puisse traiter
les trois séries (rétroflexe, plate et palatale, ou encore alvéolaire, interdentale
•et palatale) comme différents degrés de l'élévation ou de l'abaissement de la
pointe de la langue. Objectivement cela ne pourrait être prouvé que dans les
cas où l'opposition entre les palatales et l'une des deux séries apicales serait
neutralisable et par suite bilatérale. Mais cela ne paraît être le cas ni dans les
langues africaines en question (héréro, nuba, dinka) ni dans les langues néo-
indiennes ou dravidiennes. En ce qui concerne le vieil indien (sanscrit) où l'oppo-
sition entre « palatales », « dentales » et « cérébrales » était neutralisable, il faut
remarquer que cette opposition n'existait pas seulement dans les apicales,
mais aussi dans les sifflantes, de sorte qu'on doit plutôt la considérer comme
un faisceau de corrélations de timbre (voir ci-dessous). On peut donc dire que
le domaine des subdivisions graduelles de séries est très limité.
c) Les séries de travail accessoire
Enfin dans beaucoup de langues les séries fondamentales
ou les séries apparentées se scindent en deux séries qui se
trouvent l'une vis-à-vis de l'autre dans un rapport d'opposition
privative, et dans la mesure où ce rapport d'opposition n'est
pas seulement privatif, mais aussi proportionnel, il en résulte
des corrélations. Articulatoirement, il s'agit toujours du fait
que l'une des séries de localisation (à savoir la série non-
marquée) présente la position des organes articulatoires qui
est normale pour la série fondamentale ou apparentée dont
il s'agit, tandis que l'autre série (la série marquée) associe à
cette position organique un travail accessoire particulier
iourni par des organes ou des parties d'organes qui ne
participent pas immédiatement au travail principal. Le
résultat acoustique est, soit une nuance particulière (c'est-
à-dire une espèce de timbre vocalique), soit un bruit de
(1) N. S. Troubetzkoy, « Konsonantensysteme der ostkaukasischen Spra-
chen ». Caucasica 8.
(2) Clément M. Doke, « A Comparative Study in Shona Phonetics », Johan-
nisburg 1931.
(3) D'ailleurs il est possible que la série s ne soit pas apparentée en shona
;aux deux autres séries sifflantes, mais soit une série jtalatale indépendante.
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 145
claquement. Par conséquent les corrélations qui résultent
de l'opposition des séries de travail accessoire avec les séries
pures, fondamentales ou apparentées, peuvent être classées
en « corrélations de timbre » et en « corrélations de claque-
ment ».
y.) Dans les corrélations consonantiques de timbre, il s'agit
au point de vue acoustique de la liaison d'une série de
localisation (soit fondamentale, soit apparentée) avec deux
« colorations » opposées dont l'une est à considérer comme
«neutre » (c'est-à-dire comme non marquée). Dans la mesure
où cette liaison se produit dans plusieurs (parfois même dans
toutes) les séries de localisation, les «colorations» en question
sont abstraites des diverses localisations et conçues indé-
pendamment d'elles. Selon les colorations qui servent comme
marques de corrélation, on distinguera divers types de
corrélations de timbre.
La plus répandue est la corrélation de nioiiillure, c'est-à-dire
l'opposition existant entre des consonnes de coloration neutre
€t des consonnes de coloration i (ou y). Elle apparaît comme
unique corrélation de timbre par ex. en gaélique, en polonais,
en lithuanien, en russe, en ukrainien, dans le dialecte moldave
du roumain, en mordve, en japonais, etc^. [Niais son extension
dans le système des consonnes n'est pas partout la même :
en japonais et en lithuanien elle embrasse toutes les séries
de localisation ; en ukrainien et en mordve, elle n'embrasse
que la série apicale et la série sifflante de type s. Même en ce
qui concerne la réalisation des consonnes mouillées, les
différentes langues qui possèdent cette corrélation diffèrent
assez les unes des autres. Toutefois le principe est partout le
même : la consonne mouillée possède une coloration semblable
à celle de i ou de y qui se combine avec ses autres particularités
phonétiques, tandis que la consonne correspondante non
mouillée ne possède aucune coloration en i ou en y. La
nuance i des consonnes mouillées est obtenue par l'élévation
de la partie moyenne du dos de la langue vers le palais
dur, et, pour souligner d'une façon particulière l'opposition,
(1) R. O. Jakobson, «K charakteristike evrazijskosro jazykovogo sojuza »,
Paris, 1931, où les langues eurasiatiques (c'est-à-dire de l'Europe orientale et
du nord de l'Asie) qui ont la corrélation de mouillure sont énumérées. Voir
aussi, du même auteur, TCLP IV, 234 et suiv. et Acles du /F« Congrès Inter-
national de Linguistes. (Ce dernier article est reproduit ci-dessous en
appendice, p. 351 et suiv.).
146 N. s. TBOi bi:tzkoy
dans les consonnes non mouillées la partie postérieure de la
masse linguale s'élève souvent vers le palais mou^.
Ces déplacements de la langue produisent souvent des modifications secon-
daires de l'articulation, de sorte que les consonnes mouillées se distinguent
souvent des consonnes non mouillées correspondantes, non seulement par la
coloration, mais aussi par des marques articulatoires particulières. Au point
de vue du système phonologique de la langue en question ces différences secon-
daires d'articulations ne sont pas pertinentes, quoique ce soit souvent elles
qui retiennent l'attention de l'observateur étranger. L'opposition entre
consonnes mouillées et non mouillées exerce en outre une forte influence sur la
réalisation des voyelles environnantes et l'observateur étranger ne remarque
parfois que les variantes combinatoires des voyelles, sans percevoir les
diiTérences de timbre des consonnes. C'est là une illusion acoustique qui
se présente souvent quand on observe les autres corrélations consonantiques
de timbre. Dans une langue ayant la corrélation de mouillure, la «coloration»
(ou le timbre) des consonnes est toujours ce qu'il y a de plus essentiel, et de
toutes les autres particularités articulatoires, on remarque seulement celles qui
sont communes à la consonne en question et à son partenaire. Il en résulte
notamment que dans une langue de ce genre la série palatale est à peine possible
comme série autonome de localisation : elle est toujours interprétée comme
une série « apicale mouillée » ou comme une série « gutturale mouillée ». Dans
nos « Polabische Studien » nous avons posé pour le polabe d'une part la corré-
lation de mouillure et d'autre part une série palatale autonome. C'était une
erreur : l'opposition entre les gutturales k, g et les palatales « h », « h » était
neutralisable en polabe, k, g n'apparaissant pas devant les voyelles antérieures,,
tandis que « h », « h » ne sont pas tolérés devant consonne et en finale — et
comme dans les autres séries de localisation règne la corrélation de mouillure,
on peut considérer les palatales polabes comme des gutturales mouillées ; par
conséquent on devrait écrire phonologiquement en polabe g'uNsna « gencive »
g'olù « travail », k'oslû « pâte », A-'amd « obscurité », k'arl « homme », k'edg
« où », g'ôra « montagne », k'ùn « cheval », etc.
De la corrélation de simple mouillure, il faut distinguer
la corrélation de mouillure emphalique qui apparait dans
certaines langues du Caucase oriental, à savoir en tchétchène,.
ingouche, batse, lakke, oude^. A ce qu'il semble, dans la
mouillure emphatique le raccourcissement du conduit
résonant additionnel est obtenu surtout par un déplacement
du larynx vers le haut, la masse de la langue se déplaçant
aussi vers l'avant. De la position particulière du larynx il
résulte, quand on prononce les consonnes mouillées empha-
tiques, un bruit fricatif spécial, « enroué », qui s'étend aussi
aux voyelles voisines ; par le déplacement particulier de la
(1) Une bonne description phonétique du processus de mouillure est donnée
par A. Thomson, « Die Erweichung und Erhârtung der Labiale im Ukraini-
schen», Zapysktj isl. fil. viddilu Ukr. Akad. Nank XIII-XIV (1927), 253-263.
(2) N. S. Troubetzkoy, « Die Konsonantensysterae der ostkaukasischen
Sprachen», Caucasica VIII.
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 147
langue les voyelles voisines reçoivent une teinte plus claire
et en outre une prononciation apparemment plus ouverte :
i tend vers e, a vers œ, u vers ô. L'observateur étranger est
porté à ne remarquer que ces phénomènes concomitants ;
il entend après la consonne le son enroué laryngal, ainsi que
la prononciation plus ouverte, plus claire et enrouée des
voyelles voisines. Mais pour le système phonologique des
langues en question ces phénomènes concomitants ne sont
pas pertinents : il ne s'agit que de la nuance spécifique de la
consonne, que l'observateur étranger n'apprend à remarquer
qu'après une pratique assez longue.
De même que dans les langues à simple mouillure la série palatale ne peut
pas exister comme série de localisation autonome, car elle est interprétée inévi-
tablement, soit comme série " mouillée apicale », soit comme série « mouillée
gutturale », de même dans les langues qui possèdent la corrélation de mouillure
emphatique la série glottale ou laryngale est considérée comme une série
« laryngale mouillée ».
De la corrélation de mouillure emphatique, il faut distinguer
la corrélation de vélarisation emphatique qui joue un grand
rôle dans les langues sémitiques et en particulier en arabe.
Les consonnes emphatiques arabes sont caractérisées par
un renflement de la racine de la langue, qui occasionne en
même temps un déplacement du larynx. L'opposition entre
consonnes « emphatiques » et « non emphatiques » existe dans
les séries apicales, gutturales, sifflantes et laryngales. Dans
toutes les séries elle est accompagnée de déplacements
particuliers du point d'articulation : les apicales emphatiques
ne sont pas seulement vélarisées (au sens indiqué ci-dessus),
mais aussi alvéolaires, en opposition avec les apicales non-
emphatiques qui sont postdentales ; dans les sifflantes
emphatiques la pointe de la langue est levée plus haut que
dans les non-emphatiques ; les gutturales emphatiques sont
postdorsales ou uvulaires, tandis que la non-emphatique k
est prédorsale et palatale, et que son partenaire sonore est,
dans certains dialectes du Soudan Égyptien, prononcé sur le
bord du palais ; enfin les laryngales emphatiques sont
plutôt pharyngales, tandis que les non-emphatiques sont des
glotto-laryngales pures^ Toutefois on doit faire abstraction
de ces différences concomitantes dans le point d'articulation.
En effet dans le système de l'arabe les consonnes vélarisées
emphatiques forment une catégorie fermée qui s'oppose à
(1) W. H. T. Gairdner, «The Phonetics of Arabie », Oxford 1925.
148 N. s. TROUBETZKOY
la catégorie des consonnes non-emphatiques. Ce qui rend
jusqu'à un certain point peu claire la corrélation de vélarisa-
tion emphatique en arabe, c'est le fait qu'elle n'embrasse
pas toutes les consonnes des séries en question :
non emphatiques : l d Q S n k g . s z s z '^ h . b f m r l
emphatiques : l^d^ . B'' . q y x s^ z^ . . . % ^
et de plus qu'elle n'est pas neutralisable. Par conséquent, on
peut discuter le fait de savoir si les phonèmes q, y, x doivent
être considérés comme des « gutturales emphatiques » ou
comme une série postvélaire (uvulaire) particulière, de même
que le fait de savoir si ti, ^ sont des <( laryngales emphatiques »
ou forment une série pharyngale particulière. Mais étant
donné que dans les apicales et les sifflantes aucun doute de ce
genre n'est permis, on admettra aussi l'existence de la corré-
lation de vélarisation emphatique dans les laryngales et les
gutturales et par suite on pourra représenter x, q, y, %, ^
par a;% /c% gr% /i*, ^^i. Dans les langues qui connaissent une
corrélation consonantique de timbre, toutes les oppositions
bilatérales entre séries de localisation qui admettent une telle
interprétation doivent être considérées comme des oppositions
privatives dans le sens de la corrélation de timbre dont il
s'agit.
Les choses se présentent d'une façon beaucoup plus simple
et plus claire dans la corrélation labiale ou d' arrondissement
qui apparaît comme unique corrélation de timbre dans
quelques langues du Caucase septentrional (kabarde,
tsakhoure, routoul, lesghe, aghoul, artchine, koubatchine),
en kwakioutl (Amérique du Nord) 2, peut-être aussi dans
quelques langues africaines (notamment bantoues). En
kwakioutl cette corrélation ne s'étend qu'aux deux séries
gutturales. De même dans les langues du Caucase qui
présentent cette corrélation, elle apparaît principalement
dans les gutturales antérieures et postérieures, mais elle ne
se limite pas à ces séries : en kabarde et en lesghe elle
s'étend en outre aux apicales ; en tsakhoure, en routoul et
en aghoul aux apicales et aux deux séries sifflantes ; en
artchine encore en plus à la série latérale.
Les différentes corrélations de timbre s'unissent volontiers
(1) Note du Iradiicleur : Aucun arabisant up. pourra se rallier à l'opinion
de l'auteur : voir mon Esquist^e d'une phonologie de V arabe elassiqiie, BSL XLIII
(1947) pp. 93-140.
(2) Franz Boas dans Bnllclin of Ihe Bureau for American Elhnologij XL.
PUINCII'ES DE PHOXOLOGIE 149
en faisceaux. Nous ne connaissons que des faisceaux résultant
de la liaison de la corrélation de mouillure avec la corrélation
d'arrondissement. On les trouve en adyghé (tcherkesse),
oubykh, abkhaz, doungane, coréen, birman. Les faisceaux
n'apparaissent pas dans toutes les séries. En adyghé par ex.
seule la série sifflante présente trois types de jeux de
timbre (s, s', s^) ; la série chuintante ne connaît que la
corrélation de mouillure ; les deux séries gutturales et la
série apicale n'ont que la corrélation d'arrondissement ;
les séries labiale, latérale et laryngale ne connaissent aucune
différence de timbre ^ Dans la langue abkhaz écrite appa-
raissent trois types de jeux de timbre dans les deux séries
gutturales et dans la série chuintante, tandis que la série
sifflante ne connaît que la corrélation de mouillure, les séries
apicale et laryngale que la corrélation d'arrondissement,
et que la série labiale ne présente aucune différence de
timbre^. En birman seule la série labiale présente trois classes
de timbre (p, p', /)°), les autres séries, à savoir les deux
apicales, la série gutturale, la série sifflante, et la série
palatale ne connaissant par contre que la corrélation
d'arrondissement^. Mais en coréen toutes les séries de localisa-
tion participent aux deux corrélations de timbre, et la clarté
du système est renforcée par le fait qu'ici tout le faisceau
corrélatif est neutralisable*. Dans tous les cas cités jusqu'ici
la liaison des corrélations de mouillure et d'arrondissement
produit au plus un faisceau à trois termes. Mais dans le
dialecte bsyb de l'abkhaz, les sons sifflants présentent quatre
classes de timbre : neutre, simplement mouillée, simplement
arrondie et mouillée-arrondie {«de coloration iï »). Un cas
semblable paraît exister dans la langue bantoue kinyar-
wanda décrite par P. P. Schumacher [Anlhropos XXVI) :
dans les bilabiales et, semble-t-il, dans la série chuintante
on distingue quatre classes de timbre, dans les apicales et
dans la série sifflante seulement trois, dans les labiodentales
seulement deux, à savoir /-/o, v-v^^.
(1) N. F. Jakovlev, « Kratkaja Grammatika adygeiskogo (k'achskogo)
jazyka dl'a èkoly i samoobrazovanija >■> 1930.
(2) Gerhard Deeters, « Der abchasische Sprachbau », Nachr. v. d. Ges. d.
W'iss. zii Gôttingen, phil. hist. Kl., Fachgr. III, n» 2 (1931), 290 et suiv.
(3) J. R. Firth dans Bull, of Ihe School of Oriental Stadies VIII, 532-33.
(4) A. A. Cholodoviô, « O latinizacii korejskogo pis'ma », Sovetskoje Jazij-
hoznanije I (1935), 147 et suiv. Les groupes «consonne + w » ont ici une valeur
monophonématique.
(5) Par contre les rapports qui existent dans le dialecte japonais de Naga-
saki sont à interpréter autrement. Dans ce dialecte il existe quatre sortes
150 N. s. TROUBETZKOY
Un faisceau de corrélations de timbre d'un autre type devrait peut-être être
posé pour le vieil indien (sanscrit). Comme tout abrègement du canal buccal
produit au point de vue acoustique le renforcement des tons partiels supérieurs
et par suite une nuance phonique plus claire, il est évident que le timbre des
occlusives « dentales » et des sifflantes du vieil indien doit avoir été plus aigu
que celui des « cérébrales » et plus grave que celui des « palatales ». D'autre
part non seulement l'opposition entre « dentales » et « palatales » mais aussi
l'opposition entre « dentales » et « cérébrales » étaient neutralisables et par
suite bilatérales. Par conséquent il est possible qu'il existe dans ce cas un faisceau
corrélatif. L'opposition entre occlusives << dentales » et « palatales » {l-c, ih-ch,
d-j, dh-jh) et entre s et c serait à interpréter comme une corrélation de mouillure
(comme par ex. en ukrainien et en mordve). L'opposition entre occlusives
« dentales » et « cérébrales » (/-/, lli-th-, d-d, dfi-dh), entre nasales {n-n) et entre
sifflantes {s-s) pourraient par contre être traitée comme une « corrélation
cérébrale » particulière, l'essence des phonèmes cérébraux consistant dans
l'allongement du canal additionnel (c'est-à-dire de l'espace compris entre le
point le plus élevé de la langue et l'ouverture de la bouche), allongement produit
par le retrait et la courbure en arrière de la langue, ainsi que dans l'abaissement
correspondant du timbre des consonnes en question. Tout ce faisceau a bien
entendu un certain caractère graduel. Jusqu'à quel point le faisceau de timbre
posé en vieil indien pourrait-il être posé également pour d'autres langues ?
Cela doit rester pour l'instant dans l'indécision. Cela dépend pour beaucoup
du fait de savoir si l'opposition entre « dentales » et « palatales » est bilatérale
dans les langues en question, ce qui ne peut être prouvé objectivement que si
elle est neutralisable.
^) La corrélation de claquement a une zone d'extension
beaucoup plus restreinte et, même sur ce domaine, ne s'étend
qu'à peu de langues : elle n'existe que dans quelques langues
bantoues méridionales dont le zoulou est la plus importante ;
en outre en hottentot et en boschiman, langues génétique-
ment isolées et parlées elles aussi en Afrique du Sud ; enfin
en sandavé, langue géographiquement et génétiquement isolée,
parlée dans le district Kilimatinde de l'ancienne Afrique
Orientale allemande.
Le côté phonétique des sons claquants est à présent bien étudié. On dispose
de bons enregistrements phonétiques et de descriptions détaillées. Il a paru
récemment toute une monographie où le problème du « click » a été traité à diffé-
rents points de vue^. L'auteur, Roman Stopa, parle d'une façon détaillée de la
nature phonétique des « clicks », bâtit des hypothèses sur l'origine de ces sons
de gutturales : vélaires, palatales, vélaires arrondies et palatales arrondies.
Mais comme la corrélation d'arrondissement est ici inconnue dans les autres
séries de localisation, tandis que la corrélation de mouillure embrasse toutes
les séries, les gutturales arrondies (qui sonnent presque comme des labiales)
peuvent être traitées comme une série autonome apparentée (labio-vélaire),
dans laquelle la corrélation de mouillure trouve place comme dans les autres
séries.
(1) Roman Stopa, « Die Schnalze, ihre Natur, Entwicklung und Ursprung >
(= Prace Komisji Jçzykoivej, n° 23), Krakôw 1935.
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 151
et sur l'origine des langues en général, mais ne soulève pas une seule fois la
question de la place des phonèmes claquants dans le système phonologique
des langues en question. Très précieuse est la petite dissertation de P. de V. Pie-
naar^ : elle n'éclaire pas non plus il est vrai le problème phonologique, mais
apporte du moins un matériel phonétique nouveau, sûr et essentiel. A citer
comme un modèle est l'étude récemment parue de D. M. Beach* qui met en
lumière d'une façon nouvelle la nature phonétique et partiellement la nature
phonologique des clicks. Grâce à cet excellent travail nous disposons maintenant
d'un exposé absolument sûr de toute la phonétique du hottentot, dans tousses
dialectes principaux : nama, damara, griqua et korana. Parmi les autres langues
à considérer, le zoulou est, du point de vue phonétique, le mieux connu. L'étude
fondamentale de Clément M. Doke' sur la phonétique de cette langue n'est
pas à vrai dire elle-même phonologique dans le sens que nous donnons à ce
terme, mais elle permet d'en déduire sans grande peine le système phonologique.
De même pour le sandavé le système phonologique peut être déduit dans ses
traits généraux, au moins en ce qui concerne le consonantisme*. La même
chose peut être dite de la description de la phonétique du groupe souto-chouana
par A. N. Tucker\ La situation est un peu plu? mauvaise en ce qui concerne
le boschiman, c'est-à-dire justement la langue qu'on considère d'habitude comme
« la langue à clicks par excellence ». Pour l'étude du boschiman les abondantes
notations de W. H. Bleek* sont une source extrêmement importante, mais la
transcription incertaine et inconséquente des sons boschimans rend la déduction
du système phonologique fort difficile et même presque impossible, du moins
sans le commentaire de la collaboratrice de l'éminent spécialiste du boschiman.
A la vérité P. ]\reriggi' est parvenu à créer un certain ordre dans cet embrouilla-
mini, mais il n'a pas obtenu une clarté complète.
Le problème qui pour un phonologiste apparaît dans les
sons claquants des langues africaines s'énonce ainsi : l'opposi-
tion entre les phonèmes claquants et les phonèmes non
claquants est-elle dans ces langues une opposition de locali-
sation ou une opposition de mode de franchissement ? Les
phonéticiens qui se sont occupés de la nature physiologique
des sons claquants ont conçu et traité les particularités spéci-
fiques de ces sons comme des particularités de mode d'arti-
culation. Leur mode d'articulation « claquant » (ou « avulsif »)
est comparé à d'autres modes d'articulation (inspiré, implosif,
(1) P. de V. Pienaar, « A few Notes on Phonetic Aspect of Clicks », Banla
Siudies, March 1936, 43 et suiv.
(2) D. M. Beach, «The Phonetics of the Hottentot Language », Cambridge 1938.
(3) Clément M. Doke, « The Phonetics of Zulu Language » (= Banta Siudies
II, 1926, Spécial Number).
(4) Voir p. 177 et suiv.
(5) A. N. Tucker, « The Comparative Phonetics of Suto-Chuana Group of
Bantu-Languages », London 1929.
(6) W. H. Bleek et L. C. Lloyd, » Spécimens of Bushman Folklore », London
1911.
(7) P. Meriggi, « Versuch einer Grammatik des /_am-Buschmannischen »,
Zeilschrifl f. Eingeborenensprachen XIX.
152 N. s. TROUBETZkOY
éjectif, etc.) et cela (il est vrai seulement en général) sans
égard au système consonantique d'une langue déterminée.
Le phonologiste doit au contraire considérer la position des
phonèmes claquants dans les systèmes phonologiques des
différentes langues. Cet examen conduit aux résultats
suivants : en zoulou où existent des sons claquants apicaux.
palataux et latéraux, il existe en outre des apicales, des
palatales et des latérales non claquantes. Si l'on fait provi-
soirement abstraction des sons claquants, on doit constater
que dans toutes les séries de localisation (parmi lesquelles
figurent aussi les séries apicale. palatale et latérale), il existe
une consonne sonore, une occlusive récursive, une occlusive
sourde aspirée et une nasale^, Mulatis muiandis les mêmes
oppositions existent aussi dans les trois séries « claquantes » :
dans chacune de ces séries il y a un son claquant avec attaque
vocalique douce sonore, un autre avec attaque vocalique
dure ( = explosion glottale), un troisième avec attaque
vocalique soufflée et enfin un son claquant nasalisé. En outre
les oppositions entre ces différentes sortes de sons claquants
sont toutes distinctives. Les apicales claquantes, les palatales
claquantes et les latérales claquantes forment donc en zoulou
des séries particulières qui sont parallèles aux séries corres-
pondantes sans claquement. En boschiman où existent les
mêmes quatre types de sons claquants avec attaque vocalique
douce sonore, dure sourde, soufflée, et avec nasalisation), les
consonnes non claquantes correspondantes présentent aussi
ces quatre mêmes modes d'articulation, de sorte qu'ici
également entre apicales et palatales claquantes et non
claquantes il existe un rapport de séries parallèles. L'existence
d'un rapport semblable peut également être prouvée en ce
qui concerne le sandavé, comme on le montrera ci-dessous.
Ce rapport entre les « séries claquantes » et les « séries non
claquantes « qui peut être établi pour le zoulou paraît donc
d'une manière générale être caractéristique des langues à
clicks. Si la différence entre l'articulation « claquante » et
l'articulation '< non claquante » ne résidait que dans le rapport
'entre inspiration et expiration, il serait naturellement impos-
sible de classer cette différence parmi les oppositions de loca-
lisation. Mais les recherches phonétiques les plus récentes
ont montré que les clicks exigent toujours une forme parti-
(1) En outre quelques séries présentent aussi des spirantes sourdes et la
série labiale une moyenne < implosive ».
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 153
culière de la langue. Outre rocclusion principale qui est formée
soit par les lèvres, soit par la partie antérieure de la langue et
qui produit les différents types de claquantes (labiales,
dentales, rétroflexes, palatales, latérales), chaque click en
présente encore une seconde, dite « occlusion d'appui » qui
est toujours vélaire, c'est-à-dire produite par l'élévation
de la partie postérieure du dos de la langue vers le palais
mou. Ce qui appartient à l'essence des clicks, c'est l'existence
de deux occlusions dont l'une doit être vélaire et dont la
seconde se forme n'importe où dans la partie antérieure de
l'espace buccal. Par un mouvement de succion l'air est
raréfié dans l'espace compris entre ces deux occlusions.
Quand l'occlusion antérieure prend fm, l'air se précipite de
l'extérieur dans cet espace intermédiaire privé d'air, mais
juste à ce moment l'occlusion postérieure, vélaire, prend
fin elle aussi. Au point de vue phonétique toutes ces particu-
larités des clicks sont également importantes. Mais au point
de vue phonologique l'existence de l'occlusion vélaire à côté
de l'autre occlusion (qui est labiale, apicale, palatale, etc.)
et la modification spécifique que cela entraîne dans la forme
de la langue (et par suite dans la forme de tout l'espace
buccal résonant) est ce qu'il y a de plus important. Ce fait
permet de traiter la différence entre l'articulation claquante
et l'articulation non claquante comme une opposition de
localisation, et plus précisément comme une opposition entre
séries de travail principal et séries de travail accessoire. Comme
cette opposition est logiquement privative et qu'elle apparaît
dans plusieurs séries de localisation du même système, on
peut l'appeler « corrélation de claquement ».
L'existence d'une « occlusion d'appui » sur le voile du palais produit natu-
rellement un déplacement du point d'articulation de la partie antérieure delà
langue. Par conséquent le rattachement d'une série claquante à'une série non
claquante déterminée est parfois très difficile. En boschiman les consonnes non
claquantes forment une série labiale, une série apicale, une série dorsale, une
série palatale, une série sifflante et une série laryngale ; les consonnes claquantes
forment par contre une série apicale plate, une série « cérébrale y>, une série
palatale et une série latérale. On ne peut donc au premier coup d'œil poser
une corrélation de claquement que pour les séries apicales et palatales. Mais
très vraisemblablement on peut dire sur les claquantes « cérébrales » du boschi-
man ce que D. M.Beach {op. cit., SI et suiv.) dit sur les phonèmes correspondants
du hottentot, à savoir que la courbure en arrière de la pointe de la langue est
un phénomène facultatif et non essentiel. Ce qui est essentiel pour la réalisation
de ces claquantes dites cérébrales, c'est seulement le fait qu'en comparaison des
« dentales » et des « palatales » elles se déplacent plus loin en arrière, de sorte
qu'il se forme en avant de la bouche un espace « vide » (c'est-à-dire non rempli
par la langue) relativement plus grand. Il existe donc entre les «dentales » et
7—1
154 N. s. TROLBliITZkOY
les « cérébrales » claquantes un rapport qui peut être comparé au rapport
existant entre les non claquantes apicales et les gutturales : les claquantes
« cérébrales » peuvent être considérées par rapport à la série gutturale comme
une série de travail accessoire. Le système des claquantes du hottentot, tel que
le décrit D. M. Beach, 75-82, peut se résumer ainsi : il y a deux séries d'explo-
sives claquantes : dans l'une l'espace buccal antérieur est rempli jusqu'aux
dents par la langue (« série dentialvéolaire » d'après D. M. Beach = i série
palatale » d'après les anciens observateurs) ; dans l'autre il reste en avant de
la bouche im espace non rempli («série alvé laire » d'après D. M. Beach =
« série cérébrale » d'après les anciens observateurs). Outre ces deux séries
« plosives » existent deux séries " fricatives » qui sont l'une par rapport à l'autre
exactement dans le même rapport que les séries « plosives », c'est-à-dire que
dans l'une la partie antérieure de l'espace buccal est rempli par la langue
(série « dentale ») et qu'elle ne l'est pas dans l'autre (série « latérale »). A la fin
de l'occlusion antérieure la langue, dans la série « plosive », se détache simple-
ment du palais, tandis que dans la série « fricative » elle laisse peu à peu pénétrer
l'air, par l'avant dans la série « dentale », par les côtés dans les latérales. Il est
clair que l'opposition entre « séries plosives » et i séries fricatives » n'est pas
une opposition de localisation. Il n'existe donc à proprement parler en hottentot
que deux séries de localisation claquantes, dont l'une est caractérisée par le
remplissage total de l'espace buccal antérieur, et l'autre par le non-remplissage
de cet espace. Les consonnes non claquantes du hottentot se divisent en labiales,
apicales (y compris les sifflantes^ gutturales et laryngales. Les labiales et les
laryngales se trouvent évidemment en dehors de la corrélation de claquement.
Parmi les autres séries les non claquantes apicales correspondent aux « cla-
quantes avec espace antérieur rempli » et les non claquantes gutturales aux
« claquantes avec espace antérieur non rempli ». Il existe donc aussi en hottentot
im rapport corrélatif entre les séries de localisation claquantes et non claquantes.
On doit mettre en relation avec la corrélation de claque-
ment une autre sorte de séries à travail accessoire, à savoir
la «corrélation de gutturalisation complète »et la «corrélation
de labiovélarisation ». Ces corrélations apparaissent dans
certaines langues bantoues, notamment dan.'i le groupe shona
et dans une langue voisine : le venda^. La corrélation de guttu-
ralisation complète ou pure consiste dans l'opposition entre
des consonnes non vélarisées et d'autres consonnes dans
lesquelles, outre l'articulation principale, se fait un travail
accessoire guttural, c'est-à-dire une élévation du dos de la
langue vers le palais mou. Cette élévation peut être si forte
qu'il se produit tout simplement une occlusion vélaire (ce
qui est d'habitude le cas dans le dialecte zézourou du shona
central) ; elle peut être un peu plus faible, de sorte qu'il en
résulte seulement un rétrécissement vélaire (ce qui est carac-
téristique des autres dialectes du shona oriental et central,
en particulier du sous-groupe karanga). Dans le dialecte
(1) Clément M. Doke, « A Comparative Study in Shona Phonetics », Johan-
nesburg 1931, 109 ainsi que 110-119 et les palatograrames 272, 273.
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 155
zézourou cette corrélation existe dans les bilabiales et les pala-
tales. — La corrélation de labiovélarisation est une combi-
naison de la corrélation de gutturalisation complète et de la
corrélation d'arrondissement. Elle existe dans tous les dialectes
du shona oriental et central pour les apicales, les palatales
(indépendamment de la corrélation de gutturalisation
complète) et pour les deux séries sifflantes. L'impression
acoustique que les consonnes pleinement gutturalisées et
labiovélarisées font sur un observateur étranger est celle de
groupes de consonnes {pk, ck, ikw, ckw ou px, ex, txiu, cxw).
Mais elles doivent être considérées comme monophonéma-
tiques, puisque les langues où elles apparaissent ne tolèrent
aucun groupe de consonnes. Si l'on compare les sons claquants
avec les sons pleinement gutturalisés (ou labiovélarisés),
on arrive à la conviction que la différence est seulement
phonétique et pas du tout plionologique. L'élément de succion,
qui au premier abord paraît être si caractéristique des sons
claquants, n'est qu'une façon particulière de dénouer
l'occlusion buccale antérieure et il est beaucoup moins
important pour la place des sons claquants dans le système
phonologique que l'existence de r« occlusion vélaire de
soutien », mais celle-ci existe aussi (quoique peut-être sous
une forme moins énergique) dans les consonnes pleinement
gutturalisées ou labiovélarisées du zézourou et des autres
dialectes du shona oriental et central.
En résumé on peut dire que les particularités de localisation
peuvent former des systèmes d'oppositions assez compliqués.
Les séries fondamentales se trouvent entre elles dans des
rapports d'oppositions multilatérales hétérogènes. Mais
quelques-unes de ces séries fondamentales se scindent dans
beaucoup de langues en deux séries apparentées qui se
trouvent entre elles dans un rapport d'opposition bilatérale
équipollente et qui sont vis-à-vis des autres séries, fonda-
mentales ou apparentées, du même système dans des rapports
d'opposition multilatérale. Enfm chaque série de localisa-
tion peut se scinder en séries qui soient entre elles dans un
rapport d'opposition effectivement ou logiquement privative ;
dans la mesure où un tel clivage embrasse plusieurs séries
de localisation du même système consonantique, il constitue
une corrélation : soit une corrélation de timbre consonantique,
soit une corrélation de claquement.
156
N. S. TROUBETZKOY
d) Phonèmes consonanliques en dehors des séries de locali-
sation.
Dans beaucoup de langues, peut-être même dans la plupart
d'entre elles, il existe des phonèmes consonantiques qui se
trouvent en dehors des séries de localisation, ou du moins en
dehors des séries de localisation non corrélatives. La plupart
du temps les « liquides » et « h » font partie de ces phonèmes.
Toutefois on ne peut pas généraliser cette assertion, car
parfois les liquides et h se laissent incorporer dans les séries
de localisation. Nous avons déjà mentionné ci-dessus le
ghiliak où r doit être considéré comme la continue sonore de
la série apicale^. En esquimau où r est toujours uvulaire et
réalisé sans roulement, il occupe dans la série postdorsale la
même place que w dans la série labiale et y dans la série pré-
dorsale ; dans les apicales cette position est occupée par l,
auquel correspond une spirante sourde X, de sorte qu'il en
résulte le système suivant 2.
k
P
9
w
(m)
t
X
(n)
9 c
X X s
Y r
(fo) (h)
Dans les langues qui possèdent une seule liquide et où
existe une série de localisation palatale, on peut concevoir w
comme la sonante labiale, y comme la sonante palatale et
l'unique liquide comme la sonante apicale. Mais l'exactitude
d'une telle conception ne se laisse démontrer que là où elle
est garantie par le fonctionnement du système ou par une
mutation grammaticale. Il en est ainsi par ex. en mendé
(Sierra Leone) où / est la seule liquide, t permutant grammati-
calement avec / et cette mutation se produisant dans les
mêmes conditions que la mutation p oj ii\ de sorte qu'on peut
poser une proportion t:l = p:w^. En chichewa où la seule
liquide est réalisée tantôt comme r, tantôt comme /, cette
liquide est remplacée après l'adjonction d'un préfixe m ou
n par d, alors que dans les mêmes circonstances y est remplacé
par i et w par 6*. Dans des cas de ce genre, il existe une preuve
(1) Voir p. 75 et suiv.
(2) William Thalbitzer, « A Phonellcal Study of tlie Eskimo Language »,
Medclelelser om Grônland XXXI, 81.
(3) Elhel Aginsky, « A Grammar of Mende Language », Language Disser-
tations (Ling. Soc. of America), n» 20 (1935).
(4) Mark H. Watkins, «A Grammar of Chichewa, a Bantu Language in
British Central Africa », Language Dissertations (Ling. Soc. of America), n° 24
(1937).
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 157
objective que l'unique liquide appartient à la série apicale.
Mais là où n'existent pas de semblables preuves, l'apparte-
nance de l'unique liquide à une classe de localisation
déterminée est toujours douteuse. Dans les langues ayant
plus de deux liquides, l'appartenance d'au moins une ou deux
liquides à une classe de localisation déterminée n'est pas rare
ainsi par ex. en serbo-croate (stokave) le rapport de / à / est
évidemment analogue aux rapports n:n, t:c, d:d; il en
résulte que / est à classer dans la série dentale et / dans la
série palatale, de sorte que r reste seul en dehors des classes
de localisation ; sur le tamoul, voir ci-dessous (p. 159 et
suiv.).
La plupart des langues du monde ne possèdent que deux
liquides. Celles-ci ne se laissent que très rarement incorporer
dans les classes de localisation^ et se trouvent en général en
dehors d'elles. Elles forment une opposition bilatérale^ qui
peut être conçue comme logiquement privative : le rapport
r-l pouvant être interprété soit comme « roulé-non roulé »,
soit comme « latéral-non latéral ». Dans une langue comme
l'italien où r est toujours réalisé comme une vibrante roulée,
la première interprétation est la plus probable, tandis qu'en
allemand où des variétés non roulées du son r sont très
fréquentes comme réalisations du phonème r, seule la seconde
interprétation est possible. Mais dans la mesure où l'opposition
r-l n'est pas neutralisable dans une langue donnée, elle reste
seulement logiquement privative. En outre l'opposition entre
r et / n'est en tout cas pas une opposition de localisation,
mais une opposition de mode de franchissement, et cela même
dans les langues comme l'allemand où r est la liquide « non
latérale » et / la liquide « latérale ». En effet du point de vue
phonologique l'articulation latérale ne peut être considérée
(1) Les cas du ghiliak et de l'esquimau ont déjà été mentionnés ci-dessus.
Dans quelques langues bantoues, l'une des liquides est un / normal (alvéolaire),
l'autre par contre un / rétroflexe (qui est parfois de type r). Dans des langues
de ce genre les deux liquides sont souvent « localisables », ainsi par ex. en
souahéli (dialecte mombesa), où une série rétroflexe s'oppose à la série apicale
plate — ou encore en pédi où le / rétroflexe appartient évidemment à la série
apicale, le / dental par contre à la série latérale. Sur les systèmes consonan-
tiques de ces langues, voir Cari Meinhof, « Grundriss einer Lautlehre der Bantu-
Sprachen », Berlin 1910.
(2) ISoîe du traducleur: A. Martinet objecte qu'on ne saurait parler de deux
« liquides » « que dans une langue où l'examen des oppositions phonologiques
amènerait à dégager un trait pertinent commun aux deux phonèmes /et r ».
(BSL XLII, 1942-45, fasc. 2, p. 27).
158 N. s. TROUBETZKOY
comme une particularité de localisation que si elle est propre
à plusieurs phonèmes dont les autres marques distinctives
sont semblables aux particularités de mode de franchissement
présentées par les phonèmes d'autres séries fondamentales
(ou apparentées) appartenant au même système (comme c'est
le cas par ex. en pédi, en sandavé, en tlingit, en chinook, en
adyghé, en avar, etc.). Mais dans les langues où il n'existe
qu'un seul phonème latéral et où ce phonème n'est en rapport
d'opposition bilatérale qu'avec r qui est en dehors des séries
de localisation, Tarticulation latérale (c'est-à-dire l'écoulement
libre, sans frottement, de l'air expiré par l'intervalle existant
entre un côté de la langue et la paroi latérale de l'espace
buccal) doit être considérée comme un mode de franchisse-
ment particulier. Le caractère ambigu de l'articulation
latérale, qui offre tant de difficulté pour la méthode
phonétique, est pour la méthode phonologiqae quelque chose
de tout à fait évident, d'autant plus que dans cette
méthode il s'agit seulement de savoir avec quel phonème
se trouve en rapport d'opposition le phonème latéral en
question, et de quelle sorte est ce rapport d'opposition.
Quant à /i, il est dans beaucoup de langues « le phonème
consonantique indéterminé en général », mais dans beaucoup
d'autres il est rangé dans une série de localisation déterminée :
soit dans la « série gutturale » (qui dans ce cas est caractérisée
seulement par la non participation de la pointe de la langue et
des lèvres), soit dans une série laryngale particulière. Cette
dernière éventualité se présente notamment si le même
système contient une explosive laryngale (occlusive glottale)
qui soit vis-à-vis de h dans un rapport d'opposition bilatérale.
En danois, où h n'apparaît que dans les positions phoniques
où les douces (sourdes) non aspirées b, d, g s'opposent aux
fortes aspirées p, t, k, h se trouve vis-à-vis de l'attaque
vocalique non aspirée dans le même rapport d'opposition
que p, i, k vis-à-vis de 6, d, g^. Ici on pourrait donc poser une
série laryngale dans laquelle h serait r« aspirée » (ou la
« forte »). En allemand au contraire où le rapport entre h et
l'attaque vocalique non soufflée n'est pas parallèle au rapport
existant entre p, t, k et b, d, g (entre voyelles h est sonore,
p, /, k sont au contraire sourds en cette position ; en finale h
n'apparaît pas, tandis que p, /, A représentent en cette
(1) A. Martinet, «La phonologie du mot en danois», Paris 1937 (= BSL
XXXVIII, 1937, 2).
I
I
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 159
position les archiplioiièmes des oppositions neutralisées
p-b, i-d, k-g), h doit être considéré comme un phonème
« indéterminé » se trouvant en dehors des séries de localisa-
tion. Il en est de même dans beaucoup d'autres langues.
B) Particularités de mode de franchissement
a) Les degrés d' obstacle et les corrélations de mode de fran-
chissement du premier degré.
Il a été dit ci-dessus (p. 97 et suiv.) que la création d'un obs-
tacle et son franchissement constituaient l'essence de la con-
sonne. Envisagée sous cet angle, la classification usuelle des
consonnes en occlusives, fricatives (ou spirantes) et sonantes
doit être considérée comme une classification d'après les degrés
d'obstacle. Le plus haut degré d'obstacle existe dans les
occlusives, le degré moyen dans les fricatives, et le degré le plus
faible dans les sonantes (qui peuvent se rapprocher de
!'(( absence d'obstacle » qui constitue l'essence des voyelles,
sans toutefois parvenir à l'atteindre). Les occlusives sont des
momentanées, tandis que les fricatives et les sonantes sont
des duratives ; d'autre part les occlusives et les fricatives
peuvent, en opposition avec les sonantes, être appelées des
bruyantes. Entre les trois degrés d'obstacle peuvent donc
exister cinq oppositions bilatérales : a) sonante-bruyante,
b) momentanée-durative, c) occlusive-fricative, d) fricativ^e-
sonante, e) occlusive-sonante. Toutes les cinq sont logique-
ment privatives et si elles sont proportionnelles dans le système
donné (c'est-à-dire si elles apparaissent dans plusieurs séries
de localisation), il résulte de chacune d'elles une corrélation
particulière qui peut être appelée corrélation de mode de
franchissement du premier degré.
La corrélation sonantique, c'est-à-dire une opposition bi-
latérale et proportionnelle entre sonantes et bruyantes, n'est
évidemment possible que dans les langues où l'opposition entre
occlusives et fricatives est sans importance phonologique. Un
cas de ce genre existe sous une forme très claire en tamouP.
Il y a dans cette langue cinq phonèmes bruyants qui sont
réalisés différemment selon l'entourage phonétique : à
l'initiale comme occlusives aspirées (p**, V\ t^, /r'', c^), à
l'intérieur du mot après voyelle comme spirantes ([3, S, ^
(1) .1. R. Firth, «A short Oulline of Tamil Pronounciation » (Appendice à
la 2"" édition de Ardens « Grammar of Common Tamil »), 1934.
160
N. S. TROUBETZKOY
comme sonores, x, ç la plupart du temps comme sourdes), après
nasale comme occlusives sonores [b, d, d, g, j) et après r comme
occlusives sourdes non aspirées (p, i, t, h, c). Les oppositions
entre bruyantes sonores et sourdes, aspirées et non aspirées,
de même qu'entre occlusives et spirantes sont donc ici
réglées par l'entourage phonétique et phonologiquement non
pertinentes. L'essence phonologique des cinq phonèmes ta-
mouls, dont il vient d'être question réside d'une part dans le
fait qu'ils appartiennent à des classes de localisation déter-
minées et d'autre part dans le fait qu'ils sont des bruyantes.
En face de ces cinq bruyantes existent en tamoul cinq
sonantes en face : du phonème labial P un iv, en face de l'apicale
plate T un /, en face de l'apicale rétroflexe T un / rétroflexe,
en face de la sifflante palatale C un y. Quant au phonème
guttural /v, la sonante R (« J » dans la transcription de J. Firth)
paraît lui correspondre en tamoul ; sa réalisation est décrite
par J. Firth de la façon suivante : «c'est une durative non
fricative avec une nuance de voyelle postérieure indéter-
minée ; il est produit par le retrait en arrière de tout le corps
de la langue et par l'élargissement sur les deux côtés du bord
de la langue, celui-ci devenant épais, court et sans pointe, et
se rapprochant du milieu du palais dur » (XVI). Seul le r
tamoul est tout à fait en dehors des classes de localisation
et ne se trouve vis-à-vis d'aucun autre phonème dans un
rapport d'opposition bilatérale^. Il s'agit donc en tamoul
d'une corrélalîon de sonanlisme (ou d'une corrélation liquide
si l'on se résout à considérer aussi w et y comme des liquides)^
qui embrasse tout le système consonantique, à l'exception
de r-. Xous ne connaissons pas d'autres exemples de ce genre.
La plupart du temps ou bien les sonantes sont tout à fait
en dehors des séries de localisation et forment à elles seules
une classe de phonèmes, car elles se trouvent entre elles dans
des rapports d'oppositions bilatérales, tandis qu'elles sont
vis-à-vis des autres phonèmes dans des rapports d'oppositions
multilatérales, ou bien ce ne sont pas tous les phonèmes
sonantiques, mais seulement quelques-uns d'entre eux qui
[(1) Cette position particulière du r dans le système consonantique tamoul
fait qu'il est le seul phonème sonantique après lequel puissent se trouver d'autres
consonnes (p, l, k, n) et qui apparaisse non seulement après voyelle, mais
aussi après consonne (notamment après /). Après /, p et i' sont à la vérité admis,
mais semble-t-il seulement dans des mots étrangers, par ex. reyilvee « chemin
de fer ».
(2) Voir en appendice les observations de P. Meile sur tout ce passage.
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 161
sont inclus dans le système des séries de localisation et qui
se trouvent dans des rapports d'oppositions bilatérales
vis-à-vis d'une classe déterminée de bruyantes.
L'opposition bilatérale entre momentanées et duraLives
suppose que l'opposition entre fricatives et sonantes n'a pas
de valeur phonologique ; il est extrêmement rare qu'elle
apparaisse sous sa forme pure : du moins nous ne connaissons
pas un seul système consonantique qui soit construit d'après
ce principe. Il y a, il est vrai, des langues où les sonantes orales
forment avec les spirantes une classe de phonèmes duratifs
qui s'oppose dans toutes les séries de localisation ou dans
beaucoup d'entre elles à la classe des phonèmes momentanés.
Mais cette corrélation n'apparaît pas seule (du moins dans
les cas que nous connaissons), mais uniquement en liaison
avec d'autres corrélations, et de telle sorte que soit les
momentanées, soit les duratives, soit les deux catégories à la
fois, se divisent en sourdes et en sonores, ou en douces et en
fortes, etc. Que l'on compare par ex. les systèmes consonan-
tiques déjà cités ci-dessus de l'esquimau (p. 156) et du guiliak
(p. 75 et suiv.). Cette corrélation (qu'on peut appeler corrélation
durative ou corrélation momentanée) n'est donc jamais qu'un
terme d'un faisceau de corrélations.
La corrélation sonantique et la corrélation momentanée
sont en somme des phénomènes rares. Plus fréquemment les
trois degrés d'obstacles (occlusives, spirantes et sonantes)
s'opposent entre eux par paires, de sorte que ces oppositions
n'embrassent la plupart du temps qu'une partie du système
consonantique.
Nous appelons corrélation de rapprochement ou corrélation
occlusive l'opposition entre occlusives et spirantes existant
en même temps dans plusieurs séries de localisation. En
allemand cette corrélation existe dans les dorsales, dans les
labiodentales et dans la série sifflante de type s [k-ch, pf-fr
tz-ss). En polonais, tchèque, slovaque et ukrainien cette
corrélation embrasse les gutturales et toutes les séries
sifflantes ; en serbo-croate et en hongrois elle se limite aux
deux séries sifflantes (serbo-croate c-s, g-z, c-s ; hongrois cs-s,
dzs-zs, c-sz, dz-z) ; en albanais, outre les deux séries sifflantes
[c-s, « X »-z, « ç »-« sh », « xh »-« zh »), elle embrasse en plus les
labiales (p-/, 6-y) et les apicales (/-« th », d-« dh ») ; en grec
moderne elle embrasse toutes les séries de localisation (7^-9,
T-0, x-7, tct-(t), etc. En anglais, l'opposition entre occlusives
et spirantes existe évidemment dans les sons chuintants
162 N. s. TROLBKTZKOY
[c-s. 3-z) ; toutefois dans les apicales et les labiales anglaises
la chose n'est pas tout à fait claire : i et d anglais sont
réalisés avec une position de la pointe de la langue assez
haute, et dans l'aspiration énergique, comme aiïriquée, du
î initial on peut entendre un son de passage de type s; au
contraire les spirantes apicales plates 6, S sont réalisées en
anglais avec une position de la pointe de la langue assez
basse (« interdentale ») ; de même p-b sont « bilabiaux », mais
f-v <■ labiodentaux ». Sans doute en grec moderne et en
albanais les spirantes labiales et dentales ne coïncident pas
exactement, quant à leurs points d'articulation, avec les
occlusives correspondantes, mais une exacte coïncidence
existe dans ces langues pour deux autres séries de localisation
(albanais, séries 5 et s : grec moderne, séries / et a), ce qui
crée une « contrainte du système «. En outre, les oppositions
p-/. f-6, k-x, sont neutralisables en grec moderne et il existe
entre leurs termes une permutation grammaticale. Comme
ces conditions font défaut en anglais (et que l'aspiration
fricative de î, p initiaux souligne d'une façon particulière leurs
difïérences de localisation phonétique par rapport à 6. /),
on peut douter que les oppositions i.d-d,8 et p,b-f,v doivent
être conçues en anglais comme des « oppositions de
rapprochement «^ Des doutes analogues surgissent dans
beaucoup d'autres langues, mais on peut dire toutefois que
dans la plupart des cas la chose est tout à fait claire et que la
corrélation de rapprochement en tant que telle est une des
corrélations les plus répandues dans les langues de toutes
les parties du monde, quoiqu'elle ne soit représentée que
rarement dans toutes les séries de localisation.
Par contre un rapport d'opposition bilatérale entre une
sonante et une fricative est un phénomène phonologique très
rare. En tchèque un rapport de ce genre existe entre r et r,
en zoulou et dans la langue des indiens du pueblo de Taos
(Nouveau-Mexique)^ entre / et f. Dans beaucoup de langues
un rapport semblable paraît exister entre w et ^ (ou v) ;
toutefois dans chacun des cas de ce genre on doit rechercher
si w est réellement une consonne et n'est pas plutôt une
variante combinatoire de la voyelle 11 : quand on a écarté ces
cas douteux, il ne reste que très peu de langues ayant l'oppo-
(1) Quoiqu'il en soit le h anglais ne peut en aucun ( a- être considéré comme
la spirante de la série gutturale (point .-ur lequel Kerap Malone et A. Martinet
ont raison contre B. Trnka). Sur le français, voir ci-dessus p. 141.
(2) D'après G. L. Trager dans Maître Phonélique, 3* série, n" 56.
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 163
sition « sonante labiale » — « spirante labiale sonore » (par
ex. le kurine, le pédi, le chichéwa et quelques autres). En ce
qui concerne l'opposition entre la sonante palatale et la
spirante palatale sonore, nous n'en connaissons pas un seul
exemple^. Les cas où deux phonèmes consonantiques sont
réellement distingués par l'existence ou la non-existence d'un
bruit de frottement sont donc extrêmement rares. En aucune
langue cette opposition ne paraît prendre la forme d'une corré-
lation embrassant plusieurs séries de localisation.
En ce qui concerne l'opposition entre sonantes et occlusives,
elle existe en tant que corrélation avant tout dans les langues
qui ne possèdent aucune spirante, par ex. dans le dialecte orien-
tal du nouba (Soudan Égyptien) où aux cinq occlusives sonores
b, d, d (interdental), gr, / s'opposent autant de sonantes, à
savoir w, l, r, y, y^, parmi lesquelles w, y, et y se trouvent
évidemment dans un rapport d'opposition bilatérale vis-à-vis
de 6, g, j, et r, / doivent peut-être se ranger dans les deux
séries apicales apparentées. Mais des oppositions bilatérales
entre des sonantes et des occlusives existent aussi dans
d'autres langues : en serbo-croate (stokave) existe la propor-
tion h: V = d: l — d: I [Ij) et dans les dialectes monténégrins
.où le X vieux-slave est devenu une durative vélaire sonore,
sans bruit de frottement sensible^, la proportion apparaît
encore augmentée de la paire g :y. En danois, notamment dans
la langue écrite, existe une opposition proportionnelle entre
les douces b, d, g d'une part et les duratives v, S, y d'autre
part ; comme v, S, y danois sont réalisés presque sans bruit
de frottement et que leur association avec une voyelle
précédente est égale prosodiquement à un support de syllabe
long (de même que les groupements « voyelle +r ou / » et
« voyelle+m ou n ») , ces phonèmes peuvent, au point de vue
du système phonologique danois, être considérés comme des
sonantes^. Il s'agit donc également ici d'une corrélation qui
(1) Dans les dialectes cakaves septentrionaux du croate où d'après A. Belid
et M. Malecki le / provenant de / vieux-slave (par ex. dans jaje « œuf ») se
distingue du / d'autre origine (par ex. dans zaja « soif »), le premier n'est pas
du point de vue phonologique un phonème con onantique, mais seulement
une variante combinatoire du phonème vocalique i en contact immédiat avec
d'autres voyelles.
(2) A. N. Tucker, op. cil.
(3) R. Boskoviô, « O prirodi, razvitku i zamenicima glasa h n govorima
Crne Gore » {Juz. Fil. XI, 1931), 179 et suiv.
(4) A. Martinet, « La phonologie du mot en danois », considère il est vrai
V, 8, y danois comme des spirantes — mais à tort, car ces phonèmes sont traités
164 N. s. TROUBETZKOY
embrasse toutes les occlusives douces et une partie des
sonantes. Comme les occlusives et les sonantes sont aussi
bien au point de vue acoustique qu'au point de vue articu-
latoire des types d'articulation différant au maximum, cette
corrélation peut être appelée corrélation (consonantique) de
conlrasie. Il est à remarquer que dans tous les cas cités
ci-dessus, le degré phonétiquement intermédiaire entre les
occlusives et les sonantes, à savoir les spirantes (sonores ou
douces) fait défaut : le nouba oriental ne connaît en somme
aucune spirante ; en serbo-croate et en danois il n'existe
pas de spirantes, du moins dans les séries de localisation qui
participent à la « corrélation de contraste ». Cela est bien
compréhensible, car c'est seulement à cette condition que
l'opposition entre occlusives et sonantes peut être bilatérale.
b) Corrélations de mode de franchissement du second degré.
Comme on a pu le voir par ce qui précède, il est relativement
rare que les corrélations résultant d'oppositions bilatérales
entre différents degrés d'obstacle embrassent la totalité du
système consonantique. D'habitude quelques phonèmes
consonantiques ne participent pas à ces corrélations, mais
entrent dans des rapports déterminés d'oppositions bilatérales
avec d'autres phonèmes ayant le même degré d'obstacle.
Les oppositions bilatérales entre phonèmes ayant le même
degré d'obstacle (et la même série de localisation) produisent
des corrélations particulières qu'on peut appeler corrélations
de mode de franchissement du second degré, pour les différencier
des corrélations primaires qui résultent de l'opposition des
trois degrés d'obstacle.
Dans chaque paire corrélative appartenant à une corréla-
tion de mode de franchissement du second degré les deux
termes de l'opposition doivent appartenir au même degré
d'obstacle. Mais d'autre part une corrélation de franchissement
du second degré n'est pas en théorie liée à un degré d'obstacle
déterminé et peut apparaître selon les langues dans différents
degrés d'obstacle.
Nous distinguons les six types suivants de corrélations de
franchissement du second degré :
en danois comme r, l, /. Seuls f et s sont en danois de véritables spirantes. Mais
comme ces phonèmes ne correspondent à aucune occlusive et qu'ils sont les
seuls représentants de leurs classes de localisation respectives (/ de la série
labiodentale et s de la série sifflante) leur caractère spirant est phonologique-
ment non pertinent. Sur le rapport v-f, voir A. Martinet, op. cit., 38.
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 165
La corrélation de tension, c'est-à-dire l'opposition entre des
« fortes » et des « douces ». Dans cette opposition la force de
l'obstacle et celle du moyen employé pour le franchir (pression
de l'air) se proportionnent l'une à l'autre : si l'obstacle est
renforcé par la tension de la musculature buccale, la pression
de l'air devient en même temps plus forte. Par contre si les
muscles des organes buccaux se relâchent, la pression de l'air
devient également plus faible.
La corrélation d'intensité (ou de pression) présente un rapport
quelque peu différent entre la solidité de l'obstacle et la force
de pression du souffle : quand les muscles des organes buccaux
sont peu tendus, la pression de l'air semble trop forte, d'où
la brièveté et l'aspiration éventuelle du terme « faible » de
l'opposition ; quand la musculature buccale est tendue, la
pression de l'air paraît tout juste capable de remplir son
office, d'où la longueur relative, le manque d'aspiration et le
franchissement pénible de l'obstacle dans le terme « fort »
de l'opposition,
La corrélation vocale, c'est-à-dire l'opposition entre
consonnes sourdes et sonores.
La corrélation d'aspiration, c'est-à-dire l'opposition entre
consonnes aspirées et non aspirées (dans la mesure où seule
l'aspiration, et non pas d'autres particularités articulatoires,
est phonologiquement importante).
La corrélation de récursion, c'est-à-dire l'opposition entre les
consonnes qui sont produites par l'air venant des poumons et
celles qui sont produites seulement par la masse d'air rassem-
blée au-dessus de la glotte fermée et que celle-ci expulse au
moyen d'une sorte de coup de piston^.
(1) DifTérents noms ont été proposés pour ces consonnes. L'appellation la
plus répandue est « consonnes à occlusion glottale », mais elle est un peu ambiguë,
car l'occlusion glottale peut être aussi un phonème indépendant et elle n'est
pas seulement propre à ces consonnes. Pour la même raison, on doit rejeter
le nom de « glottocclusives » employée par N. S. Troubetzkoy dans son article
« Les systèmes consonantiques des langues du Caucase oriental », Caucasica
V'III. Le nom proposé par N. Jakovlev (dans son « Tablicy fonetiki kabar-
dinskogo jazyka ») : « consonnes à expiration supraglottale » est lourd et
n'exprime pas assez clairement la nature de ces consonnes. Cette nature est
mieux indiquée par le nom d'à éjectives » employé par les phonéticiens anglais
(spécialement par les africanistes) : il exprime bien l'énergique remontée de la
glotte qui, comme un piston, « éjecte )> l'air se trouvant au-dessus d'elle.
N. S. Troubetzkoy voulait également dire la même chose quand en 1922, dans
un article du BSL XXII 1, il choisissait pour ces consonnes Tappellalion de
• récursives » (qui du reste avait déjà été employée dans les travaux caucaso-
166 >. s. TROCBETZKOY
La corrélation de relâchement, c'est-à-dire l'opposition entre
des occlusives dont l'occlusion buccale se rompt violemment
et d'autres dont l'occlusion « se relâche »^
On pourrait peut-être citer comme septième corrélation
de mode de franchissement du second degré la corrélation
de préaspiration, c'est-à-dire l'opposition entre des consonnes
à implosion aspirée et d'autres dépourvues de cette implosion.
Cette opposition existe dans quelques langues américaines
(par ex. en fox, en hopi), mais on ne saurait dire si les
consonnes « préaspirées » doivent être considérées dans ces
langues comme monophonématiques ou polyphonématiques
(c'est-à-dire /î— consonne) 2.
Dans toutes les corrélations de mode de franc hissement^u
second degré il s'agit de l'opposition d'une consonne « plus
forte » et d'une consonne i( plus faible » :
TERME FORT TERME FAIBLE
CORRÉLATION DE L'OPPOSITION DE L'OPPOSITION
Corrélation de tension Forte Douce
Corrélation d'intensité Lourde Légère
Corrélation vocale Sourde Sonore
Corrélation d'aspiration Aspirée Non aspirée
Corrélation de récursion Infraglottale Récursive
Corrélation de relâchement Explosive Injective
La question de savoir si le terme k fort » ou le terme « faible »
dune corrélation de mode de franchissement du second degré
logiques russes). La même expression est également employée aujourd'hui
dans la littérature indianiste, d'abord par R. L. Turner dans le Bulletin of ihe
School of Orient. Stud. III, 301 et suiv. (à propos, semble-t-il toutefois, d'occlu-
sives " injectives ») et ensuite tout récemment par le linguiste hindou Sunitî
Kumar Chattarji, dans " Recursives in New-Indo-Aryan », Pub. by Ihe Lin-
guistic Society of India, Lahore, 1936.
(1) On a en vue ici les occlusives que les phonéticiens anglais appellent
« injectives ». Après leur implosion la glotte est fermée et abaissée, ce qui produit
une raréfaction de l'air dans l'espace compris entre la bouche et la glotte fermée.
Ensuite l'occlusion buccale est dénouée sans l'aide de l'expiration, par le seul
travail actif des organes buccaux correspondants et l'air se précipite de l'exté-
rieur dans l'espace buccal, mais il en est aussitôt chassé par l'expiration normale
qui se produit alors.
(2) Léonard Bloomfield (<- Notes on the Fox Language », International
Journal of American Linguistics III, 219 et suiv.) traite les consonnes pré-
aspirées comme des groupes : hp, ht, hk, hc. En hopi devant les consonnes
préaspirées ^p, ^, °k, ^kn, ^q, ^c aucune voyelle longue n'est admise, ce qui
d'après les règles de cette langue paraît prouver qu'ici également les « consonnes
préaspirées » doivent être considérées comme des groupes de consonnes.
PRINCIPKS DE PHONOLOGIE 167
est le terme non marqué ne peut être décidée objectivement
en dernière analyse que par le fonctionnement du système
phonologique dont il s'agit. Le terme dont le mode d'articula-
tion s'écarte le moins de la respiration normale a une absence
« naturelle » de marque dans toute corrélation de mode de
franchissement. Il va de soi que le terme opposé est alors
marqué. A ce point de vue général ou « naturel » le terme
marqué dans la corrélation de tension est la consonne forte,
dans la corrélation d'intensité la consonne lourde, dans la
corrélation vocale la sonore, dans la corrélation d'aspiration
l'aspirée, dans la corrélation de récursion la récursive, dans
la corrélation de dénouement l'injective. En tenant compte
de cela on peut dans beaucoup de cas douteux déterminer la
nature phonologique d'une corrélation de mode de
franchissement du second degré. Dans une langue où les douces
sonores forment avec les fortes sourdes une opposition neutra-
lisable dont l'archiphonème est représenté dans la position
de neutralisation par la forte sourde, il s'agit de la corrélation
vocale, c'est-à-dire que phonologiquement il n'y a ici d'essen-
tiel que l'opposition entre consonnes sonores et sourdes,
tandis que la différence entre la tension et la détente de la
musculature buccale est un phénomène accessoire, non
essentiel au point de vue phonologique. Dans une langue où
une douce récursive s'oppose à une forte aspirée, il s'agit de
la corrélation de récursion si l'archiphonème est représenté
dans la position de neutralisation par la forte aspirée, etc.
(l'est seulement là où le système phonologique en question
contient des indications directes sur une autre répartition
« non naturelle » du caractère marqué et du caractère non
marqué des termes de l'opposition qu'on peut renoncer à cette
manière de voir « naturelle ».
De ces considérations générales, il résulte par ex. qu'en
russe, polonais, lithuanien, tchèque, slovaque, etc., où la forte
sourde fonctionne dans la position de neutralisation comme
archiphonème, il existe une corrélation, vocale. Par contre en
lapon où les archiphonèmes de la corrélation de franchisse-
ment du second degré neutralisée sont représentés à l'initiale
par des douces, il s'agit évidemment d'une corrélation de
tension. Il en va de même en haut-allemand où les bruyantes
ne présentent ni sonorité ni aspiration et où la tension des
organes buccaux est le seul procédé de différenciation. Mais
là où plusieurs principes de différenciation sont combinés
entre eux et où la corrélation en question n'est pas neutra-
168 N. s. TROUBETZKOT
lisable, ou bien où la nature de sa neutralisation ne donne
aucune indication sur le caractère marqué ou non marqué
des termes de Topposition, l'exacte détermination de la nature
dune corrélation de mode de franchissement du second
degré est à proprement parler impossible. P, i, k anglais sont
aspirés devant voyelle accentuée, mais en général ce sont des
fortes sourdes non aspirées : b, d, g sont au contraire toujours
des douces sonores ; la corrélation est neutralisée d'une part
devant les bruyantes (le représentant de Tarchiphonème étant
conditionné extérieurement) et d'autre part après un s (les
archiphonèmes étant alors représentés par des douces
sourdes, c'est-à-dire par le moyen terme phonétique entre
les deux termes de l'opposition; : il est par conséquent
impossible de dire s'il existe en anglais, une corrélation de
tension ou une corrélation vocale. Mutatis mutandis il en va
de même pour l'allemand littéraire, le français, le hongrois,
le serbo-croate, etc., où des fortes sourdes s'opposent à des
douces sonores et où la manière dont ces oppositions sont
neutralisées n'enseigne rien sur leur nature. En danois la
situation est également peu claire : il est vrai que la corrélation
vocale n'est pas en cause ici car les bruyantes danoises sont
toutes sourdes, mais des fortes aspirées s'opposent en danois
à des douces non aspirées et ces dernières représentent les
archiphonèmes dans les positions de neutralisation de sorte
qu'on ne sait pas si l'on doit poser ici une corrélation d'aspi-
ration ou une corrélation de tension. En achoumawi, d'après
H. .J. Uldall [Iniernaiion. Journ. oj American Linguislics
VIII. 1933, 74) deux classes d'occlusives s'opposent l'une à
l'autre : la première est réalisée par des sourdes aspirées,
l'autre par contre est réalisée facultativement par des sonores,
par des douces sourdes ou par des récursives. Des rapports de
ce genre régnent dans de très nombreuses langues, et dans de
tels cas, il paraît préférable d'appeler la corrélation simple-
ment une corrélation de mode de franchissement du second
degré et d'appeler les termes de l'opposition simplement
« terme fort » et « terme faible ». Là où à l'intérieur d'un
même degré d'obstacle on distingue phonologiquement plus
de deux modes de franchissement, la situation est d'habitude
beaucoup plus claire. Bien entendu, même dans des cas de
ce genre une certaine indétermination n'est pas exclue, au
moins en ce qui concerne une des composantes du faisceau
corrélatif.
La différenciation des phonèmes d'un degré d'obstacle
l'UI.NCIPES DE PHONOLOGIE 169'
par des corrélations de mode de franchissement du second
degré est d'autant plus forte que le degré d'obstacle est plus
élevé. Autrement dit les occlusives présentent d'habitude
plus de classes de mode de franchissement que les fricatives
et celles-ci plus que les sonantes. Sans doute cela n'est pas
une règle, mais une tendance générale :
V.) Dans un système consonantique à deux degrés, comme
par ex. dans le système du nouba oriental mentionné ci-
dessus, les occlusives sont séparées en deux classes par une
corrélation de mode de franchissement du second degré
(6-p, d-l, d-t, 'g-k, j-c) tandis que les sonantes ne forment
qu'une classe de mode de franchissement [w, r, /, y, y; niy
n, o, n). Dans beaucoup de langues où les trois degrés
d'obstacle sont tous les trois représentés, les occlusives se
divisent en deux classes de mode de franchissement, tandis
que les fricatives et les sonantes ne forment qu'une classe :
il en est par ex. ainsi en danois (occlusives b-p, d-t, g-k ;
spirantes /, s ; sonantes r, /, /, y, S, y; m, n, o) ; dans la langue
maya en Yucatan (occlusives p-p\ i-i\ c-c\ c-c\ k-k\ à ;
fricatives s, s, h; sonantes m, n, w, /, jY ; en samoyède yourak
(occlusives b-p, d-i, g-k, c, 6 ; spirantes s, h; sonantes m, n,
K), n, w, /, r, jy ; en lamba (occlusives b-p, d-t, g-k, d-l, frica-
tives /, s, §; sonantes m, n, », n, r, t, v)^, etc. Dans d'autres
langues les spirantes se divisent en deux classes de mode de
franchissement comme les occlusives, tandis que les sonantes
ne connaissent pas cette différenciation. Cela pourrait être
le type de système consonantique le plus fréquent : en Europe,
il est représenté par l'anglais, le français, le hollandais, le
russe, l'allemand, le lithuanien, le letton, le polonais, le
blanc-russe, l'ukrainien, le slovaque, le tchèque, le hongrois,,
le roumain, le serbo-croate, le bulgare, l'italien, etc.^, mais
(1) Benjamin Lee Whorf, «The Phonetie Value of Certain Characters in
Maya Writing », Papers of Ihe Peabodij Muséum of American Archeologij and
EUinolorjij, Harœard Uniuersity, XIII (1933), n» 2, note 3.
(2) G. N. Prokofjev, « Neneckij (juraksko-samojedskij) jazyk » dans JaTijhi
i pis'mennosV narodov Severa I, 13.
(3) Clément M. Doke, «A Study of Lamba Phonetics », Banhi Siudies,
.July 1928.
(4) Il est difTîcile de dire si le grec moderne appartient à ce type. Cela dépend
du fait de savoir si les occlusives sonores du grec moderne b, d, g doivent être
considérés comme des phonèmes particuliers ou seulement comme des variantes
combinatoires. A l'intérieur du mot, elles n'apparaissent qu'après nasale,
position dans laquelle ne sont admises ni tt, t, x ni les spirantes sonores |3, S, y.
A l'initiale h, d, g n'apparaissent que dans des mots étrangers, dont il est difTiciie-
de dire dans quelle mesure ils sont assimilés.
170 N. s. TROrBETZKOY
il n'est pas rare non plus dans les autres parties du monde.
Par contre, il est difficile de trouver une langue où non seule-
ment les occlusives et les fricatives, mais aussi les sonantes
soient différenciées par la même corrélation de mode de
franchissement du second degré. Là où chacun des trois
degrés d'obstacle se divise en deux classes de franchisse-
ment, il existe ou bien une corrélation de mode de
franchissement du second degré différente pour chaque degré
d'obstacle (par ex. dans le dialecte écossais-gaélique de
l'île Barra où les occlusives sont séparées en deux classes de
mode de franchissement par la corrélation d'aspiration, de
même que les fricatives par la corrélation vocale, et les
sonantes par la corrélation d'intensité)^, ou bien au moins
les sonantes ne présentent pas la même corrélation que les
occlusives et les fricatives (par ex. dans le dialecte albanais
septentrional de Scutari où les occlusives et les fricatives sont
différenciées par la corrélation vocale et les sonantes par la
corrélation d'intensité)^. Parmi les langues que nous connais-
sons seul l'irlandais présente une seule et même corrélation
de mode de franchissement, à savoir la corrélation vocale,
dans les trois degrés d'obstacle et offre en plus cette particu-
larité remarquable que ses sonantes participent non seulement
à cette corrrélation, mais aussi à la corrélation d'intensité,
de sorte que dans cette langue le nombre des classes de mode
de franchissement est plus grand dans les sonantes que dans
les bruyantes^.
Dans les systèmes consonantiques où les occlusives et les
spirantes se divisent en deux classes de mode de franchisse-
ment, il doit théoriquement exister dans chaque série de
localisation (contenant aussi bien des occlusives que des
fricatives), quatre bruyantes. Cela se réalise effectivement
dans beaucoup de langues, comme par ex. dans le dialecte
albanais septentrional de Scutari mentionné ci-dessus.
Toutefois les séries de localisation avec corrélation de
rapprochement présentent très souvent non pas quatre, mais
trois bruyantes. C'est par ex. le cas en tchèque où dz, di, et
g n'apparaissent que dans des mots étrangers : p-6, i-d,
V-d\ f-v ; k-ch-h. c-s-z, c-s-z. Les mêmes rapports existent
(1) Garl H. Borgstrôm, «The Dialect of Barra in the Outer Hébrides i,
Norsk. Tidskr. for Sproguid. VIII (1935).
(2) G. S. Lowman dans Language VIII (1932), 271-293.
(3) Voir par ex. Alf Sommerfelt, « Tlie Dialect of Torr Co. Donegal » I
{Christiania 1922).
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 171
dans le dialecte cakave du serbo-croate [p-b, i-d, l-d, f-v,
k-x-y, c-s-z, c-s-i), en mordve-erza [p-b, i-d, V-d\ k-g, c-s-z, c'-s'-z',
c-s-z)^, en haut sorabe [p-b-, i-d, c-dz, k-x-h, c-s-z, c-s-z), en
kinyarwanda {p-b, i-d, k-g, c-s-z, c-s-z, p-f-v)^, etc. Il s'agit
donc d'un phénomène qui se répète dans beaucoup de langues
historiquement indépendantes les unes des autres, et qui doit
avoir par conséquent une cause plus profonde. Au même
type appartient également le hollandais où la seule série de
localisation ayant la corrélation de rapprochement, à savoir
la série dorsale, est également la seule à laquelle manque
une occlusive faible^. Il est à supposer que dans tous ces cas
la corrélation de rapprochement se combine avec une corréla-
tion de mode de franchissement du second degré pour former
un « faisceau à trois termes )). Le phonème qui pour ainsi dire
« relie » tout le faisceau est alors le phonème fricatif fort.
Mais il y a également des faisceaux d'un autre type qui
consistent dans la liaison de la corrélation de rapprochement
et d'une corrélation de mode de franchissement du second
degré. En néo-avestique existait nettement une corrélation
de rapprochement p-f, f-6, k-x, c-s. Mais il existait aussi une
corrélation de mode de franchissement du second degré,
qui ne peut pas être déterminée d'une façon plus précise
(c'était vraisemblablement la corrélation vocale). Quoi qu'il
en soit, l'occlusion ou le rapprochement étaient phonologique-
ment non pertinents pour les termes faibles des oppositions de
cette corrélation, car ils étaient réalisés à l'initiale comme des
occlusives, mais au contraire comme des fricatives en
position intervocalique. Ils peuvent donc être considérés
comme les partenaires faibles, aussi bien vis-à-vis de p, i, k, ë
que vis-à-vis de /, 6, x, s (seul le rapport s-z de la série s est
univalent, car il n'existe pas d'occlusive forte correspondante).
En tchérémisse il existe dans les séries de localisation sifflantes
des faisceaux à trois termes [c-s-z, c-s-z, c-s-z) et dans les
autres séries des paires de phonèmes consistant en une
occlusive forte et en une fricative faible (p-^, ?-S, k-y) ; après
les nasales toutes ces oppositions sont neutralisées dans toutes
(1) D. V. Bubrich, < Zvuki i formy erz'anskoj reci » (Moscou 1930), de même
■que N. S. Troubetzkoy, « Das mordwinische phonologische System verglichen
mit dem Russischen », Charisleria Guilelmo Mathesio (Praha 1932), 21 et suiv.
(2) P. P. Schumacher dans Anlhropos XXVI.
(3) En allemand la situation est plus compliquée ; il manque dans les séries
labio-dentale et sifflante l'occlusive faible (pf-f-w, iz-ss-s), mais dans la série
■dorsale la fricative faible (k-g-ch).
172 N. s. THOUBETZKOY
les séries, les occlusives faibles fonctionnant en cette position
comme représentants des archiphonèmes ; à l'initiale
l'opposition p-^ est maintenue, mais les oppositions /-§ et
A-y sont neutralisées et représentées par les archiphonèmes
tf k, tandis que les séries sifflantes présentent à l'initiale des
occlusives fortes et des fricatives fortes fc-s, c-s, c-s). Il
semble donc n'exister dans cette langue une véritable corré-
lation de rapprochement que dans les séries de localisation
sifflantes, tandis que dans les autres séries le caractère
occlusif du terme fort de l'opposition et le caractère spirant
du terme faible doivent être considérés comme accessoires :
dans ces séries de localisation (c'est-à-dire dans les labiales,,
les apicales et les dorsales) il s'agirait de « bruyantes en
général » qui sont différenciées par une seule corrélation de
franchissement du second degré. Dans certains dialectes
Slovènes à côté des faisceaux à trois termes c-s-z, c-s-z, k-x-y,
il existe dans les autres séries de localisation des paires de
phonèmes consistant en une occlusive sourde et en une
fricative sonore (p-p, i-S). En finale les spirantes sonores sont
ici remplacées par des sourdes, de sorte que la corrélation de
rapprochement apparaît dans toutes les séries sous sa forme
pure : p-f. /-6, /r-j-, c-s, c-s. Par conséquent pour les bruyantes
labiales et dentales seule la corrélation de rapprochement
est ici phonologiquement pertinente, la corrélation vocale ne
l'étant par contre que pour les spirantes des deux séries
sifflantes et de la série dorsale : c'est-à-dire qu'existerait dans
cette langue le cas fort rare où les spirantes présentent plus
de classes de mode de franchissement que les occlusives.
Tous ces phénomènes montrent que, bien que la corrélation
de rapprochement soit une corrélation de franchissement du
premier degré, cependant elle est apparentée dans beaucoup
de langues d'une façon particulièrement étroite à la corrélation
de mode de franchissement du second degré, ce qui paraît
être la condition préalable et nécessaire d'« une formation
en faisceaux ».
Les systèmes consonantiques dans lesquels les divers degrés
d'obstacle sont différenciés par plusieurs corrélations de mode
de franchissement ne sont pas rares dans le monde. Sans
doute les langues européennes (à l'exception de quelques
dialectes) ne présentent en principe pour chaque degré
d'obstacle qu'au plus une corrélation de mode de franchisse-
ment du second degré, de sorte qu'il est souvent difficile de
décider ce qui doit être considéré comme la marque de
PHI\CIPES ni- l'IIONOI-OGlE 173
•corrélation. Mais dans beaucoup de langues des autres parties
de la terre (ainsi que dans quelques dialectes européens)
une seconde corrélation de mode de franchissement du second
degré s'y associe et en outre, même dans ce cas, la tendance
à une plus forte différenciation des « degrés supérieurs
d'obstacle » se maintient.
^) Des langues ayant deux corrélations de mode de
franchissement du second degré dans les occlusives et aucune
de ces corrélations dans les fricatives et les sonantes sont
attestées dans toutes les parties de la terre. On peut citer par
ex. le dialecte chinois de Siang-tang (province de Hanang) :
(occlusives b-p-p^, d-i-t^, g-k-k^, 9~^-^S^\ ^-c-c^^ fricatives
^, X, s, sonantes m, n, », n)^ et le haïda (occlusives b-p, d-i-V,
g-k-k\ g-k-k', 3-c-c\ X-X-X', fricatives x, x, s, /, h, sonantes
m, n, o, IL', /, y) 2. Le grec ancien appartenait également à ce
type : d'une part n-^-cf», t-S-0, x-y-^, et d'autre part a, p,X, [x,
V. Dans une autre série de langues, les occlusives présentent
deux corrélations de mode de franchissement et les fricatives
seulement une, tandis que les sonantes ne sont différenciées
par aucune de ces corrélations. Comme exemple on peut citer
le dialecte tsakonien du grec moderne (où les occlusives
géminées sont devenues des aspirées, ce qui amène le système
suivant : b-p-p^, d-l-l^, g-k-k^, 3-c; v-f, S-6, y-x, z-s, z-s ; r,
/, r, /, m, n, »)^ ; le géorgien [b-p-p\ d-i-l\ g-k-k\ 3-c-c',
■3-c-d', k ; y-x, z-s, z-s ; y, r, /, m, n) ; le tibétain [b-p-p^,
d-l-t^, g-k-h\ 3-c-c*', 3-c-c^, 6-h; z-s, 2-s ; m, n, », n, y, y, r, /)* ;
l'amharique {b-p-p\ d-l-V , g-k-k', g-k-k\ -ê-c-c' ; z-s, z-s; m,
n, n, r, l, w, ijY ; le chichewa dans le nord-est de la Rhodésie
{h-p-p^, d-t-t", g-k-k^, 3-c-s\ 3-c, b-p; z-s, v-f; m, n, », n,
ii\ l, y)^, etc.
(1) E. N. et A. A. Dragunov, « K latinizacii dialektov central'nogo Kitaja »,
Bull, de l'Acad. des Sciences de VU. R. S. S., classe des sciences sociales 1932,
^39 et suiv.
(2) R. J. Swanton dans Bull, of ihe Bureau of American Elhnologij, n° 40.
1210 et suiv.
(3) G. P. Anagnostopoulos, « Tsakonische Grammatik », Texte und Fors-
•chungen zur Byzanlinisch-neugriechischen Philologie, n» 5, Berlin-Athènes 1920.
(4) H. A. Jâschke, « Tibetan Grammar », 2" édition {Trûbners Collection of
Simplifted Grammar s VIII, 1883).
(5) Marcel Cohen, «Traité de langue Amharique » [Travaux et Mémoires de
rinstilul d'Ethnologie XXIV, Paris 1936), 30 et suiv.
(6) Mark Hanna Watkins, « A Grammar of Chichewa, a Bantu Language »
{Ling. Soc. of America, Language Dissertations, n° 24, 1937). Le phonème b
est décrit par M. H. Watkins comme une fricative, mais d'après sa position
■dans le système, c'est une occlusive (afTriquée faible ?).
174 N. s. TROUBETZKOY
D'autres langues encore présentent deux corrélations de
mode de franchissement du second degré aussi bien dans les
occlusives que dans les fricatives, tandis que les sonantes
ne participent à aucune de ces corrélations : à ce type
appartient par ex. le kabarde : b-p~p\ d-i-l\ g-k-k\ 3-c-c\
k-k% 6 -h; z-s-s\ v-f-f, l-i-f {-j-y-x, y-x, z-s, z-s, h)^. En birman
les occlusives et les fricatives présentent deux corrélations de
mode de franchissement du second degré, les sonantes par
contre une seule de ces corrélations : b-p-p^, d-î-t^, g-k-k^y
j-k-k^; z-s-s^ (+ S-e) ; m-m\ n-n\ id-d% l-l\ y-y' (+ iv)
Tous ces cas confirment la règle selon laquelle les degrés
d'obstacle les plus élevés tendent à une plus forte différencia-
tion par des corrélations secondaires. Mais une exception
cette règle est constituée par le tsimshian où les sonantes
présentent les deux mêmes corrélations de mode de
franchissement que les occlusives, tandis que les fricatives
ne sont différenciées par aucune de ces corrélations : h-p-p\
d-i-V , g-k-k\ g-k-k\ g-k-k\ s-c-c' ; x, x, x, s, h; l-V-l\ w-w'
y-y\ m-m\ n-n\ r^.
Les exemples allégués ci-dessus (et dont le nombre pourrait
être facilement augmenté) paraissent indiquer que dans tous
les systèmes où les occlusives (ou les bruyantes) sont diffé-
renciées par deux corrélations de mode de franchissement du
second degré, l'une de ces corrélations est soit la corrélation
d'aspiration, soit la corrélation de récursion, l'autre étant
soit la corrélation de tension sous sa forme pure, soit une
combinaison de la corrélation de tension et de la corrélation
vocale («forte sourde » - «douce sonore »). Si l'on prend en
considération le fait que le terme non marqué delà corrélation
de récursion est habituellement réalisé aspiré (afin de souligner
nettement son opposition avec la récursive articulée avec
la glotte fermée et par conséquent avec très peu d'air) on doit
remarquer l'étroite parenté existant entre la corrélation
d'aspiration et la corrélation de récursion : elles ne se
distinguent entre elles que par le fait que dans l'une le terme
« fort » de l'opposition, dans l'autre le terme « faible » est le
(1) N. Jakovlev, « Tablicy fonetiki kabardinskogo jazyka » (Moscou 1932)
La corrélation d'arrondissement dans les consonnes dorsales est ici laissée de
côté.
(2) J. R. Firth, « Alphabet and Phonology in India and Birma », Bitllelin
of Ihe School of Oriental Sliidies (1936), 533 ; nous avons toutefois laissé de côté
la corrélation de timbre.
(3) Franz Boas dans Bull, of Ihe Bureau of American Elhnologij XL, 291.
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 175
terme marqué, ce qui se produit phonétiquement par une
exagération de la « force » (par une pression énergique de
l'air, c'est-à-dire par une aspiration) ou de la « faiblesse »
(par diminution de la pression de l'air au moyen de l'occlusion
glottale). En se combinant avec la corrélation de tension ou
la corrélation vocale, la corrélation d'aspiration ou de récursion
produit un faisceau à trois termes, dont les membres forment
une série graduée. Si l'une des composantes de ce faisceau
corrélatif est la corrélation d'aspiration, le terme «moyen»
de la série graduée est la forte sourde non aspirée [d-l-V") ;
si au contraire l'une des composantes du faisceau corrélatif
est la corrélation de récursion, alors le terme « moyen « de la
série graduée est la douce (sourde ou sonore) à expiration
infraglottale [i-d-V). Dans toutes les langues où ces faisceaux
à trois termes sont propres seulement aux occlusives et où
les autres degrés d'obstacle ne sont différenciés que par une
corrélation, cette corrélation est une de celles qui apparaissent
également dans les occlusives (la plupart du temps la corré-
lation vocale combinée avec la corrélation de tension; i.
y) Les langues ayant plus de deux corrélations de mode de
franchissement du second degré dans un même degré
d'obstacle sont très rares. Les langues caucasiques orientales
du Daghestan et les dialectes occidentaux de l'adyghé
(kiakh-tcherkesse) présentent une combinaison de la corréla-
tion de tension (ou de la corrélation vocale) avec la corrélation
de récursion et avec la corrélation d'intensité. Dans les
occlusives apparaissent les trois corrélations et elles
produisent selon les langues différents faisceaux : en avar
des faisceaux à cinq termes (bien entendu pas dans toutes
les séries : par ex. g-k-K-k'-K' mais d-t-V), en lakke des
faisceaux à quatre termes [d-t-T-V], etc. Dans les fricatives
la corrélation d'intensité apparaît dans toutes les langues du
Daghestan à l'exception du kurine et du routoul ; dans la
corrélation vocale l'opposition entre occlusives et spirantes
est la plupart du temps sans importance et la corrélation de
(1) En shona (langue bantoue de la Rhodésie) il existe dans les occlusives
un faisceau à trois termes » sourde, explosive sonore, injective sonore » (p-b-b' ;
t-d-d'), tandis que dans les fricatives existe seulement la corrélation vocale, et
que les sonantes n'ont aucune corrélation de mode de franchissement (voir
Clément M. Doke, « A Comparative Study in Shona Phonetics » Johannisburg
1931). En principe la structure de ce système ne se distingue pas de celle du
système décrit ci-dessus. La même observation vaut pour le système consonan-
tique du « fulfuldé » (langue peul).
176 -N. s. TROUBETZKOY
récursion est tout à fait étrangère aux fricatives ^ Par contre,
il existe dans les dialectes occidentaux de l'adyghé un faisceau
à quatre termes dans les occlusives [d-i-V-T, etc.) tandis que
dans les fricatives la corrélation vocale aussi bien que la
corrélation de récursion sont phonologiquement pertinentes ;
dans les séries sifflantes il semble qu'il en soit de même pour
la corrélation d'intensité^. Ce qui est caractéristique dans
toutes ces langues, c'est la non participation des sonantes I
à ces trois corrélations de mode de franchissement du second
degré ^. Les langues du Caucase septentrional présentent donc
la tendance mentionnée ci-dessus à graduer le nombre des
classes de mode de franchissement selon les degrés d'obstacle.
Une combinaison de la corrélation vocale (ou de la corrélation
de tension) avec la corrélation de récursion et la corrélation
d'aspiration doit exister en dakota (langue de la famille siou
^n Amérique du Nord)^. Dans les occlusives ces trois corréla-
tions forment un faisceau à quatre termes {b-p-p^-p\ d-t-t^-l\
g-k-k^-h' et la série défective c-c^-c' = è-c-c^-c' dans le
dialecte ponka), mais la corrélation d'aspiration est étrangère
aux fricatives {z-s-s\ z-s-s\ y-x) et les sonantes ne participent
en général à aucune corrélation de mode de franchissement
{m, n, w, y, /). En sindhi dans les occlusives les corrélations
vocales, d'aspiration et de relâchement se combinent en un
faisceau à cinq termes {p-p^-b-b^-b\ t-t^-d-d^-d\ k-k^-g-g^-g\
c-c'-j-j^-j* et la série défective t-i^-d-d^), les fricatives ne
présentent que la corrélation vocale [f-v, s-z et s, h,x défectifs)
et les sonantes n'ont aucune corrélation de mode de fran-
(1) Pour plus de détail, voir N. S. Troubetzkoy, « Die Konsonantensysteme
der ostkaukasischen Sprachen », Caucasica VIII.
(2) N. Jakovlev, « Kurze Obersicht ûber die tscherkessischen (adyghischen)
Dialekte und Sprachen », Caucasica VI (1930), 1 et suiv. ainsi que N. S. Trou-
betzkoy, « Erinnerungen an einen Aufenthalt bel den Tscherkessen des Kreises
Tuapse », ibid. II, 5 et suiv.
(3) J'avais supposé qu'en tabassarane les sonantes participent à la corré-
lation d'intensité {Caucasica VIII, 25 et suiv.). Mais cela reposait sur une
erreur : en réalité il s'agit ici de la corrélation de gémination, comme
Morris Swadesh me l'a fait remarquer.
(4) Boas et Swanton dans Bull, of ihe Bureau of American Ethnology XL,
880. La corrélation d'aspiration n'avait pas été remarquée par les premiers
observateurs du dakota, ce qui paraît indiquer que l'aspiration est très faible
dans cette langue. Dans les langues du Caucase septentrional une aspiration
faible de ce genre caractérise le terme non marqué de la corrélation de récursior
et de la corrélation d'intensité. Il est donc possible qu'il existe en dakota noi
pas la corrélation d'aspiration, mais la corrélation d'intensité.
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 177
chissement du second degrés Peut-être le nombre des
exemples de combinaisons de trois (voire quatre) corrélations
de mode de franchissement du second degré existant à
l'intérieur d'un même degré d'obstacle pourrait-il être consi-
dérablement augmenté. Il n'y a toutefois aucun doute que
des cas de ce genre sont extrêmement rares.
Pour conclure ce paragraphe relatif aux corrélations de mode de franchis-
sement du second degré, nous allons donner quelques exemples intéressants
qui montreront que la nature d'une corrélation est parfois modifiée à un tel
point par le contexte du système auquel elle appartient qu'il en résulte des
corrélations toutes nouvelles.
En bengali oriental existent (au moins à l'initiale du mot) les corrélations
vocale, d'aspiration et de récursion ; la corrélation d'aspiration est limitée aux
occlusives et la corrélation vocale aux bruyantes, tandis que la corrélation de
récursion règne dans tous les degrés d'obstacle : p-b-p'-b'-p^, t-d-V -d' -t^ , t-d-V-
d'-l^, k-g-k'-g'-k^, défectif c-3-c'-3' ; /-i'-/', x-y, s-s\ s; m-m\ n-n\ r-r\l-V^.
La série de localisation sifflante est donc ici la seule où manque une occlusive
aspirée. Si l'on prend en considération le fait que s ne possède aucun corres-
pondant récursif (au contraire de / et de s), on peut supposer que s est l'aspirée
de la série sifflante. En bengali oriental, dans la série de localisation sifflante,
la corrélation d'aspiration serait donc remplacée par la corrélation de rappro-
chement (ce qui, remarquera-t-on accessoirement, est exact du point de vue
diachronique).
Tandis qu'en bengali oriental il ne s'agit que d'une interprétation possible,
il y a d'autres langues où l'assimiliation de l'opposition entre consonnes
aspirées et non aspirées à l'opposition entre fricatives et occlusives est tout
à fait évidente. Tel est le cas par exemple dans la langue tiva du pueblo de
Taos (Nouveau-Mexique)', il y existe la corrélation vocale [b-p, d-t, g-k, l-l'),
la corrélation de récursion (seulement dans les occlusives : p-p\ l-V , k-k\ c-c'),
en outre la corrélation de rapprochement et la corrélation d'aspiration qui
s'excluent réciproquement, de sorte que dans les séries labiales et apicales
existe seulement l'opposition d'aspiration {p-p' , t-V), alors qu'au contraire dans
les séries gutturale, gutturale arrondie, et sifflante existe seulement l'opposition
■de rapprochement {k-x, k-x, c-s). Dans des cas de ce genre on peut supposer
qu'il ne s'agit pas de deux corrélations distinctes, mais d'une seule où l'un des
termes est caractérisé par une occlusion énergique dont la rupture réclame
tout l'air expiré, tandis que l'autre terme n'oppose au souffle expiratoire qu'im
obstacle tout à fait faible qui, selon la série de localisation, peut être une occlu-
sion lâche ou un rétrécissement. Cette corrélation serait donc plutôt à identifier
avec la corrélation d'intensité et la langue du pueblo de Taos comporterait
par conséquent une corrélation vocale, une corrélation de récursion et une
corrélation d'intensité.
Le système consonantique de la langue sandavé (dans l'ancienne Afrique
(1) R. L. Turner, «The Sindhi Recursives or Voiced Stops Preceded by
Glottal Closure », Bull, of the School of Oriental Sludies III, 301 et suiv.
(2) Suniti Kumar Chatterjee, « Recursives in New-Indo-Aryan ., Piibl.
by llie LingiiisUc Hociely of India, Lahore.
(3) G. L. Trager, « Sa kJagwij av Sa pweblow av Taos (*nuw meksikow) »
-Le Maiire Phonétique, 3« série, n"» 56, 59 et suiv.
8
178 N. s. TROUBETZKOY
orientale allemande) présente un aspect très particulier et instructif. Otto
DempfwollT à qui nous devons la description de cette langue^ donne la liste
de consonnes suivante : a) douces sonores, b, d, g, 3, X (affriquée latérale) ;
b) « douces demi-sonores » qui doivent êtçe identiques à « '6 », « 'rf », etc., du
peul et par suite être considérées comme des « injectives » (6", d', g') ; c) fortes
non aspirées p, l, k, c, X (affriquée latérale); d) fortes aspirées p^, l^, k^ (ce der-
nier dans un seul mot) ; e) récursives fortes k', c', X' ; f) récursives fortes avec
détente «pressée» k', X* (ce ne sont peut-être que des variantes de k', X') ;
g) fricatives sourdes /, x, s, i, h; h) nasales m, n, » et i) liquides r, /, ir, ij. En
outre le sandavé possède des claquantes dont nous pouvons faire abstraction
ici. Si nous examinons cette liste, nous remarquons que l'opposition entre les
fortes des types c) et d) n'existe que dans les labiales et les dentales, tandis
que par contre l'opposition entre les types e) et c) n'existe que dans les séries
gutturale, sifflante et latérale. De plus il n'est pas diiïîcile de remarquer que les
deux oppositions sont analogues : dans les deux cas xm son avec faible masse d'air
expirée s'oppose à un son comportant une masse d'air expirée plus grande;
dans les paires p-p", t-t^ ce résultat est atteint en ouvrant seulement un peu la
glotte pour un des termes de l'opposition et en l'ouvrant au contraire largement
pour l'autre ; dans les paires c-c\ X-X' il est atteint en fermant tout à fait la
glotte pour un des termes de l'opposition et au contraire en ne la fermant pas
pour l'autre. Dans la série gutturale l'opposition k-k' appartient à la même
corrélation et si k^ et k' représentent réellement des phonèmes particuliers
(ce dont on ne peut décider avec les matériaux de O. DempfwolfT), alors k^
est un renforcement de k et k^ un renforcement de k' ; quant à X* il doit évidem-
ment être jugé de la même façon que k^. Si nous considérons les douces, nous
voyons que b, d, g sont prononcés avec expiration et par contre b", d', g' sans
expiration : cette opposition peut donc être ramenée à la même formule que
les oppositions p-p^, t-t^ et k-k', c-c\ X-X' : d'un côté expiration pleine, non
gênée, de l'autre côté gêne de V expiration, Vexpiration pleine ne s'effectiianl pas.
Il existe par conséquent en sandavé aussi bien dans les douces que dans les
fortes une corrélation particulière, dont la nature réside dans l'opposition
d'occlusives avec expiration pleine, non gênée, et d'occlusives avec expiration
non pleine, gênée. Les fricatives, les nasales et les liquides ne participent ni à
cette corrélation, ni à aucune autre corrélation de mode de franchissement
du second degré. Quant aux claquantes, elles se divisent en sonores, sourdes
aspirées, sourdes avec détente « dure » et nasalisées, mais elles présentent au
moins dans les sourdes l'opposition décrite ci-dessous entre l'expiration pleine
et l'expiration gênée*. Selon les séries de localisation les phonèmes claquants
(1) « Die Sandawe », Abhandlungen des Hamburger Kolonialinstihils XXXIV
(1916).
(2) Phonétiquement le claquement est tout à fait indépendant du souffle
(et par suite de l'expiration). Mais les claquantes en sandavé ne se présentent
jamais isolées : elles sont toujours accompagnées soit d'une détente « molle »
c'est-à-dire sonore (qui alterne facultativement avec une sorte de g), soit
d'une aspiration, soit d'une détente dure. Et comme ces groupements appa-
raissent tous également à l'initiale, où en général aucun groupe de consonnes
n'est toléré, ils doivent par conséquent être considérés comme monophonéma-
tiques. Dans les séries claquantes « dentales » et « latérales », la claquante
aspirée alterne facultativement avec le groupe « claquante -f A- », dans la série
« cérébrale » (que nous appelons gutturale) la claquante aspirée est réalisée-
exclusivement par le groupe « claquante -f/c ».
PrviNCIPKS DE PnONOI-OGIE
179
dvi samlavé se divisent d'après O. Dempfwolff en « latérales », « dentales » et
« cérébrales ». Le rattarlicnKîiit des <-la([uantes latérales aux latérales X, X, X*,
va de soi. La claquante dentale à détente dure doit d'après O. DempfwolCf
être acoustiquement très semblable au Is', et de môme la claquante récursive
cérébrale doit être dillicile à distinguer acoustiquement de /c* (op. cil., 10).
Par conséquent les phonèmes clacjuants « dentaux » i)euvent être rangés dans
la série silllante et les « cérébraux » dans la série gutturale (ceci suppose que ce
qui est phonologiqucment pertinent pour les gutturale^ du sandavé ce n'est
pas une partie déterminée ou une forme déterminée de la langue, mais seulement
le contact entre une partie déterminée du palais et le dos de la langue ou la
pointe de la langue recourbée en arrière). Le système consonanticiue du sandavé
peut être représenté par le tableau de la p. 180 ci-dessous (en conservant la
transcription employée par O. Dempfwolff)*,
Enfin on peut discuter encore le système consonanticjue du hottentot.
Grâce à l'excellent travail de D. M. Bcach* on [lossède maintenant des indica-
tions sûres sur le nombre des phonèmes hottentots et sur les particularités
essentielles de leur réalisation iihonéticpie ; il s'agit seulement d'établir les
rapports existant entre ces phonèmes. Le hottentot (et plus particulièrement
le dialecte nama) prescrite dans la série labiale seulement. une occlusive et une
nasale, dans la série laryngale seulement une occlusive et une spirante. Au
premier coup d'œil la série apicale paraît avoir la même structure que la série
labiale (t:n = p. •m) et la série sifllante la même structure que la série laryngale
(c:s = 6 :h). Mais cette impression est d'abord détruite par le fait que, alors
que les autres occlusives du nama sont des douces sourdes sans ou pres(iue
sans aspiration, l'occlusive affriquée sifflante c est énergiquement aspirée.
Et deuxièmement la série gutturale du nama contredit jusqu'à un certain point
l'interprétation ([Ui vient d'être donnée des autres séries de localisation : en effet
cette série gtitturale possède non seulement une occlusive k réalisée comme
une douce sourde sans aspiration et une spirante x, mais encore uju; aspirée kx
énergiquement aspirée. Il est (^lair que le rapport kx:x est identiciue au ra[)port
c:s. Mais comment le rapport k:kx doit-il être interprété ? Dans cette paire
de phonèmes est-ce l'opposition entre explosive et affriquée ou l'ojjposition
entre occlusive aspirée et non aspirée qui est phonologiciuement fiertinente ?
L'aspiration ne peut pas être expliquée comme une conséquence phonétitiue
de l'affrication, alors qu'au contraire l'alTrication jjeut être interprétée comme
une conséqueni^e phonétique de l'aspiration énergique. Par conséquent il sera
convenable de considérer nama kx (plus précisément kxh) comme une forte
aspirée et l'affrication comme un phénomène phonétique accessoire. Mais
comme le rapport kx:x doit évidemment en nama être assimilé au ra[)port
c {=tsh): s, l'affrication du c {— ti^h) doit aussi être sans importance. En
d'autres termes c (= ish) est une forte énergiquement aspirée qui est vis-ù-vis
de la douce l dans le môme rapport que kx vis-à-vis de k. Il n'y a donc aucum
motif pour poser en nama une série sifllante particulière : il n'y a ici qu'une
série apiiale dont l'aspirée et la fricative sont réalisées sifflantes, tandis que
la ténue non aspirée et la nasale sont au contraire réalisées comme des occlusives.
(1) En outre il n'est pas tenu compte des différences de timbre consonan-
tique : toutes les bruyantes à l'exception des labiales apparaissent en sandavé
sous deux variétés : arrondies (dir, kir, .sin, "kiv, etc.) et non arrondies.
(2) «The Phonctics of the Hottentot Language » (Cambridge 1938). Nous
nous bornons ici au dialecte nama (avec lequel s'accorde pour l'essentiel le
dialecte des Bergdama).
180
N. s. TROUBETZKOY
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(1) Après les nasales initiales, les seules consonnes tolérées sont les occlusives
sonores à expiration non gênée de même point d'articulation ; de fait on trouve
à l'initiale les groupes mb, ng et ndz, mais non pas le groupe nd. Cela prouve
que n n'appartient pas à la série apicale, mais à la série sifflante.
PRINCIPES DE PHONOLOGIE
181
non sifTlantes. En transcription phonolosrique kx et Is doivent être rendus
par k^, f'', et du point de vue phonologique il n'existe quant à ces phonèmes
aucune différence entre le nama et le korana où ces phonèmes sont réalisés
effectivement comme des explosives aspirées non affriquées. Les résultats
auxquels nous sommes parvenus peuvent être résumés de la façon suivante :
le nama connaît dans les non claquantes : a) la corrélation d'aspiration ; b) la
corrélation de rapprochement ; cj la corrélation nasale, la corrélation d'aspi-
ration et la corrélation de rapprochement manquant dans la série labiale, et
se confondant dans la série laryngale (où h peut être considéré aussi bien comme
laryngale aspirée que comme laryngale spirante) ; quant à la corrélation nasale
elle n'existe que dans les séries labiales et apicales. L'unique liquide r se trouve
en dehors du système des corrélations. D"où le schéma :
p
i
k
à
—
/^
k""
h
—
s
X
m
n
—
—
+ r
En ce qui concerne les -éries claquantes, nous avons déjà vu ci-dessus (à
propos de la corrélation de claquement) qu'en hottentot seules les séries apicales
et gutturales participent à la corrélation de claquement^. Il a été également
noté que les claquantes se divisent en « plosives » et en « affriquées ». Laissons
provisoirement de côté cette opposition et occupons-nous des divers modes
de franchissement qui existent dans chaque série claquante du nama. D'après
D. M. Beach ces modes de franchissement sont au nombre de cinq : a) « le type
plosif vélaire non sonore faible » (p. 82), b) « le type affriqué vélaire non sonore
fort » (p. 83 et suiv.), c) « le type plosif glottal » (p. 84), d) « le type fricatif
glottal » (p. 86) et e) « le type nasal » (p. 87). Il est clair que les claquantes
nasales correspondent aux non claquantes nasales ; sans doute on ne peut
parler d'une exacte correspondance que dans la série antérolinguale, car la
série gutturale ne contient en nama aucune nasale ; mais des phénomènes
symétriques de ce genre ne sont pas rares dans le système phonologique du
nama où les phonèmes claquants présentent en général une forte différenciation.
L'interprétation des autres types n'est pas difficile : les types c) et d) sont
caractérisés par le fait qu'aussi bien l'occlusion linguale antérieure que l'occlu-
sion linguale postérieure (c'est-à-dire aussi bien l'occlusion principale que
l'occlusion accessoire) sont relâchées et qu'alors /'expiration nécessaire à l'arti-
culation de la voyelle intervient avec attaque dure {6 ) dans c) et avec attaque
souillée (h) dans d). Il est clair que le type c) correspond aux occlusives non
(1) Pour des langues comme le hottentot il serait peut-être convenable de
remplacer l'expression «apicale» par celle d'« antérolinguale » et celle de «gut-
turale » par celle de « postérolinguale », en tenant compte de l'opposition qui
régit les séries claquantes correspondantes.
182 N. s. TROUBETZKOY
aspirées et que par contre le type d) correspond aux occlusives aspirées. Les
types a) et b) sont caractérisés par le fait que l'expiration intervient après le
relâchement de l'occlusion principale, mais avant le relâchement de l'occlusion
accessoire de sorte qu'après le bruit spécifique de succion ou de claquement
on entend dans le type a) un k et dans le type b) un kx qui sonnent à peu
près comme k et kx normaux. Mais kx étant une aspirée, comme nous l'avons
déjà vu, il existe entre les types a) et b) exactement le même rapport qu'entre
c) et d). Comment doit être alors interprété le rapport a) : c) ou b) : d) ? De la
description de D. M. Beach il résulte que dans les « types glottaux » c) et d)
d'une part le relâchement des deux occlusions se termine plus vite et d'autre
part l'intervention de l'expiration est différée plus longtemps que dans les
« types vélaires » a) et b). La durée totale des claquantes du type a) doit être
plus courte que celle des claquantes du type c) [op. cit. 117) de sorte que le
retard de l'intervention expiratoire est en dernière analyse décisif pour le
résultat acoustique^. Par conséquent on pourrait peut-être considérer le rapport
entre les types a) ou b) et c) ou d) comme une corrélation d'intensité, les
types avec intervention expiratoire accélérée a) et b) étant les termes « faibles »
et les types à intervention expiratoire retardée c) et d) étant les termes « forts »
de cette corrélation ^ Ce qui est le plus difiîcile, c'est l'interprétation phonolo-
gique de l'opposition entre les séries claquantes « plosives » et « affriquées ».
Nous avons déjà vu que dans les séries non claquantes les affriquées ne sont
qu'une réalisation phonétique des aspirées, de sorte que l'opposition entre k
et « kx » (ou entre î et « is ») correspond dans les claquantes à l'opposition entre
les types a) et b) ou entre c) et dj. L'opposition entre les séries claquantes
plosives et affriquées n'a donc rien à voir avec cela, car les types a), b), c) et d)
existent aussi bien dans les séries plosives que dans les séries affriquées. Mais
on se demandera si l'opposition entre les séries claquantes plosives et affriquées
ne peut pas être comparée à la corrélation de rapprochement des séries non
claquantes : certes le parallélisme n'est pas complet : une spirante ou fricative
réelle ne peut pas être émise dans les conditions phonétiques que suppose le
claquement. Toute claquante doit commencer inconditionnellement par une
occlusion, et cela doit être souligné comme quelque chose qui va de soi. Ce qui
reste alors c'est l'opposition entre lé relâchement soudain ou explosif et le
relâchement fricatif, qui n'est pas sans analogie avec l'opposition entre l'occlu-
sion et le spirantisme. Les claquantes « dentales » affriquées ont quelque chose
du type ts et peuvent par conséquent être considérées comme les correspon-
dantes claquantes de s. Le rapport des claquantes « latérales » affriquées avec x
est moins évident, de même que le rapport de la claquante « alvéolaire » ou
« cérébrale » plosive avec k. Mais comme une claquante réellement vélaire est en
somme impossible, il ne peut s'agir ici que d'une similitude relative. Et si l'on
considère que dans les claquantes latérales le point de frottement est beaucoup
(1) D. M. Beach ne s'explique pas dans le passage cité sur le rapport de durée
existant entre les types b) et d) : il se contente d'indiquer que les claquantes
de ces deux types ont une plus longue durée que celles du type a).
(2) Dans la corrélation d'intensité consonantique les termes « faibles » des
oppositions (c'est-à-dire les consonnes « légères ») sont naturellement non
marqués ; dans la corrélation d'aspiration la même chose peut être dite des
consonnes non aspirées. Cela concorde avec le fait que D. M. Beach considère
les claquantes du type a) comme « les plus simples » (« the simplest clicks of
Hottentot », 83) et qu'il ne les marque dans sa transcription d'aucun signe
diacritique.
PRINCIPES DE PHONOLOGIE
183
plus en arrière que dans les claquantes dentales, on pourra comparer ce rapport
à celui qui existe entre s et œ^. Toutefois même si l'interprétation que nous
proposons des séries claquantes afïriquées du hottentot est acceptée, il subsistera
néanmoins dans le système des phonèmes une certaine asymétrie : tandis que
les séries linguales non claquantes ne possèdent qu'une « fricative », les séries
claquantes correspondantes présentent cinq affriquées ou fricatives différenciées
par la corrélation nasale et par un faisceau comprenant la corrélation d'aspi-
ration et la corrélation d'intensité. Le tableau suivant peut illustrer notre
interprétation du système consonantique du nama. Nous y employons la
CONSONNES
■w i Légères
il
1 ' Lourdes.
z '■
U
U
O
^' i Légères .
< 1 Lourdes.
«3
1 l Légères .
>
7) '
1 1 Lourdes.
1 z '
g i Légères .
■a 1
< 1 Lourdes.
NA
V Plosives.
5AL./
Affriquées..
LABIALES
m
ANTEROLINGUALES
CLAQU.
is
Ik
r
11
Ih
In
POSTEROLINGUALES
CLAQU.
SIMP.
!k
N,
!h
llk
II
lll
llh
lin
(non
transcrit)
+ r
(1) On pourrait peut-être se demander pourquoi les claquantes affriquées
postérolinguales présentent dans la position cérébrale de la langue un relâche-
ment latéral et non pas « frontal ». Nous croirions volontiers qu'une telle réali-
sation serait acoustiquement moins expressive et pourrait facilement être con-
fondue avec celle des claquantes affriquées antérolinguales. Le relâchement
latéral paraît donc être la seule solution possible du problème phonétique que
pose la réalisation d'une fricative claquante postérolinguale.
184 N. s. TROUBETZKOY
transcription latine proposée par D. M. Beach, transcription dans laquelle les
différentes claquantes sont exprimées par des groupes de signes On y verra
combien la catégorie des affriquées est ici poK-\alente*.
Ces exemples peuvent suffire à donner une idée de la variété
des systèmes consonantiques résultant de la combinaison de di-
verses corrélations de mode de franchissement du second degré.
c) Vopposiiion de géminalion en lanl que corrélalion de
mode de franchissement du troisième degré.
Les corrélations de mode de franchissement du second
degré ne peuvent valoir en tant que telles que si leurs deux
termes d'opposition sont à considérer comme monophonéma-
tiques. Dans une langue comme l'ukrainien apparaissent très
souvent des groupes formés d'une consonne sonore et d'une
aspiration sonore. Mais comme ces groupes excèdent toujours
la durée d'une seule consonne et qu'où bien ils se séparent en
deux syllabes : pid-horoju a au pied de la montagne», vid-horo-
dyty « délimiter »j ou bien ils sont analysables étymologique-
ment iz-hodyty s'a «se mettre d'accord, s'accorder ensemble »),
ils ne peuvent pas être considérés comme des réalisations d'un
phonème unique, mais seulement comme des réalisations d'un
groupe de phonèmes {d-rh, z^h. etc.) et par conséquent, il
ne peut pas être question en ukrainien d'une corrélation
d'aspiration. Or, il y a dans beaucoup de langues des
consonnes dites « géminées ». Elles se distinguent des
consonnes non eréminées par leur durée plus longue et la
plupart du temps aussi par une articulation plus énergique,
ce qui rappelle la corrélation d'intensité. Mais en position
inter\"ocalique les consonnes géminées sont réparties entre
deux syllabes, leur implosion appartenant à la syllabe
précédente et leur explosion à la syllabe suivante. En outre
ces consonnes géminées n'apparaissent que dans les positions
où la langue en question admet des groupes de consonnes ;
elles exercent sur les sons environnants la même action que
les troupes de consonnes et sont traitées en général exacte-
ment comme les groupes de consonnes. Toutes ces marques
indiquent une valeur polyphonématique. c'est-à-dire invitent
à interpréter les consonnes géminées comme des groupes
(1) Une autre particularité réside dans le fait que les séries apicales et guttu-
rales forment une opposition bilatérale comme étant les seules séries linguales.
Et de plus cette opposition est neutralisable : A- et Aj ne peuvent se trouver
devant i et en cette position l et ts doivent être considérés comme " occlusives
linguales en général .
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 185
formés de deux consonnes identiques^. Cela est évident sans
plus ample explication dans les langues où les consonnes
géminées apparaissent seulement à la jointure de morphèmes,
par ex. en russe ou en polonais (exception faite des mots
étrangers). Mais dans les langues où les consonnes géminées
n'apparaissent pas seulement en cette position (par ex. en
sanscrit) et en particulier dans les langues où elles ne se
présentent jamais à la limite de morphèmes (par exemple en
japonais), les consonnes géminées occupent une sorte de posi-
tion intermédiaire entre le phonème unique et le groupe de pho-
nèmes. Au point de vue de ces langues les géminées sont des
phonèmes consonantiques particuliers qui se distinguent des
autres phonèmes consonantiques par le fait que leur début et
leur fin existent phonologiquement comme deux points séparés,
tandis que dans tous les autres phonèmes consonantiques le
début et la fm se confondent phonologiquement en un point.
Il existe donc dans certaines langues une corrélation de
gémination consonantique particulière, dont la marque de
corrélation est l'existence distincte du début et de la fin d'un
phonème consonantique, en opposition avec la coïncidence
du début et de la fin. Il est clair que cette corrélation ne peut
pas être comptée parmi les corrélations de mode de franchisse-
ment du second degré, car sa marque se distingue par principe
de celles des six corrélations énumérées ci-dessus (chap. IV,
4Bb). Par conséquent, la corrélation de gémination peut être
appelée : « corrélation de mode de franchissement du troisième
degré ».
Tandis que les oppositions de mode de franchissement du
second degré existent à l'intérieur des divers degrés d'obstacle,
la corrélation de gémination existe en principe à l'intérieur
des diverses classes de mode de franchissement du second
degré. Sans doute cette corrélation embrasse dans quelques
langues toutes les classes de mode de franchissement. Mais
dans de très nombreuses langues elle est limitée à quelques
classes déterminées. Par ex. l'opposition entre consonnes
géminées et non géminées n'existe que pour les sonantes dans
quelques langues du Daghestan : à savoir en tabassarane, en
(1) N. S. Troubetzkoy, «Die phonologischen Grundlagen der sogenannten
' Quantitât », in verschiedenen Sprachen », Scrilli in onore di Alfredo Trombelli
(Milano 1936), 167 et suiv. ; « Die Quantitât als phonologisches Problem »,
Actes du /F* Congrès inlernalional de Linguistes (Copenhague 1938) et
Morris Swadesh, " The Phonemic Interprétation of Long Consonants », Language
XIII (1937), 1 et suiv.
8—1
186
N. S. TROUBETZKOY
aghoiil, en lakke, en darguine, en koubatchine, en artchine
et en ande^ en japonais elle n'existe que dans les nasales et
dans les bruyantes sourdes^; en grec ancien (ionien-attique)
dans toutes les consonnes à l'exception des « moyennes » ;
en coréen seulement dans les sonantes et les occlusives
douces^, etc.
Il y a des langues qui n'ont aucune corrélation de mode
de franchissement du second degré, mais qui ont d'une part
des oppositions de degrés d'obstacle primaires et d'autre part
la corrélation de gémination. A ces langues appartient par ex.
le tamoul déjà mentionné, où la corrélation de gémination
embrasse toutes les sonantes (sauf r et R) et toutes les
bruyantes*, de même en vogoul (« manse »)^, en ostiak
(« chanty )))^, et dans quelques autres langues. En particulier
il faut rattacher également à ce type le fmnois : le g finnois
n'apparait que dans le groupe « ng », qui du point de vue de
la phonologie finnoise doit être considéré comme une nasale
dorsale géminée, c'est-à-dire comme w» [hanko « fourche » :
gén. sg. hangon = liniu « oiseau » : gén. sg. linnun = kampa
« peigne » : gén. sg. kamman, etc.) ; d'autre part l'opposition
i-d (où du reste le finnois « d » n'est pas une véritable occlusive)
est il est vrai bilatérale, mais isolée, de sorte qu'en somme le
finnois ne possède aucune corrélation de mode de franchisse-
ment du second degré. Mais en même temps toutes les
consonnes finnoises (à l'exception de /', u, d. h non admis en
fin de syllabe)' participent à la corrélation de gémination.
Le rapport entre la corrélation de gémination et la corréla-
tion d'intensité prend diverses formes selon les langues.
Comme les termes marqués de la corrélation d'intensité ont
souvent une durée plus grande que les termes non marqués
(à tel point que dans quelques langues cette différence de
(1) N. S. Troubetzkoy, « Die Konsonantensysteme der ostkaukasischen
Sprachen », Caucasica VIII.
(2) O. Pletner et E. Polivanov, « Grammatika japonskogo razgovornogo
jazyka », Moskva 1930, 150.
(3) A. Cholodovic, « O latinizacii korejskogo pisma », Soveiskoje Jazijkoz-
nanije I, 147 et suiv.
(4) Voir R. J. Firth, op. cil.; en outre les bruyantes géminées sont réalisées
comme des occlusives sourdes non aspirées (avec occlusion longue), c'est-à-dire
qu'elles présentent la même réalisation (à part l'occlusion plus longue) que dans
les groupes « r+bruyante ».
(5) V. N. Cernecov dans Jazijki i pis'mennosV narodov Severa I, 171.
(6) y. K. ètejnic, ibidem, 201 et suiv.
(7) Morris Swadesh, Langiiage XIII, 5.
PRINCIPES DE PHONOI.OGIE 187
durée est même obligatoire), il existe entre la corrélation
d'intensité et la corrélation de gémination une grande
ressemblance^. La différence entre les deux corrélations réside
avant tout en ceci, que les consonnes géminées apparaissent
seulement dans les positions phoniques où dans la langue en
question des groupes de consonnes sont aussi admis, tandis
que les consonnes « lourdes » (c'est-à-dire les termes marqués
de la corrélation d'intensité) n'apparaissent pas seulement
en cette position. Ainsi par ex. en lakke //, mm n'apparaissent
qu'entre voyelles (position où sont admis aussi différents
groupes de consonnes, à savoir « liquide i-consonne »,
« consonne + liquide », « nasale +consonne », « consonne +
nasale »), tandis que les consonnes lourdes p', ^, A:', k-, c",
c', X', X' , S', S' apparaissent non seulement en cette position,
mais aussi à l'initiale (où les groupes de consonnes ne sont
pas admis) 2. Il y a également des cas compliqués où la corré-
lation d'intensité et la corrélation de gémination forment
un faisceau corrélatif difficilement analysable. Un tel cas
existe par ex. en lapon : les groupes de consonnes n'y sont
admis qu'entre voyelles et c'est seulement en cette position
qu'apparaissent les consonnes « longues » qui par suite doivent
être considérées comme des géminées. Mais ces consonnes
longues présentent différents degrés de durée, qui possèdent
une valeur distinctive. Dans le dialecte lapon maritime de
Maattivuono^ les consonnes géminées présentent deux degrés
distinctifs de durée. Mais ces deux degrés de durée existent
aussi dans les groupes de consonnes, et dans le degré de durée
le plus élevé le premier terme du groupe de consonnes est très
long et très fort, l'accent syllabique est montant ; dans le
degré de durée le plus bas, l'accent syllabique est au
contraire égal ou descendant et le premier terme du grou-
pe de consonnes bref et faible. Il est clair que l'opposi-
tion entre le premier terme plus long et le premier terme plus
bref du groupe de consonnes ne peut pas être une opposition
de gémination, mais seulement une opposition d'intensité.
Et comme les rapports d'accentuation et de durée, dans les
(1) Cette ressemblance est encore renforcée souvent par le fait que les
occlusives géminées sont non aspirées, tandis qu'au contraire leurs correspon-
dantes non géminées sont aspirées : comp. par ex. le tamoul, l'artchine, etc.
(2) X. S. Troubetzkoy, Caucasica VIII.
(3) Paavo Ravila. « Das Quantitâtssystem des seelappischen Dialekts von
Maattivuono » (Helsinki 1932) : excellente description non phonologique, mais
phonétique.
188 N. s. TROUBETZKOY
dialectes lapons en question, sont exactement les mêmes pour
les consonnes géminées et pour les groupes de consonnes, les
géminées « plus longues » doivent être considérées comme
«lourdes » et les géminées « plus courtes » comme « légères » :
dans le lapon de Maattivuono le rapport entre nom. sg. boTiu
«arbrisseau» et gén. ace. boiiu correspond exactement au
rapport de nom. sg. luXhi « bourre de cartouche » et de gén.
ace. luniu (les consonnes « lourdes » étant transcrites en lettres
capitales). Il y a d'autres dialectes lapons où l'on distingue
phonologiquement non pas deux, mais trois types de groupes
consonantiques : des groupes où le premier élément est
« lourd », d'autres où c'est le second élément qui est « lourd »,
d'autres encore où les deux éléments sont « légers ». Devant
les groupes du premier type sont seules admises des voyelles
tout à fait brèves, devant ceux du second type on distingue
des voyelles brèves et demi-longues et devant les groupes du
troisième type des demi-longues et des longues. De même dans
ces dialectes lapons on distingue aussi trois types de géminées
qui exercent la même influence sur la quantité des voyelles
précédentes et par conséquent doivent être transcrits Tt,
iT et il; Pp, pP et pp, etc.^. Dans ces cas et dans d'autres
semblables l'intensité d'une consonne géminée ne reste donc
pas immuable : il existe entre le début et la fm de cette
consonne une opposition d'intensité. En lapon ces différences
d'intensité s'accompagnent d'une variation dans la durée
totale des consonnes géminées [Tt est plus long que iT et
celui-ci plus long que ii). Mais cela n'est pas essentiel phono-
logiquement, ni nécessaire. Il semble y avoir des langues où la
différence d'intensité entre le début et la fm d'une consonne
géminée n'exerce pas d'influence sur la durée totale de cette
consonne. Un cas de ce genre paraît exister dans la langue
gweabo du Libéria 2, déjà mentionnée plus haut. On y distingue
trois types de géminées : le premier type se distingue des
deux autres, non seulement par sa durée un peu plus courte,
(1) Cela paraît être le cas dans le dialecte d'Inari. 11 est vrai que le système
phonologique de ce dialecte ne se laisse pas déduire de l'ouvrage de Frans Aimas
(« Phonetik und Lautlehre des Inari-lappischen », Mém. de la Soc. Finno-
Oiigrienne XLII et XLIII) célèbre pour son exactitude phonétique, mais
plutôt des textes réunis et édités par Paavo Ravila (« Reste lappischen Volks-
glaubens » = Mém. de la Soc. Finno-Ougrienne XLVIII).
(2) E. Sapir, « Notes on the Gweabo-Language of Libéria », Language VII
36 et 37, et aussi N. S. Troubetzkoy dans Scrilli in onore di Alfredo Trombelli
(Milano 1936), 169 et suiv.
PRINCIPES DE PHONOLOGIE ' 189
mais avant tout par son articulation « plus légère », c'est-à-dire
moins énergique (E. Sapir désigne ces consonnes par 'b, 'd,
'm, 'n, '«, 'n, 'w, '</), le deuxième type (d'après E. Sapir
'B, 'D, 'G, 'GW, 'GB, 'DJ, 'F,'Z, 'M, 'N, '.Y, 'iV) se distingue
du troisième (d'après E. Sapir "B, "D, "DJ; 'W, "F, etc.)
seulement par la distribution de l'intensité, à laquelle la
voyelle suivante participe également. Il y a donc ici, comme
en lapon, une combinaison de la corrélation de gémination et
de la corrélation d'intensité.
Il n'est donc pas difficile de distinguer la corrélation de
gémination de la corrélation d'intensité. Il est souvent plus
difficile de décider si dans une langue donnée existe la
corrélation de gémination ou ce qu'on appelle la « corrélation
de coupe de syllabe ». Ce problème devra être discuté à sa
place, en liaison avec les particularités prosodiques.
C) Particularités de résonance
Seule appartient en propre aux particularités de résonance
consonantique l'opposition entre consonnes nasales et
« orales ».
Les nasales sont habituellement caractérisées par une
occlusion buccale avec abaissement du voile du palais et se
trouvent par conséquent vis-à-vis des occlusives dans un
rapport d'opposition bilatérale. Dans la plupart des langues
du monde, l'opposition « occlusive-nasale » est non seulement
bilatérale, mais encore proportionnelle, car elle existe au
moins dans deux séries de localisation : la série labiale et
la série apicale [d-n = h-m). Dans le petit nombre de langues
qui ne possèdent aucune bruyante labiale, la nasale dorsale
(ou gutturale) existe en général comme phonème indépendant,
ce qui crée de nouveau une proportion [l-n = A-o). Il en est
ainsi en aléoute (ounangan)^, en houpa^, et en chasta costa^.
Parmi les langues que nous connaissons seul le tlingit présente
un rapport oppositionnel isolé « occlusive-nasale » [d-n), n
étant ici la seule nasale et la classe de localisation labiale
n'existant pas*.
(1) V. Jochel'son, " Unanganskij (aleutskij) jazyk », Jazyki i pis'mennosC
narodov Severa III, 130 et suiv.
(2) Pline Earle Goddard dans Handbook of Americ. Ind. Languages I.
(3) E. Sapir, ibidem II, 9.
(4) John R. Swanton dans Bull, of the Bureau of Americ. Ethnology XL.
190 N. s. TROUBETZKOY
Comme le rapport entre occlusive et nasale est dans toutes
les langues (à très peu d'exceptions près) bilatéral et propor-
tionnel, et qu'il peut être conçu comme privatif, on peut le
considérer comme une corrélation. Cette corrélalion consonan-
tique nasale existe dans (presque) toutes les langues, m.ais
elle n'est que rarement neutralisable. Un cas net de neutrali-
sation en fin de mot est fourni pour cette corrélation par
l'ostiak-samoyède (ou solkoup)^ : en finale l'opposition entre
occlusive et nasale y est phonologiquement non pertinente,
c'est-à-dire qu'un seul et même mot présente en finale tantôt
une occlusive orale sourde, tantôt la nasale correspondante, si
bien qu'en cette position m et p (ou n et /, ou » et k) sont des
variantes facultatives d'un archiphonème, tandis que dans
toutes les autres positions m, n et » d'une part et p, i, I:
d'autre part sont distingués comme étant des phonèmes
particuliers.
En principe chaque série de localisation, à l'exception de
la série laryngale, peut posséder sa nasale propre. Sans doute
la distinction entre la nasale de la série apicale et la nasale
de la série sifflante n'est possible que quand la différence arti-
culatoire entre ces deux séries réside non pas seulement dans
la forme de la langue, mais aussi dans le point de contact sur
le palais, et se trouve fortement marquée. Comme exemple
on pourrait citer le gwéabo où les nasales se répartissent en
cinq séries de localisation (séries labiale, apicale, palatale,
labio-vélaire et sifflante, la nasale « n » correspondant à la
série apicale et la nasale « n » à la série sifflante)^. Mais en
général la série sifflante reste sans nasale propre, à moins
qu'elle ne soit plutôt une série palatalo-sifflante ou sifflante-
palatale. Le nombre des langues où chaque série de
localisation, à l'exception de la série sifflante pure et de la
série laryngale, possède en propre une nasale est assez grand,
et il y a des langues de ce genre aussi bien en Afrique (nouba,
etc.) et en Asie (tamoul, chinois central, coréen, etc.) qu'en
Amérique (esquimau). Mais par contre il y a également dans
toutes les parties du monde des langues où les nasales
n'existent que dans une partie des séries de localisation. En
particulier, il est à remarquer que dans beaucoup de ces
(1) Plu> précisément dan? le dialecte taz de cette langue : B. N. Prokofjev,
" Sel'kupskaja (ost'akosamojedskaja) grammatika « (Leningrad 1935), 5.
22 et suiv.
(2) E. Sapir dans Langiiage VII, 37.
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 191
langues la corrélation de nasalité, à l'intérieur d'une série
de localisation, est incompatible avec la corrélation de
rapprochement, c'est-à-dire que ces deux corrélations s'ex-
cluent réciproquement à l'intérieur de la même série de
localisation. Ainsi par ex. en tchèque et en slovaque où la
corrélation de nasalité existe dans les séries labiales, apicales
et palatales {p-m, i-n, V-n), tandis que la corrélation de
rapprochement apparaît dans la série gutturale et dans les
deux séries sifflantes [k-ch, c-s, c-s) ; le même rapport entre
les deux corrélations se présente encore en Europe dans le
haut-sorabe [p-m, t-n, c-n w k-ch, c-s, c-s) et le croate-cakave,
en Afrique par ex. dans le chichewa {p-m, l-n, k-D, c-n w
c-s, p-JY, en Amérique par ex. dans le tsimshian (dialecte
nass : p-m, l-n w k-x, k-x, k-x, c-s)-, le chinook [p-m, l-n ~ k-x,
k-x, k-x, c-s, c-s, X-/)^, le kwakiutl [p-m, l-n w k-x, k-x, c-s,
ï-i)*, le tonkawa [b-m, d-n ~ g-x, g-x, c-s, à-h)^, etc. ; au
Caucase par ex. en avar [p-m, l-n co k-x, k-x, c-s, l-i)^, en
lakke', etc. Il semble que si une opposition entre momentanées
et duratives existe dans toutes les séries de localisation, elle
est réalisée dans une partie des séries par la corrélation de
rapprochement et dans les autres par la corrélation de
nasalité : en effet les nasales sont des sonantes et par suite des
duratives. Dans quelques-unes de ces langues on peut égale-
ment remarquer cet amalgame particulier de la corrélation
de rapprochement et d'une corrélation de mode de
franchissement du second degré, dont nous avons déjà parlé
ci-dessus (p. 170-171 et suiv.) ; il en est ainsi en tchèque et en
haut-sorabe [p-h-m w k-x-y). En chichewa la corrélation
d'aspiration n'existe que dans les séries qui présentent une
corrélation de nasalité, et manque dans les séries qui
présentent la corrélation de rapprochement. Le même
phénomène se retrouve aussi dans la langue des Indiens du
pueblo de Taos [p-p^-m, t-l^-n oj k-x, k°-x°, c-s)^. Toutes ces
(1) Mark Hama Watkins, «A Grammar of Chichewa» {Language Disser-
ialions, n» XXIV).
(2) Franz Boas dans Handbook of American Indian Languages I, 289.
(3) Franz Boas, ibidem, 565.
(4) Franz Boas, ibidem, 429.
(5) Harry Hoijer, « Tonkawa, an Indian Language of Texas » (tiré à part
de Handbook of American Indian Languages III), 3.
(G) N. S. Troubetzkoy, C.aucasica VIII.
(7) N. S. Troubetzkoy, ibidem.
(8) G. L. Trager dans Le Maître Phonétique, 3« série, n° 56, 59 et suiv.
192 >. s. TROUBETZKOY
remarques ne suffisent pas à établir des lois ou même seule-
ment des types de structure. On doit également renoncer
provisoirement à expliquer les phénomènes mentionnés
ci-dessus.
On peut en tout cas souligner expressément que l'incom-
patibilité réciproque de la corrélation de nasalité et de la
corrélation de rapprochement n'est nullement un phénomène
général, et ne vaut que pour un petit nombre de langues : dans
la plupart d'entre elles les deux corrélations coexistent dans
les mêmes séries de localisation (par ex. k-x-u, f-6-;i), ou
bien dans certaines séries de localisation n'existent ni l'une
ni l'autre de ces corrélations : par ex. en lithuanien où la série
gutturale ne comporte que les deux occlusives k et g sans
nasale ni fricative.
Une nasale n'est pas toujours dans un rapport d'opposition
bilatérale vis-à-vis d'une occlusive orale déterminée. En
houpa. en chasta-costa et en aléoute^ m est le seul phonème
labial. Il y a des langues ayant une nasale palatale et n'ayant
pas d'occlusive palatale : par ex. le slovène, le français, etc.
En Slovène (notamment dans la langue écrite) la nasale pala-
tale ^ nj » pourrait se trouver dans un rapport d'opposition
bilatérale et proportionnelle vis-à-vis du / palatal « // »
(aï; l = n: l, peut-être aussi = m: v). Mais en français la
situation est autre : la nasale palatale (écrite gn) pourrait se
trouver dans un rapport d'opposition bilatérale seulement
vis-à-vis de / (écrit i, y, hi, ill) et l'opposition fi-j semble être
isolée dans le système phonologique français (dans la mesure
où l'on ne veut pas la relier à l'opposition m-v)^. En tout cas
des faits de ce genre prouvent que les nasales peuvent former
des corrélations non seulement avec les occlusives, mais
aussi avec les sonantes orales.
Dans les langues où existent seulement deux nasales
(habituellement m et n), celles-ci sont entre elles dans un
rapport d'opposition bilatérale, dont le parallélisme vis-à-vis
de h-d, p-î n'est pas très significatif à cause précisément de
son caractère bilatéral : en effet tandis que m et n sont les
seules nasales, p et f ne sont pas les seules ténues, ni b et d
(1) V. Jocherson, l. c.
(2) La chose n'est pas tout à fait claire. En tout cas l'opposition n-fi est
très nettement marquée en français et reçoit une charge fonctionnelle beaucoup
plus forte que l'opposition entre n et n'importe quelle consonne non nasale i
voir Gougenheim, c Éléments de phonologie française », 1935, 44 et suiv.
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 193
les seules moyennes, etc. Le lien existant entre la paire de
phonèmes m-n et la paire p-t (ou b-d, etc.) se trouve de ce
fait relâché et le rapport m-n présente souvent une tendance
à avoir la valeur d'un rapport privatif — m représentant le
terme marqué de l'opposition et n le terme non marqué.
La neutralisation de l'opposition m-n en finale (l'archipho-
nème étant représenté par n) est un phénomène qui apparaît
dans beaucoup de langues, par ex. en grec ancien, en croate
cakave, en italien, en finnois, en avar^, en lakke^, en
japonais, etc. Dans les mêmes langues la même neutralisation
de l'opposition m-n intervient aussi à l'intérieur du mot devant
consonne, le représentant de l'archiphonème étant alors
conditionné extérieurement, c'est-à-dire qu'il se conforme à
la série de localisation de la consonne suivante. Il en résulte
dans quelques langues, en certaines positions, un phonème
nasal de localisation indéterminée, donc un phonème qui du
point de vue phonologique est caractérisé exclusivement par
son degré minimum d'obstacle.
Ces consonnes nasales sans particularités de localisation
apparaissent aussi (comme résultats d'une neutralisation
d'opposition en finale ou devant consonne) dans les langues
qui, en d'autres positions, distinguent non seulement m et
n mais aussi d'autres nasales et dans lesquelles par suite les
difi'érentes nasales se trouvent entre elles dans des rapports
d'oppositions multilatérales : il en est ainsi par ex. en tamoul
où devant voyelle cinq nasales sont distinguées les unes des
autres (m, n, n, », ri), tandis que devant les bruyantes ces
oppositions n'existent pas, car la nasale se règle toujours sur
la localisation de la bruyante : mb, nd, nd, log, n3. De même
dans quelques dialectes de la Chine centrale quatre nasales
sont distinguées phonologiquement les unes des autres (m,
n, o, n), mais ces oppositions sont neutralisées en finale et
le phonème nasal qui se présente en cette position est réalisé
après voyelle antérieure comme n et après voyelle postérieure
comme o. Il s'agit donc dans tous ces cas de la neutralisation
des oppositions entre toutes les nasales et c'est seulement par
là que la neutralisation est possible, autrement dit c'est
(1) P. K. Usiar, «Etnografija Kavkaza. C. I, Jazykoznanije.Vyp. 3, Avarskij
jazyk » (Triflis 1889), 9.
(2) Ibidem I, vyp. 4, « Lakskij jazyk . (Tiflis 1890), 7. Uslar ajoute que le n
final est prononcé m (levant b et remarque : « Du reste c'est peut-être seulement
une illusion acoustique, car les indigènes ne sont pas eux-mêmes sûrs de la
prononciation » — ce qui est un trait caractéristique de la neutralisation d'une
opposition distinctive.
194 >. s. TROUBETZKOY
seulement à cause de cela qu'un archiphonèrae résulte de
cette neutralisation, archiphonème qui peut être distingué de
tous les autres phonèmes figurant en cette position par des
particularités phonologiques spécifiques.
Comme il a déjà été dit, les particularités spécifiques de la
« nasale indéterminée » (ou de l'archiphonème nasal) sont sa
résonance nasale et ses propriétés de sonante (c'est-à-dire
le degré minimum d'obstacle). Par là cet archiphonème se
rapproche des voyelles nasalisées. Et de fait il existe souvent
entre la « nasale indéterminée » et les \'oyelles nasalisées un
rapport étroit. Souvent les voyelles nasalisées ne sont pas
des phonèmes indépendants, mais seulement des variantes
combinatoires du groupe <^ voyelle— nasale indéterminée» :
c'est par ex. le cas dans la grande majorité des dialectes
polonais, où la nasale indéterminée (avec réalisation condi-
tionnée extérieurement) n'apparaît que devant les occlusives,
tandis que les voyelles nasales n'apparaissent par contre que
devant les fricatives. D'autre part, dans la langue écrite
polonaise (de même qu'en portugais) où les voyelles
nasalisées apparaissent non seulement devant les fricatives,
mais aussi en finale, ces voyelles («ç», «^», c'est-à-dire è,
ô) paraissent être des phonèmes indépendants, dont les groupes
« e, o-j- nasale (homorgane) indéterminée » peuvent être consi-
dérés comme des variantes combinatoires devant les
occlusives. Là où les nasales faisant syllabe se règlent dans
leur réalisation d'après les particularités de localisation de
la consonne suivante (comme c'est le cas dans de nombreuses
langues africaines et dans quelques langues américaines),
on peut parler aussi bien d'une nasale indéterminée faisant
syllabe que d'une voyelle nasalisée indéterminée.
Les nasales sont toujours des sonantes, c'est-à-dire des
consonnes ayant un degré minimum d'obstacle, même si dans
leur articulation l'espace buccal est tout à fait fermé :
l'écoulement de l'air par le nez, rendu possible par l'abaisse-
ment du voile du palais « dévalorise » pour ainsi dire
l'occlusion buccale. Mais il y a des langues où les nasales
avec occlusion buccale complète se distinguent phonolo-
giquement des nasales avec occlusion buccale incomplète.
Comme on le sait, c'est ce qui est admis pour l'ancien irlan-
dais où m, n avec occlusion complète se distinguent de m, n
« adoucis » à occlusion incomplète^. En tout cas ces langues
(1) Dans les descriptions de langues vivantes que nous connaissons des cas
de ce genre ne se sont pas présentés. En yorouba (Nigeria méridionale), les y
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 195
sont rares. Mais dans certaines autres langues la véritable
corrélation nasale se distingue de la corrélation de senii-
nasalité ou corrélation de nasalisation consonantique. Dans ces
langues, aux occlusives normales s'opposent d'une part des
nasales normales et d'autre part des occlusives à implosion
nasalisée et à explosion non nasalisée. Ces occlusives semi-
nasalisées produisent l'impression acoustique de groupes
formés d'une nasale très brève et d'une occlusive ; elles ne
peuvent exister en tant que phonèmes particuliers que si
dans la langue donnée elles se distinguent phonologiquement
d'une part des occlusives habituelles (non nasalisées] et
d'autre part des groupes « nasale +occlusive ». Un cas de ce
genre se présente par ex. dans la langue peul (foulfoulde)
où des semi-nasalisées 6, d, g, ] s'opposent en tant que
phonèmes indépendants aux non nasalisées 6, d, g, j, aux
véritables nasales m, n. d et n et aux groupes à premier
élément nasal mb, nd, log, nj^. Tandis que les véritables
nasales sont des sonantes et par suite des duratives, les semi-
nasalisées peuvent être considérées comme des momentanées.
Le rapport b : m peut être comparé au rapport « momentanée-
durative » et dans une langue où un tel rapport existe, m, n,
©, n doivent être appelés des « duratives nasales » et b, d, g, J
des « momentanées nasales ». L'explosion non nasale de ces
momentanées nuit aussi peu à leur caractère phonologique
de nasales que le dénouement fricatif des affriqu-ées à leur
caractère d'occlusives. En chichevva existent non seulement
et IV nasalisés paraissent n'être que des variantes (facultatives ?) de la nasale
palatale et de la nasale labio-vélaire : voir D. Westermann et Ida C. Ward,
t Practical Phonetics for Students of African Languages », London 1933, 168
et suiv. Dans certains dialectes Slovènes il existe un / nasalisé (provenant de la
palatale vieux-slave n, slovène écrit nj) comme phonème autonome (A. Isacenko,
« Les papiers Slovènes du Podjunje en Carinthie », Revue des Éludes Slaves XV,
1935, 57), mais à côté de ce ], les dialectes en question ne contiennent aucune
nasale palatale à occlusion buccale complète, vis-à-vis de laquelle / se trouverait
dans un rapport d'opposition bilatérale.
(1) D. Westermann, « Handbuch der Ful-Sprache « (Berlin 1909), 197 ;
Henri Gaden, «Le Poular, dialecte peul du Fouta Sénégalais» (= Colleclion
de la Revue du Monde Musulman, t. I, Paris 1913), 2. — Il est intéressant qu'à
la jointure de morphèmes la rencontre d'un m avec un b ne produise ni un b,
ni un groupe mb, mais une géminée bb (H. Gaden, op. cil., 8, 9, 15, I) ; par
contre la réunion des phonèmes /, d, l, b avec b, d, g, ] produit les groupes
mb, nd, J9g, nj (ibidem. 8, § 15, G). Après les nasales l'opposition b, d, "g, J — b,
d, g, j est neutralisée (représentants de l'archiphonème b, d, g, /). D'autre part
l'opposition m, n, n, n — b, d, g, "J est neutralisée devant b, d, g, j (représentants
de l'archiphonème : m, n, n, ).
196 N. s. TROUBETZKOY
des semi-nasales sonores 6, d, y, 3^ 2^ mais aussi des sourdes
P, L 4? p5 £ ^^ d^^ fricatives semi-nasales y, /, z, s, de sorte que
tous les degrés d'obstacle apparaissent sous une forme nasale
et sous une forme non nasale. Dans quelques autres langues
africaines des rapports de ce genre sont à supposer également^
mais dans la mesure où aux consonnes semi-nasales ne
s'opposent pas phonologiquement des groupes correspondants
formés d'une nasale normale et d'une consonne non nasalisée^
il ne peut pas être question d'une corrélation de nasalité
consonantique. ,
La corrélation nasale ou de nasalité paraît être la seule
corrélation de résonance consonantique. Dans les descriptions
de langues ayant diverses « corrélations d'obscurcissement »
vocalique, il est souvent affirmé que les différences dans la
qualité de la voix existent non seulement dans les voyelles^
mais aussi dans les consonnes. Toutefois dans la mesure où
l'on peut tirer une conclusion de ces descriptions il paraît
seulement s'agir de variantes combinatoires des phonèmes
consonantiques au voisinage des « voyelles troubles »
correspondantes.
5. Les caractéristiques prosodigues
A) Les centres de syllabe
Dans la majeure partie des langues du monde, les particu-
larités prosodiques distinctives n'existent que dans les
voyelles. Aussi pourrait-on être tenté de ranger ces particu-
larités parmi celles des voyelles et d'en traiter en même temps
que des degrés d'aperture et des classes de localisation. De
fait l'auteur de ces lignes avait suivi cette voie dans un article
précédent^. Mais cela reposait sur une erreur : les particularités
prosodiques n'appartiennent pas aux voyelles en tant que
telles, mais aux syllabes. Une partie des phonèmes dont se
compose la syllabe peut être prosodiquement sans importance.
Ordinairement ces phonèmes sont des consonnes, mais ce
peuvent être aussi des voyelles, qui dans ce cas ne forment
pas syllabe. D'autre part, il se présente dans certaines langues
des syllabes qui ne contiennent aucun phonème vocalique de
(1) TCLP, I, 50 et suiv.
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 197
sorte que la partie prosodiquement importante est occupée
par un phonème consonantique : dans ce cas on parle de
consonnes « faisant syllabe », Enfin certaines particularités
prosodiques déterminées peuvent appartenir à tout un groupe
de phonèmes, de valeur polyphonématique (soit «voyelles-
voyelle», soit « voyelle +consonne »). C'est pourquoi les
particularités prosodiques ne peuvent être traitées comme
particularités des voyelles (au même titre que les degrés
d'aperture ou les classes de localisation), mais comme parti-
cularités d'une partie déterminée de la syllabe, de sorte que
cette partie de la syllabe doit être définie différemment dans
les diverses langues^.
Toute partie de la syllabe qui selon les règles de la langue
en question est détentrice de particularités prosodiques
distinctives sera appelée « centre de syllabe ». Suivant la
langue un centre de syllabe peut être : a) une voyelle, b) un
groupe polyphonématique de voyelles, c) une consonne, d) un
groupe polyphonématique « voyelle +consonne ». // n'y a
aucune langue dans laquelle les voyelles ne fonclionneraieni pas
comme cenlre de syllabe. Dans la plupart des langues du monde
les voyelles sont les seuls centres de syllabe possibles. Dans des
langues comme le grec ancien, outre les voyelles, des groupes
polyphonématiques de voyelles (grec ancien at., ot, si, au, ou,
eu, ut) peuvent aussi se présenter comme centres de
syllabe ; en serbo-croate c'est le cas des voyelles et de la
liquide r ; dans beaucoup de langues africaines (par ex. en
lamba, en éfik, en ibo) des voyelles et de la « nasale homor-
gane » ; en zoulou des voyelles et de la nasale m (sauf devant
labiale) ; dans les dialectes hanak du tchèque, des voyelles
et des liquides r, /. Les voyelles, certains groupes polyphoné-
matiques de voyelles et les liquides /, r se présentent comme
centres de syllabe en slovaque (et moins nettement en
tchèque). Les groupes « voyelle + sonante » semblent n'appa-
raître comme centres de syllabe que dans les langues où des
groupes polyphonématiques de voyelles se présentent avec
la même fonction, par ex. en danois, en lithuanien, en letton,
en siamois. Les quatre types possibles de centres de syllabe
(voyelles, consonnes, groupes polyphonématiques de voyelles
et groupes « voyelle +nasale ») apparaissent tous dans certains
dialectes chinois, par ex. dans celui de Péking.
(1) Voira ce sujet N. S. Troubetzkoy, « Anleitung zu phonologischen Besch-
reibungen » (Brno 1935), 21 et suiv.
198 N. s. TROTBETZROY
Il faut remarquer que parmi les consonnes seules celles
qu'on appelle sonantes, c'est-à-dire les nasales et les liquides,
entrent en ligne de compte comme centres de syllabe indé-
pendants ou comme termes d'un groupe « voyelle— consonne»
servant de centre de syllabe. La question de savoir si une
consonne faisant syllabe au point de vue phonétique doit
être considérée comme centre de syllabe monophonématique
dépend principalement du fait de savoir s'il existe dans la
langue en question une voyelle indéterminée dont la réalisation
puisse être sentie comme l'élément vocalique lié presque
inévitablement à la consonne faisant syllabe. Nous avons déjà
indiqué plus haut que c'est sur cela que repose la différence
entre le ^ r » considéré comme monophonématique dans
le serbo-croate srce et le (t âr » considéré comme polyphoné-
matique dans bulgare sàrce « cœur ». Les langues qui
emploient les consonnes faisant syllabe comme centres de
syllabe monophonématiques ne possèdent dans leur système
phonologique aucune voyelle indéterminée. Cette règle
s'applique à toutes les langues énumérées ci-dessus et nous
ne lui connaissons pas d'exceptions.
Tandis que, dans le dialecte chinois de Péking. le centre de syllabe de mots
comme l* « deux • est sûrement une liquide (qu'on peut avec Henri Frei* consi-
dérer comme l), le centre de syllabe de mots comme s* « quatre », s* «pierre »,
z* «jouri, s* 0 dix » fait difficulté. Phonétiquement il y a dans une pronon-
ciation particulièrement soignée une sorte de voyelle ayant un degré d'aperture
très petit et un point d'articulation beaucoup plus en avant que celui de i
par exemple, de sorte que dans son émission on entend un bruit fricatif semblable
à un bourdonnement. Comme variante facultative apparaît à sa place un z
ou un z faisant syllabe : assez souvent (notamment en finale atone) il n'a en
somme pas de réalisation. A Péking ce phonème apparaît exclusivement après
sifflantes : c, c^, s. c, c^, s et f. On le transcrit d'habitude par l : Henri Frei
l'appelle < voyelle zéro » (128) et Ton pourrait être tenté de poser dans un mot
comme si « quatre .■< un s faisant syllabe. Mais comme à Péking la rencontre
d'une sifflante et d'un i normal ne se présente pas, on pourrait plutôt considérer l
comme une variante combinatoire de / après sifflante. Dans d'autres dialectes
chinois cette voyelle « bourdonnante » gingivale n'apparaît pas seulement
après sifflantes ; quelques dialectes, par ex. celui de Hsiang-Hsiang, province
du Honang, distinguent même deux voyelles de ce genre : l'une antérieure,
l'autre postérieure. Mais sa réalisation dépend toujours de la consonne précé-
(n Dans t Bullelin de la Maison Franco-Japonaise^ VIII (1936), n" 1,
126 et suiv. Des cas comme chinois de Péking /* = deux " s'opposent nette-
ment au point de vue mentionné ci-dessus de L. Hjelmslev (vers lequel B. Trnka,
TCLP VI, 62, paraît pencher, d'après lequel un mot monophonématique ne
peut consister qu'en une voyelle : à la différence d'allemand s.', français rrr!,
russe s!, d, chinois Z* n'est pas une interjection, mais un nom de nombre tout
à fait normal.
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 199
dente et elle peut dans ces dialectes être considérée comme « voyelle indéter-
minée ». Il est significatif que des parlers de ce genre ne paraissent pas connaître
les liquides faisant syllabe.
Un seul et même phonème peut, dans une langue donnée,
apparaître tantôt comme centre de syllabe, tantôt comme ne
faisant pas syllabe. La plupart du temps ces deux fonctions
sont conditionnées par le contexte. En tchèque par ex. / et r
forment syllabe s'ils se trouvent après une consonne et si
aucune voyelle ne les suit. Dans toutes les autres positions ils
ne font pas syllabe. Mais il y a des langues où le fait de
« former syllabe » est une particularité distinctive, c'est-à-dire
où il n'est pas complètement conditionné par l'entourage
phonique. Telle est par ex. la langue écrite serbo-croate, où
r et i entre une consonne et une voyelle font syllabe dans
une partie des mots et ne la font pas dans d'autres mots : par
ex. groce (3 syllabes) « petit gosier » — groza (2 syllabes)
«frisson d'horreur»; piem (écrit pijem) «je bois» — pièna
(écrit pjena) « écume ». Le même fait peut être observé aussi
entre voyelle et consonne. Mais ici tout dépend de savoir
si entre la voyelle et r existe une limite morphologique :
zardali « se rouiller » — varnica « étincelle », zaimaii « prendre à
crédit » — zàjmiii « prêter ». En vieux-tchèque r, / entre deux
consonnes faisaient syllabe dans quelques mots et ne la
faisaient pas dans d'autres : en vers des mots comme mrtuy
« mort », plny « plein » sont traités comme dissyllabes, et des
mots comme hrvi « au sang », slza « larme » comme mono-
syllabes. Dans des cas de ce genre on peut parler d'une
corrélation de syllabisation particulière. Toutefois ces cas sont
extrêmement rares et la plupart du temps le fait pour un
phonème de faire ou de ne pas faire syllabe est automatique-
ment réglé par l'entourage phonique.
Là où le fait pour un phonème de faire ou de ne pas faire
syllabe est conditionné extérieurement, il en résulte diverses
circonstances spéciales. En allemand écrit i n'apparaît pas
devant voyelles, / par contre se présente exclusivement devant
voyelles. Par conséquent i et / ne sont pas ici deux phonèmes
différents, mais seulement deux variantes combinatoires d'im
même phonème ^ Certes il y a aussi bien un / bref qu'un i long,
(1) Mais cela ne vaut que pour la langue écrite dans sa prononciation
scénique. Dans les dialectes et dans une prononciation de la langue écrite
teintée de dialectisme, i et / sont des phonèmes différents. Il en est ainsi par
ex. dans les dialectes où ù est devenu i et où par suite le groupe // est admis :
200 N. s. TROUBETZKOY
et même cette opposition est distinctive {Mitte « moitié » —
Miete « loyer », ivirr « embrouillé « — wir « nous », Biss
« déchirement » — Ries « rame de (papier) », etc.) — tandis
que / est toujours bref. Par conséquent l'opposition de
quantité est neutralisée pour i devant voyelle. La même chose
a lieu aussi dans d'autres langues où le fait pour certains
phonèmes de faire syllabe est réglé extérieurement : ces
phonèmes possèdent des particularités prosodiques seulement
dans les positions où ils apparaissent comme centres de
syllabe. Un cas compliqué existe en bulgare : entre deux
voyelles il ne peut pas y avoir un i faisant syllabe, mais
seulement un /; après consonne / n'apparaît pas, mais seule-
ment I, qui peut être soit accentué, soit inaccentué : par ex.
zîvolo « le vivant » — zivàiài « la vie », nie « nous » — cèrniial
«le noir», vàrvi «cela va» — kràvi «vaches»; à l'initiale
devant voyelle on n'admet que / à l'exclusion de i, tandis que
devant consonne ce n'est pas / qui est admis, mais seulement
i. qui peut être soit accentué, soit inaccentué : par ex. imam
«j'ai» — imàne «bien, avoir». Mais après une voyelle en
finale ou entre une voyelle et une consonne, il peut y avoir
soit un /', soit un i accentué, le / inaccentué étant exclu en
cette position : par ex. moj « mon » — moi « mes », dvôjka
«paire» — dvoica «nombre deux». En cette position
phonique l'opposition d'accentuation est donc remplacée
par l'opposition de syllabisation. Par conséquent i et /
bulgares doivent être considérés comme deux phonèmes qui
se trouvent l'un vis-à-vis de l'autre dans un rapport d'opposi-
tion neutralisable^.
jinar = jûnger, jidis = jûdisch ; ou en allemand du nord où / n'est qu'une
variante combinatoire de la spirante y (devant les voyelles antérieures ou après
les voyelles non postérieures).
(1) Dans les langues où les centres de syllabe sont des phonèmes vocaliques
de valeur exclusivement monophonématique, l'opposition entre voyelle et
consonne peut être définie de la façon suivante : les voyelles sont des phonèmes
qui peuvent fonctionner comme centres de syllabe, les consonnes sont au
contraire des phonèmes qui n'apparaissent pas comme centres de syllabe. On
pourrait tenter d'aller encore plus loin dans cette direction : comme il n'y a
aucune langue où les voyelles n'apparaissent pas comme centres de syllabe, on
pourrait définir les voyelles comme des phonèmes qui, soit dans leur variante
fondamentale, soit comme terme marqué d'une corrélation de syllabisation,
fonctionnent comme centres de syllabe — • et les consonnes comme des
phonèmes qui dans leur variante fondamentale ou comme termes non marqués
de la corrélation de syllabisation ne forment pas syllabe. Cette définition est
défendue par R. Jakobson. Mais on peut y objecter plusieurs choses : d'abord
la variante fondamentale ne se laisse pas toujours déterminer objectivement ;
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 201
B) Syllabe et more
Inierpréiation phonologique de la quanlilé
De la revue des centres de syllabe possibles que nous venons
de passer, il résulte que ceux-ci peuvent être monophoné-
matiques ou polyphonématiques. Il y a des langues qui ne
possèdent que des centres de syllabe monophonématiques et
d'autres qui, à côté des centres de syllabe monophonématiques,
en présentent aussi qui sont polyphonématiques. Mais on
peut se demander si les centres de syllabe dits « longs » ne
doivent pas être considérés comme redoublés ou géminés.
Une réponse unique ne peut être donnée pour toutes les
langues : le problème doit plutôt être examiné séparément
dans chacune d'elles. On peut bien entendu poser certains
types 1.
a) Doivent être considérés comme sûrement polyphoné-
matiques (c'est-à-dire comme centres de syllabe redoublés,
géminés) les centres de syllabe longs dans les langues où entre
le début et la fin de tels centres de syllabe peut se placer une
limite morphologique. Par ex. en finnois le « partitif » a la
terminaison a ou a : talo «cour » — taloa; dans les mots qui
finissent en a, a, au lieu de cela, la voyelle finale est allongée :
Icukka « fleur « — kukkaa^ leipà « pain » — leipâd. La termi-
naison d'illatif est généralement n avec allongement de
la voyelle qui termine le thème : ialo « cour » — taloon « vers
la cour », kylà « village » — kyldàn « vers le village ». En
lakke (Caucase oriental) mayi « toit » fait au pluriel mayiiiy
ensuite on ne peut en somme parler de centres de syllabe que dans les langues
où existent des particularités prosodiques distinctives. Dans des langues comme
le géorgien ou l'arménien où n'existe absolument aucune particularité prosodi-
que, la « syllabe » n'est pas un concept phonologique, mais phonétique, qui ne
peut être défini qu'avec le secours du concept de « voyelle » — alors que la
définition de la voyelle ne peut aucunement être prise pour base. C'est pourquoi
la définition donnée ci-dessus (p. 97-98) de l'opposition entre «voyelle» et «con-
sonne » devra être maintenue. Note du traducleur : comp. A. Martinet, BSL
XLII (1942-45), fasc. 2, p. 29.
(1) Voir à ce sujet N. S. Troubelzkoy, « Die phonologischen Grundlagen der
sogenannten Quantitàt in den verschiedenen Sprachen « dans Scritti in onore
di Alfredo TrombeUi (Milano 1936), 155 et suiv. ; du même auteur » Die Quan-
titàt als phonologisches Problem » [Actes du IV^ Congrès international de Lin-
guistes, Copenhague, 1938, pp. 117-122) ; comp. également R. Jakobson,
« Uber die Bescliaffenheit der prosodischen Gegensâtze », Mélanges offerts à-
J. van Ginneken (Paris 1937), 25 et suiv.
202 N. s. TROLBETZKOY
mais zunîtu «montagne » fait au pluriel zuniû ; du verbe iian
« laisser » on forme un parfait avec objet de 1^^ et de 3^ classe
iuira, de qaqan « sécher » qauqra, mais de uian « placer »
iitra, etc. Dans tous les cas de ce genre, les voyelles longues
doivent être considérées comme la somme de deux voyelles
brèves semblables et cette valeur peut ensuite être étendue
également à toutes les voyelles longues de la même langue.
ù) Cette même valeur des centres de syllabe longs, à savoir
celle de « groupe monosyllabique de deux centres de syllabe
semblables » existe aussi dans les langues où les centres de
syllabe longs reçoivent, dans le fonctionnement du système,
le même traitement que des diphtongues polyphonématiques.
Dans certains dialectes de la Slovaquie centrale et dans la
langue écrite slovaque existe ce qu'on appelle la « loi
rythmique » en vertu de laquelle les centres de syllabe longs
sont abrégés immédiatement après une syllabe longue. Cet
abrègement n'a pas lieu seulement après les syllabes à voyelle
longue ou à liquide longue, mais aussi après les syllabes à
diphtongues te, uo (écrit o), ia, iii. Ces diphtongues de leur
côté, après une syllabe à centre de syllabe long (ou à
diphtongue) sont remplacées par des voyelles brèves mono-
phtongues^. Ainsi les voyelles longues et les diphtongues
polyphonématiques ie, uo, ia, iu sont dans ce cas traitées d'une
façon tout à fait semblable ; il s'en suit que les centres de
syllabe longs possèdent la valeur de groupes monosyllabiques
de deux voyelles semblables.
c) Cette même valeur des centres de syllabe longs existe
aussi dans les langues où, pour la délimitation du mot (voir
plus loin), les longues sont traitées suivant la formule «une
longue = deux brèves ». Comme exemple bien connu on peut
citer le latin de l'époque classique : l'accent délimitant le
mot ne peut frapper sa dernière syllabe, mais se place toujours
sur l'avant-dernière « more » avant la dernière syllabe,
c'est-à-dire soit sur l'avant-dernière syllabe (ou pénultième)
si celle-ci est longue, soit sur l'antépénultième, si la pénul-
(1) Par contre les diphtongues d'aperture décroissante sont en slovaque trai-
tées autrement : seule la première voyelle a chez elles valeur de centre de syllabe
et n'est soumise à l'action de la loi r^i^hmique que si elle est longue. Les diphton-
gues décroissantes à 1^« voyelle brève (par ex., ay, au) sont considérées comme
des groupes « voyelle brève + consonne » et n'occasionnent par conséquent aucun
abrègement de la voyelle longue de la syllabe suivante. \'oir R. Jakobson,
«Z fonologie spisovné slovenstiny », Slovenskà miscellanea (Bratislava 1931),
156 et suiv.
PRINCIPES DE PHOjNOLOGIE 203
tième est brève. En outre une syllabe terminée par une con-
sonne est considérée comme longue. Une voyelle longue vaut
donc deux voyelles brèves ou «une voyelle brève +une
consonne ».
Des règles semblables existent aussi en moyen indien, sans cependant qu'il
y ait restriction aux dernières syllabes du mot : la dernière syllabe est toujours
atone et l'accent repose sur la syllabe longue la plus proche de la fin du mot, étant
considérées comme longues non seulement les syllabes dont le centre de syllabe
est long, mais encore celles qui contiennent un groupe «voyelle brève+con-
sonne ». En arabe vulgaire l'accent ne repose sur la dernière syllabe que si
elle se termine par une voyelle longue + consonne ou par une voyelle brève +
deux consonnes, d'où il résulte que les voyelles longues ont la valeur prosodique
d'un groupe «voyelle brève + consonne »^. — • En polabe l'accent repose sur la
syllabe qui contient l'avant-dernière more du mot, c'est-à-dire soit sur la
dernière syllabe du mot si elle est longue, soit sur l'avant-dernière syllabe si la
dernière est brève ; en outre sont seules comptées comme longues les syllabes
qui renferment un centre de syllabe long ou une diphtongue biphonématique
ou, au, ai, ai^. — En païoute méridional (groupe shoshon de la famille outo-
aztèque) le ton principal repose sur la deuxième more du mot (si cette more
n'appartient pas à la syllabe finale) et un ton secondaire sur toutes les mores
paires du mot (c'est-à-dire sur les mores quatrième, sixième, etc.), de sorte que
les voyelles longues et les diphtongues comptent comme centres de syllabe à
4eux mores et les voyelles brèves comme centres de syllabe à une more*. —
En tubatoulabal (famille outo-aztèque) le ton principal repose sur la dernière
more du mot et un ton secondaire sur les mores seconde, quatrième, etc., à
partir de la fin de mot, selon un rythme ïambique*. Dans le dialecte nord-est
du maïdou (groupe californien de la famille pénoutia) le ton principal paraît
toujours reposer sur la deuxième more du mot, et en outre les syllabes avec
voyelle longue ou diphtongue et les syllabes fermées à voyelle brève comptent
pour deux mores, tandis que les syllabes ouvertes à voyelle brève comptent
pour une more*. Dans tous ces cas un centre de syllabe long égale deux centres
de syllabe brefs.
(1) H. \V. T. Gairdner, « The Phonetics of Arabie », The American Universiiy
of Cairo Oriental Sludies, 1925, 71.
(2) N. S. Troubetzkoy, « Polabische Studien », Sitzungsber. Akad. Wien
CCXI, 126 et suiv.
(3) Edward Sapir, « Southern Paiute, a Shoshonean Language », Proceedings
of Ihe American Academy of Arts and Sciences, 65, no^ 1-3^ 37 et suiv.
(4) Charles F. Voegelin, « Tûbatulabal Grammar », Univ. of California
Publ. in Amer. Archeol. and Elhnol., 34, n» 2, 75 et suiv. En outre dans les
syllabes longues seule la première more peut être accentuée. D'après la loi
du rythme ïambique, si un ton secondaire tombe sur la deuxième more d'une
voyelle longue, il est transporté sur la première more de cette voyelle — mais
alors les accents secondaires qui suivent sont eux aussi déplacés d'une more.
(5) Cela peut être déduit des matériaux publiés par Roland B. Dixon dans
Handbook of American Indian Languages I, 683 et suiv. (les rares exceptions
à la règle se laissent expliquer sans difficulté). A ce qu'il semble les accents
secondaires sont répartis en maïdou selon le même principe qu'en païoute :
là où R. B. Dixon marque dans un mot deux accents, le second tombe toujours
sur une more paire (par ex. kûlû'nanamaâ't « sur le soir », basa'kômoscû'mdi
204 N. s. TROUBETZKOY
d) La division en deux termes des centres de syllabe longs
est encore nettement reconnaissable dans les langues qui
distinguent phonologiquement deux sortes d'accent dans
ces centres de syllabe longs. En outre la nature phonétique
de ces accents n'est pas essentielle. Ce qui est bien plutôt
essentiel, c'est que le début et la fm du centre de syllabe
long sont traités différemment au point de vue prosodique,
de sorte que cette dilïérence de traitement possède une valeur
distinctive : peu importe qu'il s'agisse de la mise en relief
musicale ou expiratoire (ou au contraire de la non-mise en
relief) du début par une sorte d'accent et de la fm par une autre
sorte d'accent. A ce type appartiennent par ex. le lithuanien,
le Slovène, etc. Très souvent dans des 'langues de ce genre
ces deux mêmes espèces d'accent apparaissent aussi dans les
centres de syllabe polyphonématiques (diphtongues, groupes
de voyelles et de sonantes), de sorte que les centres de syllabe
longs sont expressément identifiés avec les groupes de deux
phonèmes, par ex. en lithuanien, en siamois, en japonais, etc.
Sans aucun doute une telle assimilation entre les centres de
syllabe longs et ceux qui sont diphonématiques n'a pas
toujours nécessairement lieu. Dans le chinois du nord on
distingue des syllabes brèves et des syllabes longues : les
brèves sont soit aiguës, soit graves ; les longues ont leur
dernière partie soit aiguë, soit grave. Mais en outre les
monophtongues et les diphtongues sont traitées pareillement,
non seulement dans les syllabes longues, mais aussi dans les
syllabes brèves. Si l'on considère les syllabes longues du
chinois septentrional comme valant deux mores et les brèves
une more, on doit accorder que dans ce système phonologique,
il y a aussi des diphtongues polyphonématiques valant une
naore. Il existe donc ici un certain désaccord entre la structure
prosodique et la structure phonématique de la syllabe^. En
« au bout du bâton », etc.). Dans quelques cas, R. B. Dixon n'a entendu que
ce ton secondaire (comp. des graphies comme ûnVdi, âkâ'nas, âlsoia, ââ'nkano,
sâmô'eslodi, etc.). On remarquera incidemment que le dialecte nord-est du
maïdou est géographiquement limitrophe du païoute.
(1) Dans de nombreux dialectes du nord de la Chine, le ton «bref grave »
est en outre réalisé en descendant, le ton « bref aigu » est par contre réalisé en
montant. De la même manière le ton « long à dernière partie aiguë » est à deux
sommets (c'est-à-dire descendant puis montant), tandis que le ton « long à
dernière partie grave » est au contraire montant puis descendant, de sorte que
les syllabes longues doivent être assimilées du point de vue prosodique à un
groupe de deux syllabes brèves. Comp. E. D. Polivanov i Popov-Tativa,
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 205
ce qui concerne le birman où se rencontrent de même des
diphtongues dans des syllabes \ alant une more, la situation
n'est pas tout à fait claire, car le caractère polyphonématique
des diphtongues ne peut être démontré.
e) Ce qui vient d'être dit sur les langues dont les centres
de syllabe longs possèdent deux sortes d'accentuation peut
être également répété à propos des langues où les centres de
syllabe longs présentent ce qu'on appelle le « coup de glotte »
{danois siôd). Que ce coup de glotte consiste en une fermeture
complète de la glotte ou en un fort rétrécissement de celle-ci,
cela n'est pas essentiel. Ce qui est important, c'est que par
cette articulation le centre de syllabe long est séparé en deux
parties^. Le fait que dans les langues en question les centres
de syllabe longs se divisent en deux groupes : l'un ayant une
interruption entre le début et la fin, et l'autre n'ayant pas
d'interruption de cette sorte, tandis que cette opposition n'a
pas lieu dans les centres de syllabe brefs, ce fait montre claire-
ment que l'existence dans ces langues d'un début et d'une
fin comme deux moments distincts est quelque chose
d'essentiel, mais seulement pour les centres de syllabe longs.
Dans les langues qui connaissent l'opposition « avec coup de
glotte-sans coup de glotte » pour les centres de syllabe longs,
la même opposition apparaît aussi pour les diphtongues et
pour les groupes « voyelle -f-sonante », ce par quoi le caractère
double des centres de syllabe longs est clairement démontré.
A ce type appartiennent par ex. le danois, le letton, etc.
Dans toutes les langues mentionnées jusqu'ici les centres de syllabe longs
peuvent être considérés comme « redoublés » ou « géminés ». Leur longueur ou
plus précisément leur extensibilité, en opposition avec l'inextensibilité des
centres de syllabe «brefs», est l'expression externe de leur caractère double,
c'est-à-dire du fait que leur début et leur fin ne coïncident pas en un point,
mais sont sentis comme deux moments distincts. D'après R. Jakobson qui
résume les conditions de ce caractère double, il faut poser cette valeur des
centres de syllabe longs en général pour toutes les langues dans lesquelles se
rencontrent des diphtongues longues — même si ces langues ne peuvent être
rangées dans l'un des cinq types énumérés ci-dessus. L'existence de diphtongues
monosyllabiques à valeur diphonématique serait justement le sixième critère
capable d'établir le caractère double des centres de syllabe longs*. Cette hypo-
thèse nous paraît quelque peu douteuse : la seule présence de diphtongues
polyphonématiques ne suffit pas à prouver que les monophtongues longues
« Posobije po kitajskoj transkripcii » (Moskva 1928), 90 et suiv., et aussi E. Poli-
vanov, « Vvedenije v jazykoznanije dl'a vostokovednych vuzov » (Leningrad
1928), 118 et suiv.
(1) R. Jakobson dans TCLP IV, 180 et suiv.
(2) Mélanges van Ginneken, 32 et suiv.
206 N. s. TROUBETZKOY
doivent elles aussi être considérées comme des groupes monosyllabiques formés
de deux voyelles brèves identiques. Une telle valeur ne peut être considérée
comme prouvée objectivement que si les monophtongues longues sont dans
la langue en question traitées réellement tout à fait de la même manière que
les diphtongues poK^phonématiques (notre type b\ Là où ce n'est pas le cas,
il n'existe aucune raison objective pour attribuer aux centres de syllabe longs
la valeur de géminées. Dans la langue courante tchèque (moyenne Bohème)
les voyelles longues ne sont pas admises à Tinitiale, tandis que la diphtongue
ou peut se présenter en cette position : oiirad « autorité, oucel « compte », etc.) ;
dans la langue tchèque écrite les voyelles longues sont au contraire admises à
l'initiale (par ex. ùl » ruche »), mais les diphtongues ne sont pas admises. Dans
le système phonologique du tchèque, rien ne paraît démontrer que ou doive
être assimilé aux voyelles longues.
Il y a donc des langues où les centres de syllabe longs sont
sentis comme des groupes monosyllabiques formés de deux
centres de syllabe brefs qualitativement semblables. Dans
ces langues l'extensibilité des centres de syllabe longs n'est
qu'une expression de leur caractère double. Mais ce caractère
double (ou plus généralement multiple) peut aussi être
exprimé autrement. Dans beaucoup de langues africaines et
américaines plusieurs registres de voix sont employés comme
procédé distinctif. Habituellement chaque syllabe a une
hauteur musicale déterminée. Mais souvent le début d'une
syllabe n'a pas la même hauteur que sa fin, la hauteur se
modifiant à l'intérieur de la syllabe, de sorte qu'il existe des
syllabes musicalement montantes, descendantes, descen-
dantes-montantes, etc., et qu'en outre tous ces modes proso-
diques possèdent une valeur distinctive. Pour quelques
langues ayant un système prosodique de ce genre, les obser-
vateurs déclarent expressément que les syllabes n'ayant pas
la même hauteur musicale au début et à la fm sont plus
longues que les syllabes ayant une hauteur stable et « plate »
(ainsi par ex. en éfik^). Dans la plupart des cas cela n'est
pas indiqué par les observateurs et il n'est pas impossible
que leur silence soit simplement attribuable à leur négligence.
Mais on pourrait plutôt supposer que dans beaucoup de
langues ayant un « système de tons » développé la pluralité
prosodique d'un centre de syllabe ne serait pas exprimé par
sa durée, mais exclusivement par les variations de hauteur
à l'intérieur de ce centre de syllabe. Il peut même se faire
que dans une langue de ce type, deux réalisations phonétiques
(1) Ida C. Ward, «The Phonetic and Tonal Structure of Efik » (Cambridge
1933), 29 : «une voyelle sur un ton montant ou descendant est généralement
plus longue que sur un ton uni, haut ou bas ».
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 207
différentes de la « pluralité » existent l'une à côté de l'autre :
tandis que les centres de syllabe géminés ayant une même
hauteur musicale dans leurs deux parties sont réalisés par
des voyelles (ou des sonantes faisant syllabe) longues et à ton
plat, au contraire les centres de syllabe géminés qui ont une
hauteur musicale différente dans leurs deux parties sont
réalisés par des voyelles (ou des sonantes faisant syllabe) brè-
ves et à ton variable (c'est-à-dire descendant ou montant)^.
La valeur de géminées ou plus généralement de phonèmes
multiples attribuée aux centres de syllabe longs peut être
appelée « traitement arithmétique de la quantité » et les
langues dans lesquelles ce traitement apparaît peuvent être
appelées « langues qui comptent les raiores », puisque chez elles
la plus petite unité prosodique ne coïncide pas toujours avec
la syllabe.
A ces langues s'opposent celles qui « comptent les syllabes »
dans lesquelles les unités prosodiques coïncident toujours
avec les syllabes et dans lesquelles les centres de syllabe
longs (si toutefois il en existe) sont considérés comme des
unités à part, et nullement comme la somme de plusieurs
unités plus petites. A ce type appartiennent avant tout les
langues ayant des centres de syllabe exclusivement mono-
phonématiques, comme par ex. le hongrois, les dialectes
hanak du tchèque, le tchétchène (dont les diphtongues sont
pour partie monophonématiques, pour partie à considérer
comme « voyelle +// ou w », et où en outre seules les voyelles
apparaissent comme centres de syllabe, y et w étant des
phonèmes différents de i et u). Nous comptons aussi dans ce
groupe des langues où existent il est vrai des diphtongues
polyphonématiques, mais où ces diphtongues n'ont pas le
même traitement que les centres de syllabe longs : par ex.
le tchèque commun et écrit. Enfin des langues comme
l'allemand, l'anglais et le hollandais doivent aussi être
rangées parmi celles qui comptent les syllabes (voir ci-dessous).
Le rapport d'opposition entre centres de syllabe longs et
brefs est toujours logiquement privatif. Dans la mesure où
(1) Ce cas se présente peut-être dans le dialecte gê de l'éhwé. Les syllabes
« à ton inégal » paraissent y être toujours brèves, même là où elles résultent
d'une contraction, par ex. dans .eléy.i « il vient » (de .e.le, 'ey.i), tandis que les
syllabes longues paraissent toujours de ton égal. C'est du moins l'impression
qu'on a en lisant la description de ce dialecte dans D. Westermann et Ida C.
Ward, « Practical Phonetics for Students of African Languages », 158-166,
ainsi que les exemples et les textes qui y sont cités.
208 N. s. TROL'BETZKOY
ce rapport se transforme, par le fait de pouvoir être
neutralisé, en un rapport effectivement privatif, les centres
de syllabe brefs apparaissent toujours, dans les langues qui
comptent les mores, comme non marqués, et les centres de
syllabe longs comme marqués. En slovaque plus précisément
en slovaque écrit et dans certains dialectes de la Slovaquie
centrale) il ne peut y avoir après un centre de syllabe long ou
une diphtongue qu'un centre de syllabe bref; en finnois il
ne peut y avoir devant voyelle qu'une voyelle brève (par ex.
sing. puu «arbre » — part. plur. puiia) ; en latin il ne peut
y avoir devant consonne finale, sauf s, qu'une voyelle brève ;
en prâkrit (c'est-à-dire en moyen indien) il ne peut y avoir
en syllabe fermée que des voyelles brèves ; dans le dialecte
croate-cakave de Novi il ne peut y avoir avant une syllabe à
accent long décroissant qu'une voyelle brève ; en slovène
(et en arabe vulgaire d'Egypte) il ne se présente dans les
syllabes atones que des voyelles brèves ; en lamba (langue
bantoue de la Rhodésie septentrionale) et en ganda (Est
Africain) il ne peut y avoir en finale que des voyelles brèves,
etc. On peut donc considérer dans ces langues la gémination
des centres de syllabe comme marque de corrélation.
Les langues qui comptent les syllabes n'offrent pas à ce
point de vue une semblable unité. En tchèque où (spéciale-
ment dans la langue courante de la moyenne Bohème) il n'y
a à l'initiale que des voyelles brèves, on pourrait considérer
les centres de syllabe brefs comme non marqués et l'on
pourrait regarder comme marque de corrélation la longueur
(ou l'extensibilité) des centres de syllabe longs. Toutefois si
l'on met en ligne de compte le fait que la longueur est un
« facteur d'intensité » et qu'en tchèque (comme dans d'autres
langues de ce type, par ex. en hongrois, en tchétchène, etc.)
aucun autre facteur d'intensité ne possède de valeur distinc-
tive^, on inclinera plutôt à considérer l'intensité comme
marque de corrélation, et au contraire la longueur (ou
l'extensibilité) comme une sorte de réalisation de l'intensité.
Tout autre est l'aspect qu'offrent des langues comme
l'allemand, le hollandais et l'anglais. L'intensité est réalisée
par un accent expiratoire ("■ dynamique A libre. L'opposition
de cjuantité est neutralisée en finale. En outre, il ne peut y
(1) Dans ces langues le renforcement expiratoire (l" accent djTiamique »)
est lié à la première syllabe du mot et ne possède aucune valeur distinctive, mais
seulement un rôle délimitatif.
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 209
avoir dans les syllabes finales ouvertes accentuées que des
phonèmes vocaliques longs. C'est pourquoi ce ne sont pas les
centres de syllabe brefs, mais les longs qui doivent être
considérés comme les termes non marqués de la corrélation.
Il ne peut donc s'agir ici que d'une opposition entre d'une
part des voyelles normales, se déroulant complètement, et
d'autre part des voyelles tronquées, interrompues dans leur
déroulement par l'attaque de la consonne suivante, de sorte
que la « coupe brusque de syllabe » est la marque de corréla-
tion. Dans cette « corrélalion de coupe de syllabe » la longueur
n'est que l'expression du déroulement complet et sans entra-
ves de la voyelle, et la brièveté que l'expression de l'entrave
apportée au déroulement de la voyelle par la consonne
suivante.
D'ailleurs une langue ayant la corrélation de coupe de syllabe n'est pas
nécessairement une langue qui compte les syllabes. Un type très particulier
d'association entre cette corrélation et la corrélation de gémination prosodique
existe dans la langue hopi (spécialement dans le dialecte du village de Mishon-
gnovi dans l'Arizona), langue qui appartient à la famille Uto-aztèque. Nous
extrayons ces renseignements d'une lettre privée de Benjamin L. Whorf, dont
nous le remercions cordialement. Le hopi ne connaît ni diphtongues, ni groupes
])Olysyllabiques de voyelles, ni différences distinctives dans le déroulement
tonique, ni possibilité de découpage morphologique des voyelles longues. La loi
selon laquelle le ton principal doit reposer sur la seconde more du mot (si toute-
fois cette more n'appartient pas à la syllabe finale) n'a plus aujourd'hui qu'une
signification historique, étant donné qu'actuellement elle ne vaut plus pour
toutes les catégories grammaticales et qu'on ne distingue plus parmi les syllabes
atones celles qui primitivement n'avaient qu'une more et celles qui en avaient
plusieurs. Au point de vue de l'état actuel du hopi les rapports prosodiques
•doivent être conçus tout autrement. Ce qui est particulier dans cette langue,
c'est l'existence pour les voyelles (qui sont les seuls centres de syllabe) de trois
degrés quantitatifs et cela avec valeur distinctive : par ex. pas « très » — pas
« champ » — pas « tranquille » (de même iêva « noix » — leva « lancer qc. »,
^àla •< tranchant » — qâla « rat », sive « réservoir » — • sïve « charbon de bois », etc.).
Là où les oppositions de quantité sont neutralisées (à savoir devant les occlu-
sives dites « préaspirées » ^p, ^t, ^k, ^k, ^q, ^c) ce qui apparaît comme repré-
sentant de l'archiphonème ce n'est ni le degré quantitatif bref, ni le degré quan-
titatif long, mais le degré moyen. 11 s'en suit que dans une série d'oppositions
telle que â-a-â il ne s'agit pas de deux oppositions graduelles, mais de deux
oppositions privatives dont le terme non marqué est la voyelle de durée moyenne.
Cela est aussi confirmé par les cas où non pas les deux, mais une seule des
deux oppositions est neutralisée. L'opposition â-a est neutralisée dans les
syllabes finales ouvertes accentuées (plus précisément marquées d'un accent
secondaire) et dans cette position â n'est pas admis. En d'autres termes en hopi
— de même qu'en allemand, en hollandais et en anglais — - il ne peut y avoir
de voyelles brèves que devant consonnes. Cela paraît de plus démontrer que les
brèves en hopi ne sont qu'une expression de la « coupe brusque de syllabe »
■et que les paires â-a, è-e, etc., forment en hopi une corrélation de coupe de
210 N. s. TROUBETZKOY
syllabe*. Quant à l'opposition a-â, e-é, etc., elle n'existe dans les mots polysyl-
labiques qu'en syllabe ouverte, et aussi bien à l'intérieur du mot qu'en finale
(plus rarement il est vrai)*. Dans les syllabes fermées des mots polysyllabiques
cette opposition est au contraire neutralisée et en outre le représentant de
l'archiphonème qui apparaît dans ces syllabes est la voyelle de durée moyenne.
Une telle restriction ne nous est d'ordinaire connue que dans les langues qui
comptent les mores (japonais, moyen-indien, etc.) : elle repose sur l'assimi-
lation d'une consonne fermant une syllabe à une more prosodique : â = al, et sur
la fixation d'un nombre maximum de mores qui ne peut être dépassé dans
une syllabe*. C'est pourquoi l'opposition entre voyelles moyennes et voyelles
longues doit être considérée comme une opposition de gémination prosodique.
Phonologiquement les voyelles « longues » valent dans cette langue deux mores
et les voyelles « moyennes » une more, de sorte qu'entre â et a (ou entre î et
/, etc.) existe une différence dans le nombre des mores ; au contraire l'opposition
entre les voyelles « brèves » et les voyelles « moyennes » du hopi réside non dans
le nombre des mores (car ces deux types de voyelles valent une more), mais
dans la coupe de syllabe (c'est-à-dire dans le mode de liaison aux consonnes
suivantes). Ainsi donc il existe en hopi une association particulière de la corré-
lation de coupe de syllabe et de la corrélation de gémination prosodique*.
(1) Avec cela cadrerait encore une particularité de la réalisation des voyelles
en hopi. Il a déjà été démontré (dans la discussion du vocalisme de l'anglais,
p. 127-129 et suiv.) que les langues ayant une corrélation de coupe de syllabe
ont une tendance particulière à réaliser les phonèmes vocaliques à déroulement
complet par des diphtongues. Quelque chose de ce genre paraît exister aussi
en hopi : la voyelle la plus sombre et la plus fermée est réalisée dans les syllabes
moyennes et longues par ou, et au contraire par U dans les syllabes brèves.
(2) Les voyelles longues sont rares en cette position, mais se rencontrent
pourtant. M. B. L. Whorf nous écrit : « ... les trois longueurs n'apparaissent
pas dans une voyelle finale de mot... Si une telle voyelle est accentuée sa lon-
gueur est moyenne ; dans un très petit nombre de cas elle est longue » (souligné
par nous).
(3) D'ailleurs la neutralisation de l'opposition entre voyelles longues et
voyelles moyennes dans les syllabes fermées est affectée en hopi de certaines
restrictions : Primo les syllabes fermées par y ou w sont traitées comme ouvertes
(c'est-à-dire que devant y ou w fermant la syllabe les trois quantités de la
voyelle sont distinguées les unes des autres) ; seconde dans les mots monosyl-
labiques du type «consonne-f voyelle -f consonne » les trois quantités sont
admises. On pourrait il est vrai supposer qu'en hopi y et w fermant la syllabe
sont considérés comme des syllabes particulières (yi, au?) et que les mots
monosyllabiques (comme pas « très », pas « champ », pas « tranquille » cités
plus haut) sont eux aussi interprétés comme dissyllabiques.
(4) En ce qui concerne l'accent expiratoire, il repose en hopi, comme accent
principal, sur la première syllabe du mot dans les dissyllabes, et sur la première
ou la seconde syllabe dans les mots de plus de deux syllabes. Le premier accent
secondaire repose soit sur la syllabe qui suit immédiatement l'accent principal,,
soit sur la seconde après lui (selon les catégories grammaticales), et les autres
accents secondaires suivent à intervalle d'une syllabe. Dans les syllabes tout
à fait atones (c'est-à-dire qui n'ont ni accent principal, ni accent secondaire)
les corrélations de coupe de syllabe et de gémination sont neutralisées, de sorte
que les voyelles inaccentuées ont une durée un peu plus faible que les voyelles
moyennes accentuées.
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 211
Pour quelques autres langues sont également indiqués, mais à tort, trois
degrés quantitatifs des centres de syllabe (ou même davantage), à valeur
distinctive. Il s'agit la plupart du temps d'une confusion entre la quantité et
les variations toniques. Ainsi un grammairien croate, è. Stanevic, au début
du xix« siècle, assurait que sa langue maternelle possédait trois degrés quan-
titatifs des syllabes accentuées : en dehors de r« accent bref » l'illyrien (comme
on appelait alors le croate) aurait encore possédé un accent » quelque peu
allongé » et un accent « tout à fait allongé ». Mais si l'on vérifie les exemples
allégués par S. Starrevic, on voit qu'il appelle accent « quelque peu allongé »
l'accent long descendant et par accent « tout à fait allongé » l'accent long
montant du serbo-croate*. Il avait donc interprété l'opposition de variation
tonique (descendant-montant) comme une opposition quantitative (bref-long)
ou, pour mieux dire, tenu pour essentiel un phénomène accessoire, non essentiel
du point de vue phonologique (à savoir la durée quelque peu plus longue d'une
syllabe à intonation montante)^. Les choses paraissent se présenter de la même
façon en albanais du nord (guègue) où l'on admet d'habitude trois quantités
de la voyelle accentuée (brève, longue et ultra-longue)* et où existe en réalité
entre longues et ultra-longues une opposition de variation tonique qui doit
être considérée comme le fait essentiel du point de vue phonologique*. En
esthonien existent quatre quantités de la voyelle de la première syllabe de sorte
que la syllabe radicale de beaucoup de substantifs (par ex. piima « lait », îuuî
«venf», etc.) présente au génitif le second degré de quantité, au partitif le
troisième, à l'illatif le quatrième. Mais en y regardant de plus près, il apparaît
que parallèlement au degré quantitatif, le déroulement tonique du centre de
syllabe se modifie lui aussi : le second degré quantitatif présente une accen-
tuation nettement descendante, le troisième une accentuation plate (avec une
forte et brusque chute de hauteur musicale sur la syllabe suivante), le quatrième
une accentuation descendante-montante (avec intensité sur la partie montante).
Et comme les syllabes radicales diphtonguées (par ex. dans poeg o fils ») ne
présentent dans les formes en question aucune distinction de quantité, mais
seulement les distinctions de déroulement tonique qui leur correspondent
(descendant, plat, descendant-montant)', on peut supposer que ces distinctions
de déroulement tonique sont l'essentiel au point de vue phonologique, les distinc-
tions de quantité n'étant au contraire que des phénomènes phonétiques acces-
(1) Stjepan Ivsic dans Bad. Jugoslov. Akad. CXCIV, 67-68.
(2) R. Jakobson dans TCLP IV, 168.
(3) Ainsi dernièrement G. S. Lowman, « The Phonetics of Albanian », Lan-
guage VIII (1932), 286.
(4) Boh. Havrânek, « Zur phonologischen Géographie », Archives Néerlan-
daises de Phonétique Expérimentale VIII-IX (1933), 29, n. 7.
(5) Une bonne description de la situation phonétique en esthonien a été
donnée par E. D. Polivanov, « Vvedenije v jazykoznanije dl'a vostokovednych
vuzov 1) (Leningrad 1928), 197-202. En ce qui concerne les cas où le génitif, le
partitif et l'illatif sont différenciés par des degrés quantitatifs différents de
la consonne finale du radical (par ex. lykk « morceau », gén. iykke avec le deuxième
' degré quantitatif du k long, part, lykki avec le troisième degré, et illat. iykki
avec le quatrième degré), il faut remarquer qu'ici également ce n'est pas la
quantité seule, mais encore d'une part la distribution de l'intensité consonan-
tique (géminée « descendante », « plate » et « montante »), et d'autre part le
rapport de hauteur musicale entre la syllabe radicale et la syllabe finale qui
coopèrent à ce résultat.
212 N. s. TROUBETZKOY
soires*. Différent? observateurs indiquent aussi dans quelques dialectes lapons
plus de deux degrés quantitatifs des centres de syllabe. En réalité le lapon
est une « langue à mores » (car les voyelles longues apparaissent seulement dans
les mêmes positions que les diphtongues nettement diphonématiques) et ne
connaît que l'opposition phonologique entre les centres de syllabe valant une
more et ceux qui en valent deux. Mais comme il a déjà été indiqué (p. 188) il
existe en lapon ime combinaison en faisceau de la corrélation de gémination
consonantique et de la corrélation d'intensité consonantique, de sorte que les
consonnes géminées sont plus longiies que les non géminées, et les consonnes
lourdes plus longues que les consonnes légères (dialectalement les géminées
descendantes sont plus longues que les géminées montantes). Et comme la
durée phonétique des voyelles est dans un rapport inverse à la durée phonétique
des consonnes suivantes, il en résulte dans les divers dialectes lapons cinq à
huit degrés différents de durée vocalique. Mais cela n'est qu'un phénomène
phonétique : phonologiquement il n'existe devant chaque type de consonnes
que deux types distinctifs de centres de syllabe : ceux qui valent une more et
ceux qui en valent deux ; en outre dans quelques dialectes cette opposition
est neutralisée devant les consonnes géminées lourdes.
Tous les cas où l'on prétend distinguer dans les centres de syllabe trois degrés
quantitatifs ou davantage se trouvent donc être des erreurs d'interprétation —
mis à part le cas tout à fait isolé du hopi où existe une combinaison particulière
de la corrélation de gémination prosodique et de la corrélation de coupe de
syllabe. Dans certaines langues qui comptent les mores et qui ont en même
temps des différences distinctives de registre il se présente toutefois, en dehors
des centres de syllabe à une more et à deux mores, d'autres qui ont trois et
quatre mores. Le nombre de mores est alors exprimé principalement par la
répartition des hauteurs musicales à l'intérieur de la syllabe — mais il est
possible que dans quelques-unes de ces langues le nombre plus grand de mores
que comporte une syllabe soit aussi indiqué par sa durée plus grande — - de sorte
que cela doit être évidemment considéré comme un phénomène accessoire
phonologiquement non pertinent.
C) Les particularités
DE DIFFÉRENCIATION PROSODIQUE
a) Classificaiion
L'étude des rapports de quantité prosodique conduit
donc à établir que la plus petite unité prosodique est dans
certaines langues la syllabe (plus précisément le centre de
syllabe) et dans d'autres la more; en conséquence les langues
peuvent être divisées en langues qui comptent les syllabes et
en langues qui comptent les mores. Nous appelons prosodème
la plus petite unité prosodique de la langue en question,
(1) Seule l'opposition entre voyelles brèves (c'est-à-dire à une more) et non
brèves (c'est-à-dire à deux mores) peut être considérée en esthonien comme
réellement « quantitative r> (au sens arithmétique).
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 213
autrement dit la syllabe dans les langues qui comptent les
syllabes et la more dans les langues qui comptent les mores.
Les particularités prosodiques peuvent être divisées en
particularités de différenciation et en particularités de mode
de liaison. Par les particularités de différenciation les proso-
dèmes sont distingués les uns des autres, tandis que par les
particularités de mode de liaison ce ne sont pas les prosodèmes
eux-mêmes, mais seulement la manière dont ils se lient à
l'élément phonétique suivant qui est indiquée de façons
variées.
La différenciation des prosodèmes se fait dans les langues
qui comptent les syllabes par l'intensité, dans les langues qui
comptent les mores par la hauteur de l'accent musical. Là
où la différenciation des prosodèmes n'exerce qu'une fonction
distinctive (différenciant des significations), chaque prosodème
possède sa propre particularité de différenciation, de sorte
que dans un mot qui contient plusieurs prosodèmes, tous les
prosodèmes peuvent être semblables à ce point de vue ou
encore des prosodèmes dissemblables peuvent se suivre en
ordre différent. Autrement dit dans une langue de ce type
qui compte les syllabes toutes les syllabes d'un mot poly-
syllabique peuvent être intenses (par ex. tchèque fikdni
« propos ))) ou toutes non intenses (par ex. tchèque lopaia
« pelle ») ou encore intenses et non-intenses dans différents
ordres de succession (par ex. tchèque kabàtek « tunique »,
zdsada « principe », znameni « signe », màmeni « déception »,
pofàdny « en ordre », bidàci « les malheureux », etc.). De même
dans une langue de ce type qui compte les mores, des mores
de diverses hauteurs musicales apparaissent à l'intérieur d'un
mot dans différents ordres de succession : par ex. ibo 'o'si'si
« bâton », ~n'ke-la « chien », 'i-ji-ji « mouche », ~n-kala
« dialogue », -o-lo'ma « orange », 'an'iven-ia « moustique »,
'n-ne-ne « oiseau », -o-io-bo « hippopotame », -n'de'de « râpe »,
-t'ii-li «médian», -u' do-do «araignée», etc.^. — Mais dans
les langues où la différenciation des prosodèmes n'exerce pas
qu'une fonction distinctive (c'est-à-dire différenciant des
significations), les prosodèmes sont répartis de telle sorte que
dans chaque mot il n'y ait qu'un seul prosodème qui domine
tous les autres par une particularité de différenciation,
tandis que les autres prosodèmes du même mot présentent
(I ) Ida C. Ward, « An Introduction to the Ibo Language » (Cambridge 1935),
38-11.
214 N. s. TROUBETZKOT
tous la propriété difîérenciative opposée : par ex. dans une
langue qui compte les syllabes, le russe par ex., dans un mot
comme sàmàvar « samovar » seule la troisième syllabe est
intense, dans bûmagà « papier » seule la seconde, dans palàkà
« sirop » seule la première le sont, tandis que toutes les autres
syllabes de ces mots sont sans intensité. Dans une langue qui
compte les mores, le lithuanien par ex., dans le mot lova
(•lo.ova) « lit » seule la première more de la première syllabe
est aiguë, dans lôslas (.lo'oslas) « famille, race » seule la
seconde more de la première syllabe, dans loséjas f.loo'se.ejas)
« joueur » seule la première more de la seconde syllabe, dans
lovys f.loovi'is) «auge » seule la seconde more de la seconde
syllabe le sont, tandis que toutes les autres mores de ces
mêmes mots sont graves. Dans des cas de ce genre la différen-
ciation des prosodèmes se manifeste en principe par
l'allongement de la syllabe culminante dans les langues qui
comptent les syllabes et par l'élévation du ton sur la more
culminante dans les langues qui comptent les mores ; mais
en outre d'autres facteurs s'ajoutent à cela : avant tout le
renforcement expiratoire du prosodème culminant, renforce-
ment avec lequel très souvent apparaît parallèlement une élé-
vation du ton de la syllabe culminante ou un allongement de
la more culminante. Au point de vue phonologique il n'y a ici
d'essentiel que la mise en relief générale du prosodème culmi-
nant, autrement dit le fait que ce prosodème domine tous les
autres, tandis que les moyens par lesquels cette mise en relief
est obtenue appartiennent au domaine de la phonétique.
La mise en relief culminative est habituellement appelée
« ton » ou « accent » et il n'y a aucun motif pour remplacer
cette désignation par une autre. L'opposition corrélative
entre prosodèmes « accentués » et « inaccentués » sera appelée
par nous « corrélation d'accentuation », et l'opposition corré-
lative créée spécialement dans les langues qui comptent les
mores par l'accentuation ou la non accentuation de l'une des
mores d'un centre de syllabe à deux mores sera appelée
« corrélation de variation tonique » (telle est par exemple
l'opposition entre l'intonation rude et l'intonation douce en
lithuanien, etc.).
Ainsi les oppositions de différenciation prosodique peuvent
être classées en culminatives et en non culminatives. Aux
oppositions culminatives appartiennent la corrélation d'accen-
tuation et la corrélation de variation tonique qui en est en
quelque sorte un sous-genre. Aux oppositions de différencia-
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 215
tion non culminatives appartiennent, dans les langues qui
comptent les syllabes, la corrélation d'intensité prosodique,
et dans les langues qui comptent les mores, la corrélation
tonique ou de registre. Cette classification découle tout
entière de la notion de prosodème. Dans les langues qui
comptent les syllabes, langues où le prosodème se confond
avec le centre de syllabe, la difïérenciation des prosodèmes
ne peut se faire que sous deux formes : l'accentuation ou
l'allongement ^ Mais dans les langues qui comptent les mores,
à la corrélation d'accentuation, à la corrélation de variation
tonique et à la corrélation de registre s'ajoute une opposition
de difïérenciation, à savoir la corrélation de gémination
prosodique, c'est-à-dire la distinction entre les centres de
syllabe à une more et ceux à deux mores. Cette corrélation
est une caractéristique obligatoire des langues qui comptent
les mores et elle peut se combiner avec les autres particularités
de difïérenciation. Là où elle existe seule (c'est-à-dire sans
corrélation de registre, d'accentuation ou de variation
tonique) elle peut facilement se confondre avec la corrélation
d'intensité prosodique, comme du reste aussi la corrélation
de redoublement consonantique qui souvent ne peut être
distinguée qu'avec peine de la corrélation d'intensité conso-
nantique.
b) Corrélations d'intensité el de gémination prosodiques
Il a déjà été question ci-dessus des corrélations prosodiques
d'intensité et de gémination. On a énuméré les cinq carac-
téristiques qui prouvent que les centres de syllabe longs
valent deux mores et que par suite l'opposition entre centres
de syllabe longs et brefs constitue la corrélation de gémination
prosodique. Là où ces caractéristiques manquent il n'y a aucun
fondement pour interpréter les centres de syllabe longs
comme valant deux mores et dans ce cas l'opposition entre
les centres de syllabe longs et brefs doit être considérée comme
une corrélation d'intensité. On peut remarquer que la corréla-
tion d'intensité (non culminative) est un phénomène relative-
ment rare ; en tout cas la corrélation prosodique de gémina-
(1) Noie du Iraducleur. On a plusieurs fois affirmé que pour cette raison la
corrélation d'accentuation et la corrélation de quantité étaient, dans ces lan-
gues, incompatibles. Il y a cependant des exemples du contraire : A Martinet,
BSL XL II (1942-45), fasc. 2, p. 33.
216 N. s. TROLBKTZKOY
tion se présente beaucoup plus souvent la même situation
existe du reste aussi entre la corrélation consonantique
d'intensité et la corrélation consonantique de gémination).
Il a déjà été mentionné aussi que la longueur n'est pas la
seule expression phonétique possible de la gémination
prosodique (autrement dit de l'existence de deux mores) et
que dans certaines langues le nombre des mores dans un centre
de syllabe est exprimé non pas par la durée mais par les varia-
tions toniques à l'intérieur du centre de syllabe.
c) Corrélation de registre
Les oppositions distinctives de registre constituent un
phénomène prosodique qui est tout à fait étranger aux
langues d'Europe, mais qui est assez largement développé
dans les langues non européennes. On ne peut pas la
confondre avec ce qu'on appelle (< l'accentuation musicale ».
Dans les langues qui connaissent les oppositions distinctives
de registre, chaque syllabe, ou pour mieux dire chaque more
(car toutes ces langues comptent les mores) est caractérisée
non pas seulement par ses phonèmes, mais aussi par une
hauteur musicale relative bien déterminée, autrement dit
par un registre. Tandis que dans les langues ayant ce qu'on
appelle « l'accent musical » chaque mot doit contenir un
sommet musical, cela n'est pas du tout nécessaire dans les
langues ayant de? oppositions de registre : un mot polysylla-
bique peut ne consister qu'en mores toutes musicalement
aiguës ou en mores toutes musicalement graves ou encore en
mores graves et aiguës dans n'importe quel ordre. La hauteur
musicale de chaque more ne dépend que de la signification.
Par ex. en lonkundo Congo belge) on a -bj-kj-jigj « dos »
co -bo-ko'ngD « sable » w -bD'ko'ngj nom de personne, -lo-ko-lo
« fruit de palmier « <\> -lo'ko'lo « conjuration, exorcisme »,
etc^. De même que. dans d'autres langues, différentes formes
grammaticales du même mot peuvent être distinguées par des
changements de phonèmes (par ex. allemand sieli! «vois » eu
sah (( 'il) vit », verhinden « se réunir » w verhanden « (ils) se
réunirent » w verhunden « réunis », français allez w allait ^
alla, russe nom. vîno «vin» w gén. abl. vîna w dat. vïnu ~
loc, vîne. /'aA'e place-toi »ro Vok «.\\ se plaça », nom. pi. Adrorr«les
(1) G. Hulstaert, « Les tons en lonkundo (Congo Belge) », Anlhropos XXIX.
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 217
vaches » w dat. sg. kàrov'ï « à la vache », etc.), de même dans
les langues à variation tonique distinctive les différences gram-
maticales ne dépendent souvent que de la hauteur musicale des
diverses mores : lonkundo -a'ta-o-ma « tu n'as pas tué
aujourd'hui » co -aia-o'ma « tu n'as pas tué hier » ; en éfik^
les racines verbales ont toujours deux mores, de sorte qu'où
bien les deux mores sont aiguës ou bien les deux sont graves
ou bien enfm la première est grave et la seconde aiguë (par ex.
aoriste 1^^ sing. 'N'ke're «je pense», ~N-do-ri «je place»,
'N-fe'he « je cours »), mais au subjonctif toutes les racines ont
leur première more aiguë et la seconde grave (l^"^ sing, 'N'ke-
-re, 'N'do-ri, 'N~fe-he) ; en ibo ^ le rapport entre le déterminant
et le déterminé (par ex. substantif-adjectif, verbe-objet, etc.)
est exprimé par le fait que la dernière more du déterminé et la
première more du déterminant sont plus hautes que les autres,
etc.
Si l'on examine de plus près les langues qui ont des varia-
tions toniques distinctives, on remarque que ces langues
distinguent phonologiquement deux ou trois registres. Ne
présentent que deux registres par ex. le lonkundo (Congo
belge), l'achumawi^ (Amérique du Nord) ; en ont trois par
ex. l'éfik, l'ibo, le lamba'*, etc.
Quand sont indiqués plus de trois registres, cela se trouve être, quand on y
regarde de plus près, une erreur — • au moins du point de vue phonologique.
Ainsi Ethel G. Aginsky assure que la langue mende décrite par elle^ possède
4 registres. Elle ajoute il est vrai que le plus grave de ces registres (désigné
par 1) peut être à volonté abaissé, selon le degré de force recherché. Mais en
examinant de plus près les matériaux présentés par M""^ Aginsky, on reconnaît
que le « premier » registre (c'est-à-dire le plus grave) apparaît dans les formes
verbales, mais non dans les substantifs, pronoms et adjectifs, tandis que tout
au contraire le « quatrième » (c'est-à-dire le plus aigu) apparaît très fréquemment
dans les substantifs, pronoms et adjectifs, mais jamais dans les formes verbales.
La solution de cette énigme est apportée par le texte édité à la fin de la gram-
maire : le premier registre y apparaît neuf fois, et les neuf fois en fin de phrase,
avant un point : (38) ve^la^. (61) li^la^ Oj. (77) ye^e^. (167) na^. «là», comp.
na^ «là » (81) à l'intérieur de la phrase, (176) ghese^TagOi. (189) = (224) hûi.
« dans )., comp. (87) hû^ (142) hû^ (175) /iû, (197) hù^ (203) hû^ (214) hûi « dans,
(1) Ida C. Ward, «The phonetic and tonal System of Efik » (Cambridge
1933).
(2) Ida C. Ward, « An Introduction to the Ibo Language » (Cambridge 1935).
(3) H. J. Uldall, « A Sketch of Achumawi Phonetics », Internat. Jour, for
American Linguislics VI II (1933), 73 et suiv.
(4) Clément M. Doke, «A study of Lamba », Banlu Studies, July 1928,
5 et suiv.
(5) Ethel G. Aginsky, « A Grammar of the Mende Language », Language
Dissertations publ. by the Linguistic Soc. of America, n° 20, 10.
218 N. s. TROUBETZKOY
à l'intérieur de > au lours de la phrase. Il est donc à supposer qu'en mende
comme en éhwé, éfik, ibo, etc., il n'existe que trois registres distinctifs, mais
qu'en fin de phrase la hauteur musicale de tous les mots s'abaisse, de sorte qu'en
cette position tous les registres diminuent d'un degré (sans que toutefois leur
hauteur relative à l'intérieur du mot soit modifiée) et le registre le plus grave
atteint alors un degré de gravité d'ordinaire inhabituel. Les formes verbales
sont atteintes par ce ton grave, puisque en règle générale elles se trouvent en
fin de phrase^. — ■ Pour le zoulou l'éminent spécialiste des langues sudafrioaines.
Clément M. Doke* indique neuf registres. Mais il semble que la hauteur musicale
des centres de syllabe soit bien des fois influencée par l'entourage consonantique
comme par la hauteur musicale des syllabes voisines. Il est très difficile d'éliminer
ces influences extérieures et de déterminer le nombre des registres distinctifs
dans chaque position phonique. C. M. Doke lui-même s'en est malheureusement
abstenu et comme il n'a ajouté à son travail aucun index de vocabulaire, il
est impossible pour le lecteur d'accomplir cette tâche. Mais des matériaux de
C. M. Doke il résulte que le nombre des registres distinctifs en zoulou n'est pas
de neuf, mais que selon toute vraisemblance il doit être réduit à trois. C. M. Doke
discerne divers « types de ton d (nucleus) dans les mots. Les mots trisyllabiques
se répartissent par exemple entre six de ces «types de ton ». Les types I, II,
III et VI sont caractérisés par le registre grave (« 9° s) de la dernière syllabe,
tandis que dans le IV« et le V» type la dernière syllabe présente un registre
moyen. Dans le type I la première syllabe est plus grave que la seconde (éven-
tuellement la première syllabe peut être décroissante et la seconde croissante)
mais toutes les deux sont plus aiguës que la troisième. Dans le type II la
deuxième syllabe est soit aussi grave que la troisième, soit un peu plus aiguë
à son début seulement (c'est-à-dire décroissant du registre 8 au registre 9),
tandis que la première syllabe est beaucoup plus aiguë que les deux autres.
Le type III est caractérisé par une variation tonique rapidement décroissante
(éventuellement montante-décroissante) dans la seconde syllabe et par une
première syllabe relativement plus aiguë. Dans le type \1 la première syllabe
est plus aiguë que la seconde, mais toutes deux sont beaucoup plus aiguës
que la troisième. Dans le type IV la première et la troisième syllabes présentent
à peu près la même hauteur moyenne, tandis que la seconde est décroissante
(2-4, 3-5). Dans le tjT)e V la première syllabe est plus aiguë que la troisième et
toutes deux sont plus aiguës que la seconde. Des types toniques analogues
sont aussi indiqués pour les mots à deux syllabes, à quatre syllabes, etc. Des
listes assez longues de paires de mots exclusivement différenciés par la hauteur
musicale (ou la variation tonique) des syllabes, que C. M. Doke a établies, il
découle que les mots en question appartiennent toujours à des types toniques
différents. Par ex. un mot dont les trois syllabes présentent les registres " 5 »,
« 3 1 et 1 9 ^ (t>T)^ tonique I) peut se différencier d'un autre mot ayant les
mêmes phonèmes et les registres <i2», «7» et «4» (type tonique V) ou «S »,
«3ià«8», «9» (tj-pe tonique IIP, mais non d'un mot ayant les registres « 4 »,
t 2 » et « 9 », car un tel mot appartiendrait au type tonique I. En autres termes
en zoulou le pouvoir distinctif appartiendrait non pas aux neuf registres, mais
(1) Lauteur parait insinuer justement cela, quand à la-p. 105, dans l'analyse
du tex-te, à propos du mot (77) j/ejCi elle dit que ce radical doit en réalité être
prononcé yCte. : «le type tonique plus bas est dû ici à la position en fin de
phrase ^.
(2) Clément M. Doke, <^ The Phonetics of Zulu Language », Banlu Sludie.-/ II,
juillet 1926, numéro spécial.
PRINCIPES DE PHOVOTOOIE 219
seulement aux types toniques. Mais les types toniques ne sont que des combi-
naisons déterminées de trois degrés de hauteur musicale. Ainsi on obtient
également pour le zoulou un système de trois degrés toniques ou registres
distinctifs. — Et maintenant encore un exemple : la langue gwéabo dans le
Libéria (déjà plusieurs fois mentionnée) doit d'après les indications de Ed. Sapir
posséder quatre registres distinctifs*. Qu'il s'agisse ici d'unités réellement
distinctives (et non de variantes phonétiques comme pour les neuf registres
du zoulou), cela résulte nettement des exemples allégués par Ed. Sapir. Mais
p. 35 on découvre que le gwéabo possède une corrélation de résonance parti-
culière, de sorte que les voyelles « pures » présentent le registre « second » ou
« normal », tandis que les trois autres registres sont caractéristiques des voyelles
« rauques » ou « troubles ». Comme la différence purement musicale entre le
second registre (« normal ») et le troisième (« moyen ») ne doit pas être très
importante et que le registre « normal » est toujours lié à la phonation pure,
tandis que le registre «moyen » est toujours lié par contre à la phonation trouble,
on pourra considérer l'opposition entre le registre « normal » et le registre
« moyen » comme une manifestation secondaire et non pertinente de l'opposition
entre la phonation pure et la phonation trouble. D'autre part aussi bien le
registre « aigu n que le registre «grave » sont toujours liés en gwéabo à la phona-
tion trouble de sorte que celle-ci est pour les registres extrêmes quelque chose
de naturel, non pertinent au point de vue phonologique. Le gwéabo n'a donc
pas quatre, mais trois registres toniques distinctifs : un aigu, un moyen et un
grave — et il connaît en outre pour les voyelles du registre moyen la corrélation
de trouble, de sorte que les voyelles pures ont un ton quelque peu plus aigu
que les voyelles troubles correspondantes. Ainsi nous ne connaissons jusqu'à
maintenant aucun exemple sûr de langues qui posséderaient plus de trois
registres toniques distinctifs*.
L'explication de ce fait doit être cherchée dans la nature même des opposi-
tions de registre. Il est clair que la hauteur musicale absolue n'y joue aucun
rôle, car, comme le remarque tout à fait justement O. Gjerdraann^, le langage
n'est pas fait que pour des hommes à l'ouïe parfaite. Mais la notion de hauteur
musicale relative doit aussi, comme l'a vu également O. Gjerdmann, être
(1) Language VII (19.31), 33 et suiv.
(2) Cela n'est pas contredit par des systèmes de registres comme celui du
hottentot, dialecte nama (comp. D. M. Beach, « The Phonetics of the Hottentot
Language >, chap. IX, 124-143) où existent aussi il est vrai trois registres, mais
où dans chaque registre sont distingués des « tons » montants et descendants.
Un ton aigu montant suppose, semble-t-il, un mouvement partant du registre
aigu vers un autre encore plus aigu, et de même un ton grave descendant (qui
du reste en nama n'est réellement décroissant que dans les mots dissyllabiques,
et qui autrement est « plat ») suppose un mouvement partant du registre grave
vers un autre encore plus grave. En réalité on ne doit pas se représenter chaque
registre comme un point, mais comme ime étendue à l'intérieur de laquelle ont
lieu en nama les deux mouvements toniques. Il est également significatif que
ces mouvements n'embrassent que de tous petits inter\'alles : le ton aigu mon-
tant et le ton moyen descendant un ton, le ton grave montant et le ton aigu
descendant un demi-ton (voir les tables de D. M. Beach, ibid., p. 131 et 141) ;
seul le ton montant vaut une tierce (quatre demi-tons) et constitue en réalité
un mouvement allant du registre moyen au registre aigu.
(3) O. Gjerdmann, ■ Critical Remarks on Intonation Research », Bullelin
of Ihe School of Oriental Studies III, p. 495 et suiv.
220 N. s. TROUBETZKOY
fortement limitée : car ce qui pour une voix de femme est « grave » est « aigu »
pour une voix d'homme — et malgré cela les oppositions de registre existent
chez tous les membres de la communauté linguistique en question, et chaque
auditeur comprend immédiatement quel « ton » le sujet parlant veut émettre —
même s'il n'a jamais entendu auparavant ce sujet parlant. Enfin 0. Gjerdmann
souligne avec raison que le langage n'est pas fait seulement pour la parole à
haute voix, mais aussi pour le chuchotement. De tout cela le phonéticien suédois
déduit avec raison, à mon avis, que dans les oppositions de registre les modi-
fications de la qualité de la voyelle et de la voix liées à la variation de hauteur
musicale constituent l'essentiel. Si l'on admet cette hypothèse, on en tirera
peut-être aussi une explication du principe phonologique qu'il n'y a des opposi-
tions de registre qu'à deux ou trois degrés. En effet la différenciation précise
de nombreuses hauteurs musicales, à moins que ce ne soit à l'aide de nuances
de la phonation, qualitatives et accessoires, n'est pas possible dans le chucho-
tement et n'est accessible dans la parole à haute voix qu'à des gens spécialement
musiciens. Par contre chacun peut immédiatement reconnaître par la qualité
des voyelles et de la voix d'un sujet parlant, si cette personne parle dans son
registre normal (« moyen ») ou bien si elle prend une voix plus aiguë ou plus
grave que sa voix normale : ainsi seraient créés au maximum trois registres.
Parfois il n'est pas facile de déterminer si dans un cas
donné on a affaire à la corrélation de registre ou à la corrélation
de variation tonique. Quand une syllabe grave se trouve
entre deux syllabes aiguës du même mot (comme dans le
type V trisyllabique du zoulou ou comme dans le mot cité
ci-dessus du lonkundo -ala-o'ma) on ne peut pas douter
qu'il s'agisse de la corrélation de registre, car la corrélation
de variation tonique suppose l'accentuation du mot, c'est-à-
dire un état de chose tel que dans chaque mot une syllabe
ou une more quelconque domine les autres. Mais dans les
langues où les mots ne peuvent pas en principe comporter
plus de deux mores, ce critérium n'existe plus. Toutefois
dans la pratique ces langues elles-mêmes fournissent certains
indices qui permettent de décider sans équivoque. Le chinois
méridional (par ex. le dialecte de Canton) distingue dans les
centres de syllabe à deux mores six « tons », à savoir le ton
grave égal, le ton aigu égal, le ton grave décroissant, le ton
aigu décroissant, le ton grave montant et le ton aigu montant^.
Il est clair que cette situation ne peut pas être expliquée
autrement que par la supposition d'un système à 3 registres :
c'est ainsi par ex. que la syllabe fan, qui, selon le «ton»,
a six sens, serait à interpréter ainsi : fan « portion », fan
(I) Daniel Jones et Kwing Tong Woo, «A Cantonese Phonetic Reader»
(Univ. of London Press), de même que Liou Fou, « Études expérimentales sur
les tons du chinois », Paris-Péking 1925 ; en outre Jaime de Angulo dans Le
Mailre Phonétique, 3^ série, n» 60 (1937), G9.
PRINCIPES DE PHONOLOGIE
221
« dormir », fan « poudre », fan « se fâcher », fàn « partager »,
fan « brûler ». C'est ainsi également que dans cette langue
les deux « tons brefs » (à une more) ne doivent pas être
considérés comme accentué et inaccentué, mais comme aigu
et grave. Par contre, dans le chinois du nord, qui ne connaît
que quatre « tons » (deux longs, c'est-à-dire à deux mores, et
deux brefs, c'est-à-dire à une more), la supposition de registres
n'est pas nécessaire : il n'y existe qu'une « accentuation »
qui, dans les mots à deux mores, met en relief soit la première,
soit la seconde more, et qui, dans les mots à une more, existe
ou manque.
d) Corrélation d'accentuation
Dans ce chapitre, consacré aux fonctions phoniques
distinctives, il ne peut naturellement être question que de
l'accentuation dite «libre», c'est-à-dire seulement d'une
accentuation dont la place dans le mot n'est pas conditionnée
extérieurement et qui éventuellement peut différencier des
significations du mot (par ex. russe mùkà « tourment,
supplice» — mûkà «farine»). L'accentuation peut être
définie comme étant la mise en relief culminative d'un proso-
dème. Phonétiquement cette mise en relief peut être réalisée
de différentes façons : par renforcement expiratoire, par
élévation de la hauteur musicale, par allongement, par une
articulation plus nette et plus énergique des voyelles ou des
consonnes en question. Ce qui est phonologiquement essentiel
pour les langues à accentuation libre, c'est premièrement que
cette mise en relief n'a lieu dans chaque mot qu'à une seule
place, de sorte que le prosodème (ou la partie du mot) en
question domine tous les autres prosodèmes du même mot et
n'est dominé par aucun des prosodèmes de ce mot, et
deuxièmement que, dans les mots ayant le môme nombre de
prosodèmes, la mise en relief n'affecte pas toujours le même
prosodème, de sorte qu'il peut exister des paires de mots qui
se distinguent l'un de l'autre uniquement par la place du
sommet accentuel.
L'accentuation libre présente dans les diverses langues
des formes très variées. Très importante est ici la distinc-
tion entre langues qui comptent les syllabes et langues qui
comptent les mores. Les choses se présentent sous l'aspect
le plus simple dans les langues qui comptent les syllabes et
où la corrélation d'accentuation est la seule corrélation
900
N. S. TROUBETZKOY
prosodique : en Europe appartiennent à ce type le portugais,
l'espagnol, l'italien, le grec moderne, le bulgare, le roumain,
l'ukrainien, le russe. Dans quelques-unes de ces langues les
voyelles accentuées sont allongées, les voyelles inaccentuées
par contre sont réduites tant au point de vue quantitatif
qu'au point de vue articulatoire. Plus compliqué est l'état des
choses dans les langues qui comptent les syllabes et qui
outre l'accentuation libre possèdent encore une corrélation
de mode de liaison prosodique , à savoir la corrélation de
coupe de syllabe : ainsi par ex. en allemand, en hollandais,
en anglais. Dans ces langues se croisent deux corrélations
prosodiques qui toutes deux dans leur réalisation phonétique
présentent un certain rapport avec la quantité, car un centre
de syllabe accentué est plus long qu'un centre inaccentué et un
centre de syllabe à déroulement complet plus long qu'un
autre dont le déroulement est interrompu. A cela s'ajoute
encore l'existence d'accents secondaires conditionnés gramma-
ticalement, ce qui semble n'être jamais le cas dans les langues
qui comptent les syllabes et qui n'ont pas de corrélation de
coupe de syllabe ; ces accents secondaires compliquent
particulièrement la ligne prosodique.
Dans les langues qui comptent les mores et qui ont une
accentuation libre, le sommet du mot peut être formé soit
par une syllabe à une more, soit par la première more d'une
syllabe à deux mores, soit enfm par la dernière more d'une
syllabe à deux mores. Ainsi les syllabes «brèves », c'est-à-dire
à une more, se répartissent en accentuées et en inaccentuées
et les syllabes «longues», c'est-à-dire à deux mores, se
répartissent en accentuées descendantes, en accentuées
montantes et en inaccentuées. On dit habituellement dans
ce cas que les brèves ne présentent qu'un accent, tandis que
les longues ont deux types d'accent. L'opposition entre les
deux types d'accent que peuvent porter les syllabes à deux
mores peut être appelée opposition de variation tonique ou
corrélation de variation tonique. Il s'agit d'une opposition
privative. Par conséquent un des deux types de variation
tonique est « non marqué » et peut à côté de sa réalisation
nettement dissymétrique (descendante ou montante) présenter
aussi comme variante facultative un «ton plat». Quant à
savoir lequel de ces deux types de variation est non marqué,
cela dépend exclusivement de la langue dont il s'agit.
Outre les langues à cinq types de syllabe (à une more accen-
tuée, à une more inaccentuée, à deux mores inaccentuées, et
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 223
deux types de syllabes accentuées à deux mores), il existe aussi
des langues qui n'ont que quatre types de syllabes, soit que
toutes les syllabes accentuées aient deux mores (par ex. dans le
dialecte slovince du kachoube)^ soit que toutes les syllabes
inaccentuées aient une more (par ex. en slovène). Cela a lieu
de la façon suivante : dans le second cas on a un système
formé de syllabes graves à une more, de syllabes aiguës à
une more, de syllabes à deux mores et à variation tonique
positive, et enfin de syllabes à deux mores et à variation
tonique négative ; dans le premier cas on a un système formé
de syllabes à une more (toujours inaccentuées), de syllabes
à deux mores avec mise en relief d'une des deux parties (la
première ou la seconde), de syllabes à deux mores avec mise
en relief de l'autre partie, et de syllabes à deux mores sans
mise en relief d'aucune des deux parties. Il est clair que la
non-mise en relief des deux parties d'une syllabe à deux
mores équivaut au fond à la mise en relief symétrique des
deux parties d'une syllabe à deux mores : l'inventaire proso-
dique du slovince est par suite identique en principe à celui
de l'esthonien décrit ci-dessus (comp. p. 211). Mais il peut
arriver aussi qu'une syllabe à deux mores avec mise en relief
symétrique des deux mores s'oppose d'une façon distinctive
à une syllabe à deux mores sans mise en relief d'aucune des
deux mores, et de telle sorte, il est vrai, que ces deux types
de syllabe se trouvent en rapport d'opposition distinctive
avec les syllabes à deux mores à accentuation montante et
à accentuation descendante. De cette manière se forment
des systèmes à six types de syllabes prosodiquement
différents : ils se présentent dans certains dialectes chinois.
La corrélation de variation tonique n'a pas besoin d'exister
inconditionnellement dans toutes les langues qui comptent
les mores et qui ont une accentuation libre. Il y a des langues
qui comptent les mores, où existe une accentuation libre et
où malgré cela n'existe dans les centres de syllabe longs à
deux mores qu'un seul type d'accent. Les exemples les plus
sûrs que nous connaissions sont d'une part le danois et d'autre
part le hopi mentionné ci-dessus. Ce n'est peut-être pas un
hasard que dans ces deux langues l'accentuation libre coexiste
avec une corrélation prosodique de mode de liaison (la corré-
lation de coup de glotte en danois et la corrélation de coupe
de syllabe en hopi).
(1) F. Lorentz, « Slovinzische Grammatik » (St. Petersbourg, Acad. des
Sciences 1903) ; N. S. Troubelzkoy dans TCLP I, 64.
224 N. s. TROUBETZKOY
Comme il a déjà été indiqué la mise en relief culminative
peut affecter les deux mores d'une syllabe à deux mores.
Dans quelques cas (d'ailleurs très rares) la mise en relief
culminative peut s'étendre à tout un groupe de mores consé-
cutives, sans égard pour les limites de syllabes. Des cas de
ce genre existent dans les dialectes occidentaux du japonais^.
Dans le dialecte de Kyoto une telle série de syllabes (ou de
mores) aiguës ne peut apparaître qu'au début d'un mot,
c'est-à-dire qu'elle ne peut comprendre que le radical et
éventuellement le suffixe qui en dépend au point de vue
prosodique et qui s'y lie immédiatement, par ex. lisi « vache »,
nom. lisigà (mais limitatif ûsimade). Toutefois, dans le dialecte
de Tosa une telle suite de mores aiguës peut occuper
n'importe quelle place dans le mot : par ex. asàgà « chanvre ».
Des textes de japonais occidental présentés par E. D. Poli-
vanov [op. cit., 135 et suiv.) il résulte que de telles séries de
mores aiguës peuvent parfois être assez longues (jusqu'à
7 mores) ^. De semblables sommets de mots consistant en
plusieurs unités prosodiques ne sont d'ailleurs attestés que
dans un très petit nombre de langues du monde. Ils sont en
tout cas inimaginables dans les langues qui comptent les
syllabes.
Si la mise en relief culminative peut parfois, comme on vient de le montrer,
comprendre plusieurs mores consécutives, on peut se demander si elle ne peut
pas aussi ne comprendre au contraire qu'un fragment, qu'une partie déterminée
d'une more. Dans l'accentuation libre des dilTérences de variation tonique
distinctives portant sur une seule more sont-elles possibles ? A cette question
nous croyons pouvoir répondre par la négative. Là où de telles oppositions de
variation tonique portant sur une seule more ont été obser\'ées, elles se trouvent
être des réalisations de l'opposition entre more accentuée et more inaccentuée.
Les deux exemples suivant sont particulièrement caractéristiques : Le dialecte
japonais occidental de Kyoto, mentionné ci-dessus, distingue une accentuation
égale de la more toute entière (que E. D. Polivanov note par [ à gauche de la
more en question) et une accentuation descendante portant sur une more
(que E. D. Polivanov note par '^ sur la voyelle en question), par ex. [a^sa
« chanvre » — [asâ « soir », [ka\me « vase » — [kamê « tortue », [kulsu « fatras »
— [kul3ù « farine », etc. Mais il se trouve que la mise en relief égale d'une
more apparaît dans ce dialecte ou bien au début du mot, de sorte qu'elle
peut affecter soit seulement la première more du mot, soit toute une série de
mores, ou bien sur la dernière more du mot, auquel cas elle peut disparaître
devant un mot commençant par une more accentuée; cette mise en relief peut
aussi affecter facultativement la syllabe finale d'un mot assez long dont la
première syllabe est accentuée (voir E. D. Polivanov, op. cit., p. 136, n. 16 et 20
(1) E. D. Polivanov, « Vvedenije v jazykoznanije dl'a vostokovednych^
vozov s (Leningrad 1928), 120 et suiv.
(2) R. Jakobson dans TCLP IV, 172 et suiv.
PRINCIPES DE PHONOLOGIE
225
à propos de \a[îamani\œa et de \koku][mocal\wo). Une telle accentuation
égale est obligatoire sur la dernière more d'un radical sans accentuation initiale
quand on y annexe un suffixe dit grave (par ex. le suffixe -mo de l'additif, comp.
les formes [âot\to[mo ki : \de[mo, nanide[mo, dans le texte présenté par E. Poli-
vanov, loc. cil.). Dans l'annexion d'un suffixe prosodiquement neutre à un
radical sans accent initial, l'accentuation égale est au contraire transportée sur
la syllabe finale (c'est-à-dire sur la syllabe suffîxale) du mot complet : par ex.
[a\sa « chanvre » — nominat. [asaf raa. Tous ces faits prouvent que l'accentua-
tion égale n'a une valeur réellement distinctive que sur la première more (ou
suite de mores) d'un mot et que dans les autres positions elle n'a qu'une fonction
délimitative. Par contre l'accentuation descendante sur une seule more n'existe
jamais que sur la seconde syllabe de certains radicaux et conserve sa place
sans égard au suffixe annexé (comp. dans le texte cité ci-dessus des mots comme
madôivo, ardsirnahew, haijêsimahera). En d'autres termes, cet accent remplit sur la
seconde syllabe exactement la même fonction qui est remplie sur la première sylla-
be du mot par l'accentuation égale. C'est pourquoi l'accent bref descendant fieut
dans le dialecte de Kyoto être considéré comme une simple variante combinatoire
du ton aigu distinctif portant sur la more non initiale d'un mot. Au contraire
l'accent égal portant sur une seule more non initiale (à condition qu'elle ne
soit pas la dernière partie 'd'un sommet polysyllabique de mot) doit être con-
sidéré comme une variante combinatoire de l'absence d'accent, avec la fonction
d'un indice de limite : il marque la limite entre une unité morphologique non
accentuée et une autre unité consécutive, commençant par une more non
accentuée. Dans le dialecte chinois de Kin-chow-fou les deux tons dits « plus
brefs » du chinois septentrional sont réalisés de telle sorte que le « IP » soit
montant et le « IV« » descendant. Qu'il s'agisse ici seulement de la « mise en
relief d'une seule more » et de la « non mise en relief d'une seule more », c'est
ce que prouve le fait que, dans le même dialecte, le ton « I » portant sur deux
mores et ayant généralement son début mis en relief et sa fin non mise en
relief, est réalisé comme montant-descendant, tandis que le « IIP » ton, qui
est d'habitude caractérisé par la mise en relief de sa fin et la non mise en relief
de so"n début, est prononcé comme descendant-montant*.
La « liberté » de l'accentuation n'est pas toujours sans
limitation. L'accentuation libre comporte des limites aussi
bien dans les langues qui comptent les syllabes que dans
celles qui comptent les mores. En kurine (lesghe), en artchine
et dans certaines autres langues du Caucase oriental qui
comptent les syllabes, l'accent ne peut reposer que sur la
première ou sur la seconde syllabe d'un mot, et cette limitation
vaut aussi pour une langue qui compte les mores comme le
hopi. En grec moderne comme en italien (qui font partie des
langues qui comptent les syllabes) l'accent ne peut reposer
que sur une des trois dernières syllabes du mot. En grec
ancien (ionien-attique) l'accent ne pouvait également reposer
que sur une des trois dernières syllabes du mot. Mais comme
(1) E. D. Polivanov, op. cit., 118 et suiv., de même que E. D. Polivanov
et N. Popov-Tativa, « Posobije po kitajskoj transkripcii » (Moskva 1928)^
90 et suiv.
2"2G N. ?. THOLBKTZKOY
c'était une langue qui compte les mores, la formule était en
réalité un peu plus compliquée ; R. Jakobson formule ainsi
la règle de Taccent attique : l'intervalle entre la more accentuée
et la more finale du mot ne peut pas dépasser la limite d'une
syllabe^. C'est pourquoi des combinaisons comme 'juu{(jTé<px\>oç)
et -j-j 8é5coxa) sont possibles, mais la combinaison C'j- (dans
laquelle entre la more accentuée et la more finale il y a une
syllabe— une more) est impossible. En letton la première
syllabe est toujours accentuée, mais de sorte que les centres
de syllabe longs présentent en cette position une corrélation
de variation tonique : en d'autres termes seule l'une des deux
premières mores d'un mot peut être mise en relief, si elle
appartient à la première syllabe-. En esthonien où, comme il
a déjà été dit, on distingue, en dehors de l'accent bref, trois
accents longs \^ou degrés de longueur) : l'accent descendant,
l'accent égal et l'accent montant, on retrouve, à proprement
parler la même règle qu'en letton. Mais ici dans quelques l
mots étrangers à première syllabe brève, c'est la seconde qui
est aicentuée de sorte qu'au point de vue de la langue actuelle
la mise en relief peut affecter non pas seulement les deux
mores de la première syllabe, mais en général une des deux
premières mores du mot, qu'elles appartiennent à la même
syllabe ou à des syllabes différentes. Dans les langues dites
monosyllabiques où le mot (plus exactement le morphème)^
ne peut pas présenter moins d'une more et pas plus de deux
mores à l'intérieur d'une syllabe, on rencontre aussi la limita-
tion de l'accentuation libre, dans la mesure où une telle
accentuation existe en général dans ces langues : à ce type
appartiennent le chinois du nord*, le siamois, le birman, etc.
Les langues dans lesquelles existe une corrélation
d'accentuation libre distinctive n'ont pas besoin d'accentuer
dans chaque mot un prosodème déterminé. Mis à part les
petits mots atones, proclitiques et enclitiques, qui existent
dans presque chaque langue et qui sont également
«dépendants )> à cause de leur fonction grammaticale, il y a
(1) R. Jakobson, t Z zagadnien prozodji îtarogreckiej » dan? Prace ofiaroivane
Kaz. Wôycickiemu (Wilno 1937), 73-88.
(2; Note du iraducfeur : voir les objections de A. Martinet, BSL XL II
(1942-45), fasc. 2, p. 31.
(3,i A. Ivanov et E. Polivanov, <■ Grammatika sovremennogo kitaj>kogo
jazyka (Moskva 1930).
(4) Mais pas le chinois du sud. Voir ce qui a été dit ci-dessus, p. 220-221,
sur le dialecte de Canton.
PRINCIPES DE PHONOLOGIE
227
dans beaucoup de laii^^ues des mots grammaticaleriienL
« normaux » et indépendants qui ne contiennent aucune
syllabe accentuée. Ce n'est que facultativement que de tels
mots peuvent recevoir dans l'inLérieur de la phrase un accent
particulier qui doit être considéré comme une variante
combinatoire de l'absence d'accent, avec valeur délimitative.
Ainsi par ex. en grec ancien était réalisé r« accent aigu » sur
la dernière more d'un mot dans certains groupes de mots et
en certaines positions dans la phrase ; dans tous les autres
cas il était remplacé par r« accent grave », c'est-à-dire par
l'absence d'accent. De môme dans le dialecte japonais de
Kyoto l'accentuation égale de la dernière more d'un mot
polysyllabique n'est qu'une variante combinatoire de
l'absence d'accent (voir ci-dessus, p. 224). En slovène écrit,
dans les mots qui n'ont aucune syllabe à deux mores, la
dernière syllabe à une more est accentuée ; si elle est ouverte
l'accent peut facultativement être reporté sur l'avant-dernière
syllabe (pareillement à une more). La statistique de la réparti-
tion de l'accent dans les poésies Slovènes enseigne toutefois que
les syllabes brèves accentuées sont traitées comme
inaccentuées^ et cela est la conséquence naturelle du fait que
la place des syllabes brèves accentuées dans le mot n'est pas
libre, mais qu'elle est réglée extérieurement, de sorte qu'elle
ne possède pas la possibilité de distinguer deux mots ayant
la même structure quantitative^.
De la même façon peuvent être compris les rapports d'accentuation dans
les dialectes ëtokaves qui sont à la base de la langue écrite serbo-croate.
L'existence de deux espèces d'accents brefs dans ces dialectes est déjà surpre-
nante. Nous savons en effet que partout où les centres de syllabe brefs présentent
des différences de variation tonique, l'un des deux accents brefs doit être
considéré comme une réalisation (combinatoire ou non combinatoire) de
l'absence d'accent, de l'inaccentuation^. Dans la langue écrite serbo-croate les
choses se présentent de telle sorte que l'accent réellement libre est musicalement
montant sur les syllabes brèves comme sur les syllabes longues, si bien que le
début de la syllabe suivante présente la même hauteur musicale que la fin
de la syllabe accentuée. Cette contamination de la syllabe suivante est abso-
lument nécessaire pour la réalisation phonétique de l'accent libre en
serbo-croate et c'est pourquoi la liberté de l'accent est limitée par le fait qu'il
ne peut reposer sur la dernière syllabe d'un mot. D'une façon générale, dans
les mots polysyllabiques l'accent libre « montant » peut occuper n'importe
quelle place, aussi bien sur les syllabes brèves que sur les syllabes longues.
(1) A. V. Isaôenko, « Der slovenisclie funffussige Jambus <-, Slavia XIV,
45 et suiv. (en particulier 53).
(2) R. Jakobson dans TCLP IV, 173 et suiv.
(3) R. Jakobson, op. cil., 174.
228 N. s. TROUBETZKOT
Beaucoup de doublets ne sont différenciés que par la place de cet accent : par ex..
màlina « framboise » — malina « petit nombre ", pjèuaâica « coucou » — pjevà-
cica « chanteuse », rùzlozili « juger de, raisonner » — razlàzili « découper »,
imânje « avoir, crédit » — imànje « propriété », etc. De plus la place de cet
accent dans le mot est tout à fait indépendante des rapports syntaxiques ;
il en va tout autrement des accents descendants dits brefs et longs. En oppo-
sition avec l'accent montant, qui est caractérisé presque uniquement par ses
propriétés musicales et qui (autant qu'il n'affecte pas la première syllabe du
mot) n'est lié à aucun renforcement expiratoire, l'accent descendant est surtout
expiratoire. Le mouvement musical descendant n'est plus ou moins nettement
perceptible que si la syllabe affectée par cet accent est longue ; l'accent « bref
descendant » n'est par contre très souvent réalisé que comme un renforcement
expiratoire avec une variation tonique musicalement plate sur un registre
relativement bas. Tandis que les syllabes qui suivent l'accent « montant »
sonnent assez haut, celles qui viennent après l'accent « descendant » sont dites
avec une voix tout à fait basse, presque murmurée, ce qui met en relief nette-
ment l'intensité, c'est-à-dire la force expiratoire de l'accent descendant. Mais
ce qui caractérise particulièrement l'accent « descendant » dans son opposition
avec l'accent « montant », c'est que sa place n'est pas libre. L'accent « descen-
dant » de la langue serbo-croate écrite ne peut reposer que sur la première
syllabe d'un mot ou d'un groupe de mots étroitement liés. Tandis que l'accent
« montant » garde toujours sa place dans le mot indépendamment des rapports
syntaxiques, l'accent « descendant » quitte la première syllabe du mot dès que
ce mot entre en liaison étroite avec un mot précédent : jàrica « froment de
mars » — za jàricu « pour le froment de mars », mais jàrica « jeune chèvre » —
zà jaricu « pour la jeune chèvre », prèdali « remettre, confier » — ne prèdali
« ne pas confier », mais prèdali « effrayer » — ne prèdali « ne pas effrayer ».
Ainsi l'accent « descendant » de la langue serbo-croate (et aussi bien l'accent
bref que l'accent long) n'est qu'une variante combinatoire de l'absence d'accent,
avec fonction délimitative : il indique que le mot sur la première syllabe duquel
il repose ne forme pas avec le mot précédent un groupe unique, étroitement
lié. Ainsi s'explique que les premiers grammairiens serbo-croates ne notaient
pas du tout l'accent « bref descendant » et que pour l'accent « long descendant »
ils employaient le même signe que pour les longues inaccentuées*.
Dans les cas mentionnés ci-dessus des mots sans accent
distinctif s'opposent à des mots ayant un accent distinctif
sur une syllabe ou une more quelconque. D'autre part il a
été établi que dans quelques langues (par ex. dans les dialectes
japonais occidentaux) la mise en relief accentuelle peut
embrasser toute une suite de prosodèmes consécutifs, de sorte
que cette série de prosodèmes mise en relief peut éventuelle-
ment former un mot tout entier (par ex, dans le dialecte de
Kyoto \usiga^^ « la vache », nom. et gén.). On pourrait même
concevoir une langue où il n'existerait que deux types de
mots : les uns avec mise en relief de tous les prosodèmes, les
(1) Pour plus de détails à ce sujet voir l'étude (qui ouvre une voie nouvelle)
de R. Jakobson, « Die Betonung und ihre Rolle in der Wort- und Syntagma-
phonologie », TCLP IV, 164 et suiv. (en particulier 176 et suiv,).
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 229
autres sans mise en relief des prosodèmes. De telles langues
semblent effectivement exister : à notre avis le parler du
village japonais de Mie (préfecture de Nagasaki) décrit par
E. D. Polivanov doit être rangé dans cette catégorie^. A la
vérité E. D. Polivanov lui-même ne parle pas de mots mis en
relief et de mots non mis en relief, mais de mots ox\'tons et
de mots bar^i:ons : il considère comme essentiel pour les
premiers la variation tonique musicalement montante et
pour les seconds la variation tonique musicalement descen-
dante. Mais de sa description il ressort que les voyelles (en
particulier i et e) sont très souvent réalisées sourdes dans les
mots polysyllabiques barytons et qu'en finale elles tombent
souvent {kjia « nord », kikii, kikii « (il) entend », hasi, has
« pont »), tandis que cela ne peut jamais être le cas dans les
mots oxytons ; en outre que le mouvement musicalement
montant n'embrasse pas toujours la toute dernière more des
mots oxytons, que cette more se termine souvent par un
mouvement descendant et que par emphase (par ex. à
l'impératif ou à la forme d'appel) elle est même plus grave
que l'avant-dernière more. C'est pourquoi nous croyons que
dans le dialecte de Mie pour ces deux types de mots
l'essentiel au point de vue phonologique n'est pas l'opposition
de variation tonique, mais l'opposition entre la mise en relief
générale et la non mise en relief générale du mot tout entier.
Cette opposition existe ici aussi bien dans les mots mono-
syllabiques que dans les mots polysyllabiques.
Si, comme il a été démontré plus haut, quelques langues à
intonation libre peuvent parfois posséder des mots sans
syllabe accentuée, d'autre part certaines autres langues
présentent dans quelques mots plusieurs syllabes accentuées :
naturellement une seule de ces syllabes peut être considérée
comme sommet du mot ; les autres ne sont que des tons ou
des accents secondaires. Il n'est évidemment question ici que
des accents secondaires ayant une importance phonologique.
Dans les langues à accentuation libre, les syllabes inaccentuées
ne sont pas toutes également faibles ou musicalement graves.
Mais dans la plupart des langues l'alternance djTiamique ou
chromatique des syllabes inaccentuées est réglée d'une façon
tout à fait automatique selon un rv'thme déterminé — la
plupart du temps de sorte que les prosodèmes pairs comptés
(1) E. D. Polivanov, « Vvedenije v jazykoznanije dra vostokovednych
vuzov », 70 et suiv.
230 >". s. TROUBETZKOY
à partir du prosodi-me culminant en avant ou en arrière soient
un peu plus mis en relief que les prosodèmes impairs — - ou
bien de sorte que la première ou la dernière syllabe du mot
reçoive un ictus secondaire, etc. Tous ces phénomènes n'ont
aucune valeur distinctive. Mais il y a des langues où la place
des accents secondaires est réglée non pas automatiquement,
mais « étymologiquement » et par suite possède une valeur
distinctive. Ainsi, par ex. en allemand les mots composés
présentent, outre un accent principal, un accent secondaire
sur chaque syllabe radicale [Eisenbàhn <' chemin de fer »,
Hûchschùle école supérieure »_ , de sorte que certains préfixes
et suffixes sont traités aussi comme syllabes radicales
[ùniernéhmen «entreprendre», Jûdeniùm « judaïsme », Bôt-
schàft message ». etc.). Dans la mesure où en allemand
l'accent est libre, c'est-à-dire dans la mesure où la place de
l'accent principal peut différencier deux mots, il ne s'agit
jamais que de l'opposition : '■ accent principal » — « accent
secondaire » par ex. ûbersèlzen ■ passer de l'autre côté » —
ûbersétzen traduire »\ Des faits semblables apparaissent dans
les autres langues germaniques 'dans la mesure où elles
possèdent l'accentuation libre), tandis que les langues
romanes, slaves et baltiques, quoique ayant une accentuation
libre, ignorent les accents secondaires étymologiques. Ces
accents sont également inconnus des langues du Caucase
oriental à accentuation libre. Par contre, ce phénomène est
largement répandu dans certaines langues américaines (par
ex. en hopi. en taos. etc.'. Comme les langues germaniques sont
de toutes les langues indo-européennes modernes celles qui
montrent la plus grande préférence pour les mots composés
et que d'autre part les langues américaines sont bien connues
pour leur - polys\Tithétisme ». on pourra considérer l'utilisa-
tion plus importante de la composition radicale comme la
condition préalable de l'accentuation secondaire distinctive.
Le phénomène tout entier doit être envisagé dans ses rapports
avec la fonction phonique culminative.
Terminon? par quelque; remarques sur la question de la réalisation phoné-
tique de laceentuation. En principe raccentuation est liée dans les langues qui
comptent les mores à rélévation de la hauteur musicale, et dans les langues
qui comptent les syllabes à l'allongement. Toutefois d'une part la hauteur
musicale de la syllabe accentuée apparaît aussi dan; beaucoup de langues qui
comptent les syllabes à côté de l'allongement et du renforcement expiratoire ;
bien plus dans beaucoup de langues qui comptent les syllabes il n'existe
presque pas de différence de durée entre les syllabes accentuées et inaccen-
tuées. Inversement dans quelques langues qui comptent les mores la diffé-
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 231
rence de variation tonique est dans les syllabes accentuées de nature plus
expiratoire que musicale et beaucoup de ces langues allongent la syllabe ou
la more accentuée. En kachoube septentrional et en lithuanien les centres de
syllabe à deux mores et inaccentués sont réalisés plus brefs que ceux qui sont
accentués (demi-longs). En ce qui concerne les centres de syllabe diphtongues
du lithuanien, dans l'accent descendant (ou « détaché ») le premier élément
est plus long que le second, tandis que dans l'accent montant (ou «lié ») il est
au contraire plus bref que le second. En esthonien la réalisation des dilTérences
de variation tonique est, dans les centres de syllabe monophtongues, liée à une
alternance quantitative. Tous ces exemples montrent que la réalisation de la
mise en relief culminative des prosodèmes ne coïncide pas inconditionnellement
avec les oppositions servant à la différenciation non culminative des prosodèmes,
oppositions d'après lesquelles la différenciation résulte pour les mores de la
hauteur musicale, pour les syllabes de l'intensité. Une seule règle peut être
posée ici : si dans une langue l'accentuation libre existe à côté de la différen-
ciation non culminative des prosodèmes on ne peut pas utiliser pour la réali-
sation de l'accent le même procédé que pour la différenciation. Par cette règle
s'explique la situation prosodique de la langue écrite serbo-croate. De la descrip-
tion donnée ci-dessus il résulte que l'accentuation libre dans cette langue est
réalisée presque exclusivement par l'élévation musicale de la syllabe accentuée i.
Mais d'autre part la langue serbo-croate n'est pas une langue qui compte les
mores : elle ne possède aucune des six caractéristiques auxquelles on reconnaît
une langue qui compte les mores. L'existence de différences de variation tonique
comme vrâla « du cou » — vrdia « porte » ne prouve rien, car la même différence
existe aussi dans les centres de syllabe brefs : jàrica « jevme chèvre > — jàrica
«■ froment de mars n. C'est pourquoi elle doit être considérée comme une langue
qui compte les syllabes. Et comme l'accentuation libre est réalisée dans cette
langue d'une façon presque exclusivement musicale, il en résulte qu'à côté de
l'accentuation libre il existe en outre en serbo-croate une différenciation non
culminative des prosodèmes (ou des centres de syllabe), différenciation qui,
comme dans les langues qui comptent les syllabes, est réalisée par la corré-
lation prosodique d'intensité. D'ailleurs d'autres exemples de l'existence côte
à côte de l'accentuation libre et d'une corrélation de différenciation non culmi-
native ne nous sont pas connus.
D) Oppo.sition prosodique de mode de liaison
a) La corrélation de coup de çjlotle
Les oppositions prosodiques de mode de liaison sont de
deux sortes : la corrélation de fracture tonique, plus exacte-
ment nommée corrélation de coup de glotte, et la corrélation
(I) Le fait que la syllabe accentuée n'est pas simplement plus aiguë, mais,
au moins dans la plupart des cas, musicalement montante, pourrait avoir son
principe dans la (phonologie des syntagmes )>, et notamment dans la tendance
à distinguer le plus nettement possible l'accentuation libre de l'accent délimi-
tatif. Pour te dernier l'intensité expiratoire est certes l'essentiel, mais, dans
la mesure où il a un côté musical, il est descendant.
232 N. s. TROUBETZKOY
de coupe de syllabe. Toutes deux ont déjà été mentionnées
ci-dessus (p. 205 et 209) à propos d'autres questions, mais
elles doivent être examinées ici d'un peu plus près.
Avant tout on doit éviter de confondre la corrélation de
coup de glotte avec quelques phénomènes phonétiquement
analogues, mais tout différents phonologiquement. N'importe
quel groupe « voyelle +occlusion glottale complète ou
incomplète» ne peut pas être considérée comme «voyelle à
coup de glotte ». Dans les langues où l'occlusive glottale existe
comme phonème particulier un tel groupe a simplement la
valeur d'un groupe de phonèmes, c'est-à-dire qu'il est bipho-
nématique. La suite phonique ad a vaut dans une langue de ce
genre deux syllabes. Aucune corrélation de coup de glotte
n'existe non plus dans des langues comme l'achumawi où
une sorte de coup de glotte (« réarticulation ») intervient
toujours quand la deuxième more d'une voyelle à deux
mores ne présente pas le même registre que la première more^ :
dans ce cas le coup de glotte n'est qu'une manifestation
accessoire du changement de registre à l'intérieur d'un support
de syllabe à deux mores. Également dans des langues comme
le birman il n'existe aucune vraie corrélation de coup de
glotte : ici, en opposition avec les deux « tonèmes » longs, les
deux « tonèmes » brefs (c'est-à-dire à une more) finissent par
une occlusive glottale qui, dans le ton bref aigu, est plus éner-
gique que dans le grave ^ et qui doit être considéré simplement
comme un signal accessoire de l'existence d'une seule more.
Quand on a écarté tous les cas de ce genre, il reste encore
un nombre considérable de langues et de dialectes ayant une
véritable corrélation prosodique de coup de glotte. Il y a des
langues où cette corrélation n'apparaît que dans les centres
de syllabe à deux mores, et des langues où elle se présente
aussi bien dans les centres de syllabe à deux mores que dans
ceux à une more. Mais il semble qu'il n'y ait aucune langue
où la corrélation de coup de glotte existe seulement dans les
centres de syllabe brefs (ou à une more) et n'existe pas
également dans les centres de syllabe longs (ou à deux mores).
De même nous ne connaissons pas de langues ayant une
corrélation de coup de glotte et qui n'aient pas aussi des
(1) H. J. Uldall, «A Sketch of Achumawi Phonetics », Inlern. Journ. f.
Amer. Lingu. VIII (1933), 75 et 77.
(2) J. R. Firth, « Notes on the Transcription of Burmese », Bull, of the
■School of Orient. Stud. VII, 137 et suiv.
PRINCIPES DE PHO.NOI.OGIE 233-
différences prosodiques de quantité. Et comme les différences
de quantité liées à la corrélation de coup de glotte doivent
être interprétées comme une corrélation prosodique de
gémination, il en résulte que la corrélation de coup de glotte
ne se présente que dans les langues ayant une corrélation
prosodique de gémination, c'est-à-dire dans les langues qui
comptent les mores.
Pour les centres de syllabe à deux mores la corrélation de
coup de glotte signifie une opposition dans le mode de
liaison des mores. Dans les centres de syllabe avec coup de
glotte la première partie est séparée de la seconde par une-
occlusion (complète ou incomplète) des cordes vocales, de
sorte que l'impression acoustique est celle de deux sons
consécutifs, ou celle d'un brusque passage de la voix normale
à la voix murmurée ou chuchotée à l'intérieur du même son^
Dans les centres de syllabe sans coup de glotte le passage de
la partie initiale à la partie finale se fait graduellement, sans
intermédiaire, et sans interruption perceptible d'aucune
sorte. En ce qui concerne les centres de syllabe brefs, la
corrélation de coup de glotte signifie pour eux une opposition
dans le mode de liaison du centre de syllabe avec la consonne
suivante : ou bien le centre de syllabe à une more (c'est-à-dire-
normalement une voyelle brève) est séparé de la consonne
suivante par une occlusion complète des cordes vocales (et
par suite par une pause complète de la voix), ou bien la voyelle
brève se lie sans intermédiaire à la consonne suivante^. Le
coup de glotte tombe donc, dans les centres de syllabe à deux
mores, à l'intérieur du centre de syllabe, tandis que dans les
(1) De telles voyelles brèves avec coup de glotte existent entre autres dans
certains dialectes danois et le prof. Dr. Christen Môller (Aarhus) dont le propre
dialecte possède cette particularité, a été assez aimable pour prononcer quelques
mots devant moi. J'ai eu l'impression que la durée totale de la voyelle brève
et de la pause qui suit la fermeture des cordes vocales correspond à peu près à
la durée d'une longue normale. Dans les centres de syltebe à deux mores avec
coup de glotte, on ne peut, dans la prononciation du prof. Christen Môller, enten-
dre aucune pause de la voix, mais le centre de syllabe se décompose nettement
en deux parties : ime haute et une basse, de sorte que la limite entre elles deux
est très nettement marquée. Leur durée totale est de même à peu près analogue
à celle d'une longue normale (c'est-à-dire sans coup de glotte). Un type sem-
blable est indiqué également par Lauri Kettunen pour le letton {"■ Untersuchun-
gen ûber die livische Sprache », Ada et Commentationes U niversitatis Dorpa-
tensis \1I, .3, Tartu 1925, 4 et suiv., et en particulier les kymogrammes publiés).
Également instructives sont les remarques de R. Ekblom sur le coup de glotte
letton ("Die lettischen Akzentarten », Uppsala 1933, en particulier 23 et suiv.^
42, 47 et suiv.i.
234 N. s. TROUBETZKOY
centres de syllabe à une more, il n'apparaît qu'après la fin
du centre de syllabe ; dans les deux cas, aux centres de syllabe
accompagnés de coup de glotte s'opposent ceux qui ont un
déroulement uniforme, c'est-à-dire sans aucune coupure de
la voix, ni au milieu, ni à la fin de la voyelle. Il s'agit 'donc
toujours du mode de liaison d'une more avec l'élément
suivant : soit avec la deuxième more d'un centre de syllabe
à deux mores (c'est-à-dire d'une voyelle longue, d'une
diphtongue, ou d'un groupe « voyelle +sonante »), soit avec
la consonne qui suit sans faire partie du centre de syllabe :
cette liaison peut se faire sans intermédiaire ou être marquée
par un coup de glotte brusque, par une coupure brutale.
b) 'La corrélation de coupe de syllabe
Il est clair que la corrélation de coupe de syllabe est aussi
une opposition de mode de liaison prosodique. Elle n'est à
vrai dire rien d'autre qu'une opposition entre la liaison dite
« ferme » et la liaison dite « lâche » d'un centre de syllabe
vocalique à une consonne suivante. Qu'en outre la voyelle à
liaison ferme soit plus brève que la voyelle à liaison lâche,
cela n'est qu'un phénomène phonétique accessoire. Dans la
liaison ferme la consonne commence à un instant tel que la
voyelle n'a pas encore dépassé le sommet de son déroulement
(qui est normalement montant, puis descendant). Dans la
liaison lâche au contraire la voyelle se déroule dans sa totalité
avant le commencement de la consonne. La liaison « ferme »
tranche pour ainsi dire la fin de la voyelle et c'est pourquoi la
voyelle ainsi tranchée doit être plus courte que. la voyelle
normale, non tranchée. La corrélation de coupe de syllabe
repose donc sur une opposition privative, dont le terme non
marqué est la voyelle à déroulement complet, non tranchée,
sans liaison ferme à une consonne suivante. Par là s'expliquent
aussi les effets de la neutralisation de cette corrélation : elle
est neutralisée en finale ou devant voyelle, de sorte que dans
la position de neutralisation ne se trouvent naturellement
que des phonèmes vocaliques à déroulement complet (phoné-
tiquement des longues ou des demi-longues) : ainsi en anglais,
hollandais, allemand, norvégien, suédois, gaélique d'Ecosse,
en hopi, etc. Que la longueur de la voyelle soit ici non
essentielle au point de vue phonologique, on en jugera par
les cas où l'archiphonème est réalisé par une voyelle brève
avec liaison lâche : par ex. dans les syllabes inaccentuées
PRINCIPES DE PHO-NOLOGIE 235
de l'allemand : le-béndig « vivant », Ilo-lûnder « sureau »,
spa-zteren « se promener », Ka-pi-ian « capitaine », etc.
Tandis que la corrélation de coup de glotte ne se présente
que dans les langues qui comptent les mores, le rapport de
la corrélation de coupe de syllabe avec la distinction des
langues en langues qui comptent les mores et en langues qui
comptent les syllabes est moins significatif. L'allemand, le
hollandais et l'anglais, où la corrélation de coupe de syllabe
joue dans les syllabes accentuées principales et secondaires,
sont évidemment des langues qui comptent les syllabes, car
«lies n'ont aucun des signes caractéristiques des langues qui
comptent les mores. Par contre le hopi, où la corrélation de
coupe de syllabe apparaît aussi dans les syllabes à accent
principal ou secondaire, est une langue qui compte les mores.
Mais la corrélation de coupe de syllabe n'y existe que dans le
centres de syllabe (ou voyelles) à une more (et à accent prin-
cipal ou secondaire), tandis que les centres de syllabe à deux
mores sont en dehors de cette corrélation — de sorte que la
corrélation de coupe de syllabe et la corrélation prosodique de
gémination forment dans cette langue un faisceau à trois
termes : « à une more avec liaison ferme » — « à une more
sans liaison ferme » — « à deux mores (sans liaison ferme) ».
Dans les syllabes inaccentuées, tout le faisceau est neutralisé.
Une combinaison en faisceau de la corrélation de coupe de syllabe et de la
corrélation prosodique de gémination semble apparaître aussi en norvégien et
en suédois. A la vérité Cari H. Borgstrôm à qui nous devons une excellente
description phonologique de la langue écrite norvégienne^ affirme « que la langue
écrite norvégienne ne connaît pas la division des centres de syllabe en mores »
[op. cil., 261), mais nous pensons que cette affirmation peut être mise en doute.
L'existence d'oppositions distinctives de variation tonique en norvégien (par ex.
ly'se «lumière» avec ton montant — hj'se «éclairer» avec ton descendant-
montant) parle en faveur d'une langue qui compte les mores. Il est vrai que
cette corrélation de variation tonique n'existe pas seulement dans les voyelles
longues, mais aussi dans les voyelles brèves, ce qui parait être le fondement
principal de l'affirmation de Cari H. Borgstrôm mentionnée ci-dessus — mais
cet obstacle se laisse facilement écarter. Cari H. Borgstrôm a reconnu à juste
titre que les centres de syllabe accentués du norvégien sont régis par la corré-
lation de coupe de syllabe, et qu'en norvégien les syllabes accentuées sont
objectivement toujours longues « car elles contiennent ou bien une voyelle brève
et une consonne longue, ou bien une voyelle longue et une consonne brève »
(1) Cari Borgstrôm, « Zur Phonologie der norwegischen Schriftsprache »,
Norsk Tidsiirifl for Sproguidenskap IX (1937), 250 et suiv. Parmi les descriptions
phonétiques du système prosodique du norvégien sud-oriental, il faut citer
tout particulièrement, à cause de sa clarté et de sa précision vraiment exem-
plaires, l'exposé de Olaf Broch, « Rhythm in the Spoken Norwegian Language »,
Philological Society Transactions 1935, 80-112.
236 N. s. TROUBETZKOY
{op. cit., 264 et suiv.). D"un autre côté Cari 11. Borgstrôm reconnaît que dans
les syllabes accentuées ayant une voyelle « brève » (c'est-à-dire <■' tranchée n) la
variation tonique n'embrasse pas seulement la voyelle, mais aussi la consonne
suivante : « dans une voyelle brève suivie d'une consonne sourde on a l'impres-
sion qu'une partie de la variation tonique n'est qu'indiquée sans sonorité, mais
que lopposition reste claire ; si la consonne est sonore, par ex. be'nner
0 paysan s — b^enner " haricots «, une partie de la variation tonique tombe nette-
ment sur la consonne » (p. 261). Le support de la variation tonique est donc
ou bien une voyelle « à déroulement complet », ou bien une diphtongue, ou bien
le groupement d'ime voyelle « tranchée a et de l'implosion d'une consonne
suivante, qui (et c'est là que réside le caractère particulier du type norvégien-
suédois; n'est pas nécessairement une sonante, mais peut être aussi une fricative
ou une explosive. Ces trois types de centres de syllabe accentués peuvent être
considérés comme à deux mores, et le fait qu'ils comportent deux mores est
indiqué clairement par la corrélation de variation tonique. Dans les syllabes
inaccentuées apparaissent d'abord les trois types de centres de syllabe à deux
mores déjà mentionnés, et en outre des centres de syllabe à une more, c'est-à-
dire des voyelles " brèves » sans liaison ferme à la consonne suivante {op. cit.,
265 et suiv.\ En norvégien il existe donc la même combinaison de quatre espèces
possibles de syllabes (inaccentuée à une more, inaccentuée à deux mores,
accentuée à deux mores avec variation tonique non marquée, accentuée à deux
mores avec variation tonique marquée] qu'en kachoube septentrional (slovince),
en liaison toutefois avec la corrélation de coupe de syllabe. Cette dernière n'existe
en nor\égien qu'à l'intérieur des centres de syllabe à deux mores, étant donné
que la fin de ces centres de syllabe coïncide, soit avec la fin du déroulement
complet de la voyelle, soit avec le commencement de la consonne fortement
liée à la voyelle qui précède. L'association de la corrélation de coupe de syllabe
avec la corrélation prosodique de gémination produit également ici un faisceau
à trois termes, mais dont la structure n'est cependant pas la même que celle
qui apparaît en hopi, étant donné qu'en norvégien la corrélation de coupe de
syllabe n'existe pas dans les centres de syllabe à une more, mais au contraire
dans ceux à deux mores^. En ce qui concerne le suédois, la situation prosodique
paraît être phonologiquement la même qu'en norvégien, avec toutefois une
réalisation phonétique quelque peu différente''.
Il n'est pas toujours facile de distinguer si dans une langue donnée existe
la corrélation de coupe de syllabe ou la corrélation de gémination consonantique.
Dans des langues comme le finnois, le hongrois ou le tamoul où l'opposition
entre voyelles brèves et longues possède force distinctive aussi bien devant
les consonnes non géminées que devant les géminées, il ne peut pas être question
évidemment d'une corrélation de coupe de syllabe. Mais en ce qui concerne
l'italien cette question pourrait être soulevée, car ici les voyelles accentuées
sont toujours longues devant une voyelle ou devant une consonne simple
intervoealique, et au contraire toujours brèves devant une consonne géminée.
Mais comme l'opposition entre consonnes géminées et non géminées n'existe
pas seulement après voyelle accentuée, mais aussi après voyelle^ inaccentuée,^
(1) Noie du iraducleur : A. Martinet, BSL XLII (1942-45), fasc. 2, p. 31,
conteste que le norvégien soit une langue qui compte les mores.
(2) W. Stalling, « Das phonologische System des Schwedischen » (Nijmegen
1935) où, sous ce titre qui induit en erreur, est donnée une étude à la vérité
très bonne, quoique non phonologique, mais au contraire purement phonétique
et instrumentale, des intonations suédoises.
PRINCIPES ni-: PHONOLOGIE 237
<ie sorte que les voyelles inaccentuées devant consonne non géminée ne sont
pas plus longues que devant consonne géminée, il est clair que la gémination
des consonnes doit être considérée en italien comme un phénomène tout à fait
autonome et non pas comme une cojiséquence de la corrélation de coupe de
syllabe. D'autre part en italien les voyelles accentuées ne sont pas brèves
seulement devant les consonnes géminées, mais aussi devant tous les groupes
de consonnes (sauf « consonne + r, w, y ») et en finale. Par conséquent les diffé-
rences de quantité des voyelles sont ici conditionnées extérieurement et la
longueur des voyelles accentuées devant consonne non géminée (comme devant
«consonne + r, w, y») et devant voyelle formant une autre syllabe peut être
-considérée comme une variaiite combinatoire : il ne peut pas être question en
italien d'une corrélation de coupe de syllabe.
Par contre dans des langues ayant une corrélation de coupe de syllabe,
l'opposition entre consonnes géminées et consonnes non géminées n'est qu'un
phénomène accessoire, sans importance phonologique. Dans ces langues il ne
peut pas être question à proprement parler de géminées, mais seulement de
consonnes fermement liées dont la durée relativement plus grande n'est que la
conséquence de leur liaison ferme à la voyelle précédente.
EJ Oppositions prosodiques
DISTINGUANT DES PHRASES
Tandis que les particularités distinctives des consonnes et
des voyelles ne sont utilisées que pour différencier des mots,
les particularités prosodiques ne servent pas seulement à
distinguer des significations de mots, maisausssià différencier
Ja signification de groupes entiers de mots et des phrases.
A cette fin servent les oppositions de variation tonique (ou
intonation de phrase), le changement de registre, l'accentua-
tion de phrase et les pauses.
Dans l'état actuel de la recherche il n'est pas possible de
traiter de la « phonologie de la phrase » avec la même précision
et les mêmes détails que de la phonologie du mot. Les maté-
riaux sont trop peu nombreux et la plupart du temps peu
sûrs. Dans les descriptions existantes de « phonétique de la
phrase », la fonction représentative, la fonction d'appel et
la fonction expressive des sons ne sont en général pas séparées.
Même là où une distinction est amorcée, cela n'est pas
toujours fait selon des principes appliqués d'une façon
conséquente. En outre les descriptions poursuivent la
plupart du temps des buts déterminés et pratiques : elles sont
destinées le plus souvent à des acteurs, à des déclamateurs,
à des orateurs, pour lesquels une exacte distinction de la
fonction représentative et de la fonction d'appel a moins de
sens. Toutes ces circonstances défavorables rendent dilficile
238 N. s. TROUBETZKOY
l'étude du rôle des oppositions prosodiques dans la phono-
logie représentative de la phrase^ ÎNous devrons donc nous
contenter de quelques remarques limitées sur ce sujet.
Avant tout et par principe on doit discerner si l'opposition
prosodique servant à différencier des phrases sert en même
temps ou non à distinguer des mots dans la langue en
question. Là où l'opposition différenciant des phrases n'exerce
aucune fonction différenciant des mots, son emploi n'exige
aucune limitation particulière. Mais là où l'opposition qui
distingue des phrases distingue également des mots, il résulte
du croisement de ces deux fonctions et de la subordination
de l'une à l'autre des situations souvent très compliquées.
a) Vinlonalion de phrase
Comme la plupart des langues européennes ne connaissent
pas les oppositions de variation tonique distinguant des
mots 2, !'« intonation » est dans ces langues un procédé
différenciant exclusivement des phrases. Dans ce but on
emploie le plus souvent l'opposition entre l'intonation
montante et l'intonation descendante, de sorte que l'intona-
tion montante remplit le plus souvent la fonction « de
continuité », c'est-à-dire indique que la phrase n'est pas encore
prononcée jusqu'au bout, tandis que l'intonation descendante
a une fonction « conclusive ». D'habitude ces deux intonations
ne sont réalisées que dans les derniers mots, avant une pause,
car c'est seulement à cette place qu'il importe d'indiquer si
la phrase est ou non terminée.
Dans les langues où les oppositions de variation tonique
distinguent des mots, elles doivent être modifiées avant une
pause, pour se subordonner à l'intonation de phrase. Ainsi
par ex. en suédois, où les oppositions de variation tonique
distinguant des mots sont caractérisées par tout le profil
tonique, aussi bien des syllabes accentuées que des syllabes
posttoniques, ces profils toniques sont réalisés différemment
selon le caractère de l'intonation de phrase. Et de fait la
(1) s. Karcevskij, « Sur la phonologie de la plirase », TCLP IV, 188-228.
(2) La corrélation de variation tonique distinguant des mots n'existe en
Europe qu'en norvégien, suédois, lithuanien, letton, kachoube septentrional
(slovince), Slovène, serbo-croate, albanais septentrional (guègue) — et en outre
dans quelques dialectes allemands et hollandais. Voir R. Jakobson, « Sur la
théorie des affinités phonologiques » [Acles du /F« Congrès Internalional de
Linguistes, Copenhague 1938 et ci-dessous en appendice).
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 239
syllabe qui porte l'accent principal (si elle n'est pas finale)
présente dans les « mots graves » une variation tonique descen-
dante, et dans les « mots aigus » une variation tonique égale
(ou faiblement montante). Mais les syllabes posttoniques des
« mots graves » ont dans l'intonation « de continuité » une
variation tonique montante, et dans l'intonation « conclu-
sive » une variation tonique montante-descendante, tandis
que celles des « mots aigus » présentent dans l'intonation
« de continuité » un mouvement tonique légèrement descen-
dant et dans l'intonation « conclusive » un mouvement tonique
rapidement et profondément descendant^. Dans le dialecte
croate-cakav de Castoua (Kastav), dialecte où dans les
centres de syllabe accentués à deux more on distingue
phonologiquement deux types de variation tonique, l'accent
descendant reste toujours descendant sur une syllabe finale,
indépendamment de l'intonation de phrase ; mais l'accent
étymologiquement long et montant sur une syllabe finale
n'est réellement montant, dans l'intonation « de continuité »,
que devant une pause (ou si une emphase particulière est
donnée au mot en question) ; au milieu de la phrase (c'est-à-
dire pas avant une pause) il est réalisé comme un accent
long, musicalement plat, et dans l'intonation «conclusive»
devant une pause, il se change en un accent descendant, si
bien que d'après la description qu'en donne le poète Ante
Dukic on ne peut pas juger si en cette position les deux accents
« longs » se confondent ou s'ils sont cependant distincts l'un
de l'autre. En ce qui concerne l'accent « bref » sur une syllabe
finale à une more, accent dont la variation tonique est sans
conséquence pour la distinction des mots, il est montant dans
l'intonation « de continuité » et descendant dans l'intonation
« conclusive »^. Sur les intonations de phrase dans les autres
langues européennes ayant une corrélation de variation
tonique distinguant des mots, il n'existe malheureusement
aucune indication satisfaisante, et encore moins de description
systématique. L'intonation de phrase des langues non euro-
péennes, en particulier des langues ayant une corrélation de
(1) Voir le travail, déjà mentionné ci-dessus, de Stalling, » Das phonologische
System des Schwedischen » (Nijmegen 1934).
(2) Ante Dukid, « Marija devica, ôakavska pjesma » (Zagreb 1935), où est
donnée une courte description du système prosodique du dialecte du poète —
et aussi A. Belié, * O reôeniônom akcentu u kastavskom govoru b, Juz. Fil. XIV
(1935), 151 et suiv., avec une riche collection d'exemples tirés de différents-
poèmes d'Ante Dukié.
"240 N. s. TROUBETZKOY
registre distinguant des mots, a été encore bien moins étudiée.
Quelles complications peuvent résulter de l'insertion du
profil tonique du mot dans le profd tonique de la phrase, on
l'a vu par l'exemple mende déjà mentionné ci-dessus (voir
p. 217), où le registre tonique de toutes les mores d'un mot
se trouvant en fin de phrase est abaissé d'un degré, ce qui est
évidemment lié à un type particulier de l'intonation de
phrase descendante et « conclusive ».
Outre les intonations « de continuité » et « conclusive », il
existe souvent une intonation « énumérative » qui est différente
des deux autres et possède une valeur distinctive. L'opposition
distinctive entre l'intonation « énumérative » et l'intonation
« de continuité » peut en particulier être constatée nettement
dans des langues comme le russe où la phrase dite nominale
a une forme syntaxique tout à fait normale : par ex. d'un
côté l'iid'î, zver'î, pVicî... « des hommes, des animaux, des
oiseaux... », et d'autre part l'ud'î-zver'ï « les hommes sont des
animaux »,
Dans tous les autres cas où l'on a supposé pour des langues européennes,
■des intonations particulières de phrase, il s'agit de confusions entre la fonction
représentative et la fonction d'appel ou la fonction expressive, car les différences
que ces prétendues intonations distinguant des phrases produisent, reposent
non pas sur la signification abstraite, mais sur le contenu émotionnel des
phrases ou des groupes de mots. Il n'est naturellement pas exclu que dans
certaines langues « exotiques » la situation se présente autrement. Mais les
données sur les intonations de phrases dans ces langues doivent être utilisées
avec la plus extrême prudence, car l'observateur, en général, non seulement
ne distingue pas les trois fonctions de Bûhler, mais, même dans le domaine de
Ja fonction représentative, confond les oppositions de variation tonique difTé-
renciant des mots et celles qui différencient des phrases. On doit cependant
souligner que les langues ayant une corrélation de registre distinguant des
mots emploient les différences de registre (et par suite aussi les différences de
variation tonique) pour la formation de types grammaticaux, à peu près comme
l'allemand emploie dans ce but l'apophonie vocalique (ancienne ou provenant
•de VUmlaiit). Et si dans des cas comme allemand gib « donne » fvJ gaè « (il) a
donné », geben « donner » ro gaben « (ils) ont donné », Brader « frère » fv) Brader
« frères » les oppositions vocaliques doivent être considérées non pas comme
distinguant des phrases, mais comme distinguant des mots, de même dans des
cas comme fante (asanti) ~o-hwz « il regarde » w 'j~hiiz-e « il regarda » on doit
parler seulement d'oppositions de variation tonique distinguant des mots, et
non de « syntactic tones », comme c'est malheureusement le cas dans un excellent
manuel pour étudiants^.
(1) D. Westermann et Ida C. Ward, « Practical Plionetics for Students of
African Languages » (London 1933), 178.
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 241
b) Différences de registre dislinguanl des phrases
On ne doit pas confondre avec les intonations de phrases
les oppositions de registre distinguant des phrases. Comme
les oppositions de registre distinguant des mots sont inconnues
de la plupart des langues du monde, l'emploi des oppositions
de registre pour différencier des phrases ne rencontre aucun
obstacle. Malgré cela cette possibilité n'est dans la plupart
des langues que peu utilisée, voire même pas du tout.
Beaucoup de langues présentent dans les phrases inter-
rogeant sur un jugement (à la différence des phrases
interrogeant sur un mot ou demandant un complément)
une intonation musicalement montante, qui se distingue de
l'intonation « de continuité » en général seulement par un
registre vocal plus haut, de sorte que le mouvement tonique
montant se produit d'habitude en premier lieu dans le membre
de phrase mis en question^. La hauteur du registre vocal sert
aussi à distinguer une phrase interrogative d'une phrase
énonciative non terminée : par ex. allemand er soll kommen?
« il doit venir ? » » et er soll kommen... and sich selbsl iiberzeugen
« il doit venir... et s'en assurer par lui-même », ou bien russe
on l'Lib'it îgraV f-karlij? «il joue volontiers aux cartes ? » et
on rub'ït ÎgraV f-karty... no loVkà n'ï-nà-dengi '( il joue volon-
tiers aux cartes... mais pas pour de l'argent o.
Un abaissement du registre vocal au-dessous du niveau
normal apparaît habituellement dans les propositions inci-
dentes et aussi dans des mots intercalés, extérieurs au
'omplexe syntaxique : par ex. dans des phrases comme :
*> ich kann nicht kommen, sagte er, denn ich bin zu Hause
beschaftigt » — « je ne peux pas venir, dit-il, car je suis
occupé à la maison », ou « sehr gerne, Herr Dokior » — « Très
volontiers, Docteur », etc. (S. Karcevskij, op. cit.. 217 et suiv.)^.
Par cet abaissement de la voix est créée une différence entre
la proposition incidente et la phrase normale. Mais l'abaisse-
ment du registre vocal n'est nullement l'unique signe de la
proposition incidente : il est bien plutôt lié toujours dans des
cas de ce genre à une intonation particulière : « plate »,
(1) Sur le ton interrogatif dans diverses langues, voir P. Kretschmer, « Der
Urspning des Fragetons und Fragesatzes >, Scrilli in onore di Alfredo Trombetti
(Milano 1936), 29 et suiv.
(2) Comme on le sait, déjà dans le Rg-Veda, les vocatifs intercalés sont
pourvus du signe de l'accent grave.
242 N. s. TROUBETZKOT
c'est-à-dire ni descendante, ni montante, et à une accélération
du mouvement de la phrase.
Le changement de registre différenciant des phrases ne
semble donc jamais dans les langues européennes tout à fait
indépendant, mais paraît toujours lié à une intonation de
phrase déterminée. Un changement de registre indépendant
n'apparaît dans les langues européennes qu'avec une fonction
d'appel ou une fonction expressive, et son emploi relative-
ment faible pour la différenciation des phrases s'explique bien
par là,
c) Uaccenl de phrase
Le renforcement expiratoire d'une syllabe accentuée est
également employé dans beaucoup de langues pour la
différenciation des phrases ; c'est le mot devant, par son
contenu, être souligné qui reçoit ce renforcement expiratoire.
Dans les langues où la place de l'accentuation expiratoire ne
remplit aucune fonction distinguant des mots, la chose est
relativement simple. Par ex. en tchèque dans une phrase
comme Ivoje sesira prinesla knihu « ta sœur a apporté un
livre » chacun des quatre mots peut être mis en relief par un
accent expiratoire plus fort sur la première syllabe, de sorte
que la signification de la phrase reçoit quatre nuances diffé-
rentes (« ta et non pas ma sœur », « ta sœur et non pas ta mère »»
« a déjà apporté le livre et ne l'a pas oublié », « a apporté un
livre et non pas quelque autre objet »). Les autres mots
reçoivent un accent plus faible sur la première syllabe, de
sorte qu'il existe chaque fois une hiérarchie accentuelle à
deux degrés : un accent principal et autant d'accents secon-
daires que la phrase contient de mots. C'est seulement quand
la proposition principale est liée à une ou à plusieurs proposi-
tions subordonnées que peut intervenir une gradation un peu
plus compliquée. En tout cas il s'agit toujours et seulement
d'une gradation de la force expiratoire.
En allemand aussi l'accent de phrase ne se distingue que
par son degré de force. La subordination des accents de mots
à l'accent de phrase se fait par une gradation de force, qui
en allemand est encore compliquée par le fait que les mots
composés peuvent avoir, outre l'accent principal du mot, des
accents secondaires. La différence de principe avec le tchèque
n'est pas si grande qu'on pourrait le penser : en tchèque ce
n'est pas la place de l'accent dans le mot qui a une valeur
distinctive, mais bien la place de l'accent principal dans la
PRTNCIPKS DE PHONOLOGIE
243
phrase ; en allemand seuls les mots composés peuvent être
différenciés par la place de l'accent principal [ûbersèlzen
« passer de l'autre côté ; faire passer » — ûbersèlzen
«traduire»), de sorte qu'il s'agit toujours d'une opposition
« accent principal — accent secondaire «, et cette opposition
vaut aussi pour la phrase allemande. Ainsi la force de l'accent
dépend en allemand de la signification de la phrase (ou de
l'agencement des mots) et de la signification du mot composé
(ou de l'agencement des thèmes).
Un autre genre de principe existe dans des langues comme
le russe, où l'accentuation du mot est réellement tout à fait
libre (même dans le domaine des mots non composés) et où
les oppositions de place de l'accent sont fortement utilisées
dans le lexique, tandis que les accents secondaires n'ont
aucune valeur phonologique. En russe la force de l'accent
dépend du sens de la phrase, c'est-à-dire que le sens de la
phrase peut être modifié par le renforcement de l'accent sur
un mot déterminé et par l'affaiblissement de l'accent sur les
autres termes de la phrase : ceux qui ne sont pas affectés
par l'accentuation de phrase ne présentent la plupart du
temps aucun renforcement expiratoire de la syllabe étymo-
logiquement accentuée. Mais ces syllabes restent toutefois
distinctes de celles qui sont étymologiquement inaccentuées,
et cela d'un côté par leur durée plus longue, et de l'autre
par le fait que leurs voyelles ne sont soumises à aucune
réduction qualitative. Il faut également dire que ce qui est
phonologiquement pertinent pour l'accentuation russe du
moi c'est la différence qualitative et quantitative entre les
voyelles des syllabes accentuées et inaccentuées, tandis que
pour l'accentuation russe de la phrase c'est la différence de
force expiratoire entre les syllabes accentuées des divers
termes de la phrase qui est pertinente^. L'accentuation du
mot russe est unique : le russe ignore entièrement les accents
secondaires distinctifs à l'intérieur des mots composés. Mais,
dans la phrase on distingue des accents principaux et secon-
daires : îvàn pàjd'ôl « Ivan ira » (avec accent secondaire sur
le sujet), ïvan pàjd'ôl « Ivan ira » (sans accent secondaire),.
îvdn pàjd'ôl « Ivan ira » (avec accent principal sur le sujet
(1) Dans un mot isolé la syllabe accentuée n'est pas seulement en russe mise-
en valeur quantitativement et qualitativement, mais encore notablement
renforcée au point de vue expiratoire. Cela vient de ce que le mot isolé doit être-
considéré comme une phrase indépendante.
244 N. s. TROUBETZKOY
et accent secondaire sur le prédicat). En russe donc l'accen-
tuation de phrase se distingue essentiellement de l'accen-
Jtuation de mot. En allemand par contre ce n'est pas le cas :
l'allemand possède des accents secondaires distinctifs, aussi
bien dans la phrase que dans le mot, et il n'y a aucune
marque objective de l'accent qui soit pertinente seulement
pour l'accentuation de phrase ou seulement pour l'accentua-
tion de mot.
Ces quelques exemples peuvent suffire à montrer combien
peut être différent le traitement de l'accent de phrase dans
les diverses langues^.
d) Les pauses de phrase
La pause est le seul procédé différenciant des phrases qui
ne possède pas son correspondant exact dans les particularités
prosodiques dift'érenciant des mots, à moins qu'on ne veuille
comparer à l'opposition « avec pause — sans pause ^) la
corrélation de coup de glotte. En tout cas la pause de phrase
est un procédé prosodique comme tous les autres procédés
différenciant des phrases et peut être compté parmi les
particularités prosodiques de mode de liaison. Les pauses
de phrase servent la plupart du temps à délimiter les diffé-
rentes phrases ou membres de phrase, c'est-à-dire remplissent
surtout une fonction délimitative. Mais l'opposition « avec
pause — sans pause » a aussi une valeur distinctive, par ex.
en russe ruskaj | arminin \ i gruzin « le russe, l'arménien et le
géorgien » — ruskaj arminin | i gruzin « l'arménien russe et
le géorgien ».
e) Remarques générales
En résumé, on peut dire que. si pour différencier des phrases
on emploie les mêmes particularités phoniques qui fournissent
également les corrélations prosodiques servant à distinguer
des mots, toutefois les procédés distinguant des phrases
sont en principe diff'érents, non seulement des procédés proso-
diques, mais encore de tous les autres procédés phonologiques
distinguant des mots. Cette différence de principe consiste
en ce que les phonèmes et les particularités prosodiques
(1) Voir aussi A. Belic, « L'accent de la phrase et l'accent du mot », TCLP IV,
183 et suiv.
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 245
distinguant des mots ne sont jamais en eux-mêmes des
signes linguisliques, mais toujours et seulement des parties
de signes linguistiques. Le phon('me m n'a par lui-même aucune
valeur de signe, il ne désigne, il ne signifie rien, il n'est qu'une
partie de difïérents signes linguistiques (mots, morphèmes)
comme Mann « homme », Mutter « mère », Mist « fumier »,
dumni « stupide >', dem datif de l'article défini, immer
« toujours », Imiter «i apiculteur », etc. Par contre les procédés
distinguant des phrases sont des signes linguistiques indépen-
dants : l'intonation « de continuité » signifie que la phrase
n'est pas encore achevée : l'abaissement du registre vocal
signifie que la section du discours dont il s'agit n'est pas liée
à ce qui précède et à ce qui suit, etc. A ce point de vue les
éléments qui différencient des phrases fou éléments syntac-
tiques distinctifs) sont comparables aux procédés délimitatifs
et culminatifs^.
('>. Les éléments distinctifs anormaux
En dehors du système phonologique normal, beaucoup de langues présentent
en outre des éléments phonologiques particuliers, qui apparaissent avec des
fonctions tout à fait spéciales.
A cette catégorie appartiennent avant tout les «■ sons étrangers », c'est-à-dire
les phonèmes qui sont empruntés au système phonologique d'une langue étran-
gère et apparaissent principalement dans des mots étrangers, de sorte qu'ils
mettent en relief d'une manière particulière le caractère étranger du mot en
question. En haut-allemand (spécialement dans sa variété méridionale) sont
dans ce cas les voyelles nasales et le correspondant sonore (ou doux) de s, en
tchèque le phonème g, en serbo-croate le phonème g (dz), etc. II est à remarquer
que d'habitude ces phonèmes étrangers ne sont pas réalisés exactement comme
dans la langue étrangère en question, mais qu'ils sont adaptés au système
indigène. Ainsi « f » en allemand (spécialement à Vienne) n'est pas une sonore,
mais une douce sourde, puisque le haut-allemand ne possède aucune occlusive
ou spirante sonore. A l'inverse le g tchèque est une véritable occlusive sonore,
bien qu'en beaucoup de cas il doive rendre la douce sourde g du haut-allemand.
En outre on peut constater que de tels « sons étrangers », une fois introduits
dans la langue, ne sont pas toujours employés à leur «. juste place .> : ils sont
une caractéristique d'origine étrangère et peuvent par conséquent apparaître
dans un mot senti comme étranger, qu'ils soient à leur place dans ce mot ou
non. Ainsi le mot étranger Telephon est à Vienne très souvent prononcé avec
une voyelle nasale (telefô), et les tchèques remplacent k par g dans des mots
étrangers comme plakal, balkon, etc.^. Il arrive souvent que le sentiment de
(1) R. Jakobson dans Mélanges offerts à Jacques van Ginneken (Paris 1937),
26 et suiv., et dans Bulletin du Cercle Ling. de Copenhague II, 1930-37, 7.
(2) V. Mathesius, « K vyslovnosti cizich slov v cestinë », Slovo a slovesnosl I,
36 et suiv. et « Zur synchronischen Analyse fremden Sprachguts », Engl. Stud.
1925, 21-35.
246 N. s. TROUBETZKOY
l'origine étrangère d'un mot s'évanouisse : dans ce cas les sons étrangers sont
incorporés au système indigène. On peut même former de nouveaux mots
indigènes avec ces phonèmes. 11 en est ainsi par ex. en russe avec les phonèmes
/, /' qui primitivement n'apparaissaient que dans des emprunts, mais qui
aujourd'liui se trouvent dans des mots comme prâslàf'Wà « simplet », fûfajkâ
«veste chaude », etc. Mais du fait que l'acclimatation des sons étrangers est
intervenue relativement tard, le domaine de leur emploi est limité à des expres-
sions argotiques. De la sorte ces phonèmes ont gardé une fonction particulière :
ils signalisent l'origine étrangère et une expressivité particulièrement familière
qui est propre au vocabulaire argotique.
Des phonèmes à fonction spéciale apparaissent en outre dans des interjec-
tions, des onomatopées, ainsi que dans des appels ou commandements adressés
à des animaux domestiques. Ces mots n'ont aucune fonction représentative au
sens propre du terme, et forment par conséquent une section tout à fait à part
du vocabulaire, pour laquelle le système phonologique habituel n'est pas valable.
Même les langues européennes connaissent des sons particuliers qui ne sont
employés que dans des mots de ce genre ; ainsi par ex. l'interjection rendue par
« hm », les sons claquants employés pour exciter les^'hevaux, le r labial servant
pour arrêter les chevaux ou comme interjection exprimant le frisson
{«brr!»), etc. Dans certaines langues exotiques les phonèmes de ce genre se
trouvant en dehors du système phonologique normal sont très nombreux. Ainsi
par ex. les langues bantoues possèdent toute une série de mots qui désignent
le cri, la démarche, etc., des animaux, de sorte qu'en beaucoup de cas on peut
à peine parler d'onomatopées proprement dites : par ex. le rugissement du lion
est désigné par un n palatal formant syllabe. Et dans ces mots interviennent
des phonèmes particuliers, qui en général n'apparaissent pas dans ces langues.
Dans les histoires d'animaux des Indiens Takelma on préfixe à chaque mot dans
les discours de l'ours grizzly une spirante latérale sourde, son qui généralement
n'apparait pas en takelma, etc.^.
V. TYPES DE NEUTRALISATION
DES OPPOSITIONS DISTINCTIVES
1. Généralités
Les diverses langues se distinguent les unes des autres non
seulement par l'inventaire de leurs phonèmes et par leurs
procédés prosodiques, mais encore par l'emploi de ces
éléments distinctifs. L'allemand possède le phonème » (ng),
mais ne l'emploie qu'en finale et à l'intérieur du mot, et
jamais devant les voyelles « déterminées ». En evenk (toun-
gouze) le même phonème » est employé dans toutes les
positions, c'est-à-dire non seulement à l'intérieur du mot et en
(1) E. Sapir, «The Takelma Language of South. Western Oregon », Hand-
book of American Indiari Languages II, 8 (et note 2).
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 247
finale, mais aussi à l'initiale et devant toutes les voyelles.
Par contre le phonème r qui en allemand est employé en finale,
à l'intérieur du mot et à l'initiale, ne peut pas en evenk se
trouver à l'initiale. De semblables limitations dans l'emploi
de certains phonèmes existent dans toutes les langues et sont
pour la phonologie des diverses langues aussi caractéristiques
que les divergences dans l'inventaire des phonèmes.
A ce point de vue les règles relatives à la neutralisation des
oppositions phonologiques sont très importantes. La neutrali-
sation se produit en certaines positions et par suite le nombre
des phonèmes qui peuvent se présenter dans ces positions est
plus petit que dans les autres. Outre le système général des
phonèmes ou des propriétés prosodiques, il existe aussi des
systèmes parliels, qui ne valent que pour des positions
phoniques déterminées et dans lesquels seule est représentée
une partie des procédés phonologiques qui forment l'ensemble
du système. Les règles de neutralisation varient d'une langue
à l'autre, d'un dialecte à l'autre. Mais on peut toutefois
découvrir certains types auxquels en dernière analyse se
ramènent toutes les sortes de neutralisation dans les diverses
langues et dialectes^.
Avant tout il faut distinguer les types de neutralisation
condilionnés par le contexte et ceux qui sont conditionnés par
la structure, selon que la neutralisation d'une opposition
phonologique a lieu dans le voisinage de phonèmes déterminés
— ou bien indépendamment des phonèmes environnants et
seulement en des positions déterminées dans le mot. — De
plus il faut distinguer des types de neutralisation régressifs
et progressifs, selon que la neutralisation se produit après
« quelque chose » ou avant c quelque chose ». Mais cette
subdivision n'est pas exhaustive puisque souvent la neutrali-
sation n'est ni régressive, ni progressive, ou bien est autant
progressi\e que régressive.
2. Types de neutralisation conditionnée par le contexte
Les types de neutralisation conditionnés par le contexte
se divisent en dissimilatifs et assimilalifs, selon que les pho-
nèmes en question se dissimilent ou s'assimilent par rapport
(1) N. s. Troubetzkoy, » Charakter und Méthode der systemati^chen phono-
logischen Darstellung einer gegebenen. Sprache i, Archives Néerlandaises de
Phonétique Expérimentale VIII-IX (1933) et « Die Aufhebung der phonolo-
gischen Gepensâtze », TCLP VI, 29 et suiv.
■24& N. s. TROLBETZKOY
au caractère pertinent d'une particularité phonique déter-
minée appartenant à un phonème du contexte. Comme il
s'agit toujours de la perte d'une particularité phonologique
déterminée, il est clair que la neutralisation dissimilative ne
se produit que dans le voisinage de phonèmes possédant la
particularité en question, tandis qu'au contraire la neutrali-
sation assimilative n'a lieu qu'au voisinage de phonèmes
auxquels manque cette particularité.
A) y eulralisalion dissimilative
Dans la neutralisation dissimilative on doit distinguer
différents sous-types. Les « phonèmes de contexte » au
voisinage desquels l'opposition phonologique est neutralisée
peuvent présenter ou bien la particularité phonologique en
question elle-même, ou bien une particularité phonologique-
ment apparentée. De plus le phonème du contexte peut
posséder la particularité en question 'ou une particularité
apparentée) soit seulement positivement, soit aussi bien
positivement que négativement, autrement dit la neutrali-
sation peut avoir lieu dans le voisinage soit seulement du
terme marqué, soit aussi bien du terme marqué que du terme
non marqué de la même opposition privative ou d'une
opposition apparentée. De là découlent quatre types possibles
de neutralisation dissimilative :
a) La neutralisation d'une opposition phonologique a lieu
dans le voisinage des deux termes de la même opposition. Dans
de très nombreuses langues l'opposition entre bruyantes
sonores et sourdes est neutralisée dans le voisinage des
bruA-antes aussi bien sonores que sourdes de sorte que le
représentant de l'archiphonème est conditionné extérieure-
ment, c'est-à-dire qu'il est semblable au phonème du contexte
quant au caractère sonore ou sourd) : par ex. en serbo-croate
srb « (un) serbe » — srpkinja « ; une) serbe >> — srpski « serbe
(adj.) », naruciii «ordonner» — narudzha «arrangement»,
etc. En français l'opposition entre voyelles nasalisées et non
nasalisées est neutralisée devant toutes les voyelles, c'est-à-
dire aussi bien devant les voyelles nasalisées que devant le
voyelles non nasalisées ; les voyelles non nasalisées fonc-
tionnent comme représentant de l'archiphonème, puisqu'elles
sont le terme non marqué de cette opposition, etc.
b) Une opposition phonologique est neutralisée dans le
voisinage du terme marqué de cette opposition, mais se maintient
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 249
dans le voisinage du terme non marqué. En slovaque par ex.
l'opposition entre voyelles longues et voyelles brèves est
neutralisée après une syllabe ayant un centre de syllabe long
(de sorte que les voyelles brèves non marquées fonctionnent
comme représentants de l'archiphonème). Un cas rare de ce
type existe en sanscrit : l'opposition entre n dental et n
cérébral est neutralisée après un s cérébral (non seulement
en contact, mais également s'il se trouve entre eux une
voyelle, ou une consonne labiale ou gutturale) ; par contre
elle est maintenue non seulement après un s non cérébral,
mais encore après les autres consonnes cérébrales (t, th, d, dh) ;
c) Une opposition phonologique est neutralisée dans le
voisinage des deux termes d'une opposition phonologiquement
apparentée. La « parenté » se déduit du système des oppositions
phonologiques présenté ci-dessus. Exemple : en lesghe
(kurine) l'opposition entre consonnes arrondies et non arron-
dies est neutralisée aussi bien avant qu'après les voyelles
fermées u, «, i, puisque ces voyelles sont des termes de
l'opposition de localisation « arrondi — non arrondi », tandis
que les voyelles ouvertes a, e ne participent pas à cette oppo-
sition^ ;
, d) Une opposition phonologique est neutralisée dans le
voisinage du terme marqué d'une opposition apparentée, mais
garde sa valeur pfionotogique dans le voisinage du terme non
marqué de celle opposition. Exemples : en japonais, lithuanien
et bulgare oriental l'opposition entre les consonnes mouillées
et non mouillées n'a de valeur phonologique que devant les
voyelles postérieures ; elle est neutralisée devant les voyelles
antérieures (le choix du représentant de l'archiphonème est
alors conditionné intérieurement en bulgare, extérieurement
en lithuanien ; en japonais il est conditionné intérieurement
devant e et extérieurement devant i) ; en mordve l'opposition
entre apicales (et liquides) mouillées et non mouillées : /-/',
d-d\ n-n\ r-r\ l-V est neutralisée après les voyelles antérieures
(le choix de l'archiphonème étant conditionné extérieure-
ment)- ; dans les langues du Caucase oriental ayant la corréla-
tion d'arrondissement (en tsakhour, en routoul, en artchine,
en aghoul, en darghine, en koubatchine), celle-ci est neutra-
lisée devant les voyelles arrondies (le choix de l'archiphonème
(1) N. s. Troubetzkoy, «Die Konsonantensysteme der ostkaukasischen
Sprachen », Caucasica VIII.
(2) D. V. Bubrich, « Zvuki i formy erz'anskoj reci • (Moscou 1930), 4.
10-1
250 N. s. TROUBETZKOY
étant conditionné intérieurement)^ ; en français Topposition
entre voyelles nasalisées et non nasalisées est neutralisée
devant les consonnes nasales c'est-à-dire devant les termes
marqués de la corrélation de nasalité consonantique) au
moins à l'intérieur d'un morphème devant m (devant n il n'y
a qu'une exception : ennui) ; dans le dialecte lapon maritime
de Maattivuono 'comme dans celui d'Inari et dans quelques
autres; l'opposition entre les voyelles longues (à deux mores)
et les voyelles brèves (à une m.ore) est neutralisée devant les
consonnes géminées longues 2.
Quelquefois la neutralisation d'une opposition dans le voisinage du terme
marqué d'une autre opposition est la preuve de la « parenté » de ces deux
oppositions. Ainsi par ex. dans les dialectes stokav-ékav du serbo-croate les
séries de localisation apicale et sifflante sont <! scindées », c'est-à-dire repré-
sentées par deux séries, de sorte que tout le système des consonnes reçoit la
forme suivante :
(pj t c (k) c c
(b) d â (g) [dz] [df]
(m) n ri
(V) l Is
(h)
Le rapport d'opposition entre les séries l et c est à la vérité bilatéral, mais
aussi équipollent. Il en est de même du rapport d'opposition entre les séries c
et c. Ces deux oppositions bilatérales équipollentes sont neutrali sables et pré-
sentent un t\"pe de neutralisation conditionné par le contexte : les oppositions
entre les phonèmes de type i et é sont neutralisées devant les phonèmes de
type f et c (type a,, tandis que les oppositions entre les phonèmes de types s
et s sont neutralisées devant c (type b . Mais en outre l'opposition entre s fz)
et s (zj est neutralisée devant les phonèmes de type c (soit s, f, soit les sons
moyens particuliers s, z fonctioimant comme représentants de Tarchiphonème).
Cette circonstance prouve qu'au point de vue du système phonologique de ces
dialectes, l'opposition entre les séries t et c est apparentée à l'opposition entre
les deux séries sifflantes (sans lui être identique}. Dans les dialectes bavarois
orientaux (par ex. à Vienne^ Topposition entre /, e, ai et û, ô, àû (provenant de
il, el, eil ou de ûl, ôl, âûl existe dans toutes les positions sauf devant les liquides :
devant r il doit y avoir i, e. ai. et par contre û, ô, âû devant /. Cette neutrali-
sation de l'opposition d'arrondissement vocalique devant les liquides (qui est
d'origine historique, le groupe de phonèmes Ir n'existant pas en allemand) crée
une parenté entre l'opposition i-û (ou e-ô, etc.) d'une part, et l'opposition r-l
d'autre part. Au point de vue des dialectes en question, r peut être défini
comme la liquide claire et / comme la liquide sombre. Ainsi la ^ parenté » entre
certaines oppositions, à l'intérieur d'un système phonologique déterminé, ne
peut pas toujours être déduite simplement de discussions générales.
(I) N. S. Troubetzkoy, < Die Konsonantensysteme der ostkaukasischen
Sprachen », Caucasica VI 11.
(2 Paavo Ravila, « Das Quantitâtssystem des seelappischen Dialektes
von Maattivuono » (Helsinki 1931).
PRINCIPES DE PnONOLOGIK 251
B) Neulralisation assiinilalive
Dans la neutralisation assiniiluliue conditionnée par le
contexte les termes de l'opposition perdent leur marque
d'opposition dans le voisinage de phonèmes auxquels manque
la marque d'opposition en question. Ainsi par ex. en tcliéré-
misse oriental l'opposition entre les occlusives sourdes
(p, i, A-, c, c, c) et les spirantes sonores (^, S, y, z, i, z) est
neutralisée après les nasales (des occlusives sonores particu-
lières, n'apparaissant qu'en cette position : b, d, y, 3, 3, 3,
fonctionnant comme représentants de rarchiphonème)^ C'est
que les nasales ne sont ni sourdes, ni spirantes, autrement dit
elles ne possèdent pas les marques qui caractérisent les
oppositions des occlusives et des spirantes tchérémisses. Mais
d'autre part ce sont des consonnes sonores présentant une
fermeture complète du canal buccal. La neutralisation des
oppositions p-^, /-S, etc., après nasale se produit de telle sorte
que l'archiphonème perd les marques qui différencient une
occlusive d'une spirante (car au point de vue du tchérémisse,
ces phonèmes sont ou bien des occlusives sourdes ou bien des
spirantes sonores). Toutefois il reste distinct d'une nasale,
car il n'acquiert pas la caractéristique des nasales : la
nasalité.
Comme on le voit par cet exemple, le phonème du contexte
provoquant la neutralisation assimilative doit présenter
certains traits qui lui soient communs avec l'opposition
neutralisée. Il doit à un certain point de vue être plus proche
d'eux que les autres phonèmes du même système. Mais la
marque qui distingue l'un de l'autre les termes de l'opposition
neutralisée doit être tout à fait étrangère au phonème du
contexte.
Nous avons déjà indiqué que le degré d'aperture est une
marque spécifiquement vocalique. La neutralisation assimi-
lative des oppositions de degré d'aperture ne peut par
conséquent avoir lieu que devant des consonnes qui, à un
certain point de vue, présentent plus que toutes les autres
consonnes une parenté avec les voyelles, tout en restant
cependant des consonnes. En allemand écrit appartient à
cette catégorie le phonème o (ng), devant lequel en effet les
oppositions û-ô et u-o sont neutralisées (les termes « externes »
(1) \'oir les textes tchérémisses, i)ar ex. ceux publiés par Odon Beke, « Texte
zur Religion der Osttcheremissen », Anlhropos XXIX, 1934.
252 N. s. TROUBETZKOY
de ces oppositions graduelles, c'est-à-dire ii et u, fonctionnent
comme représentants de l'archiphonème) : comme sonore et
comme son provenant du dos de la langue » se trouve plus
près des voyelles que tous les autres phonèmes consonantiques
de l'allemand. Dans beaucoup de langues et de dialectes
certaines différences de degré d'aperture sont neutralisées
devant des nasales ou des liquides (spécialement devant des
nasales ou des liquides appartenant à la même syllabe) :
cela s'explique par le fait que les nasales et les liquides sont
plus près des voyelles que les autres consonnes, et cependant
ne sont pas des voyelles, c'est-à-dire ne possèdent pas de
degré d'aperture distinctif. Pour provoquer une neutralisation
assimilative le phonème du contexte doit à un certain point
de vue être plus proche des voyelles que les autres consonnes.
Les liquides et les nasales sont plus proches des voyelles
puisqu'elles présentent le type d'obstacle le plus faible ou
« le degré d'obstacle le plus bas », c'est-à-dire qu'elles
possèdent aussi peu que possible les particularités spécifiques
des consonnes. Mais on peut aussi se rapprocher des voyelles
sur un autre axe : sur la coordonnée de localisation. En
polabe par ex. l'opposition entre ii et ô était neutralisée devant
les gutturales, les labiales et les consonnes palatalisées
(l'archiphonème est alors naturellement représenté par û).
Si l'on tient compte du fait que les gutturales étaient
caractérisées par l'articulation sur le dos de la langue, les
labiales par la participation des lèvres et les consonnes
palatalisées par le déplacement vers l'avant de toute la masse
de la langue, on comprendra que ces séries de localisation
soient justement les plus proches des voyelles antérieures
arrondies.
En décrivant le vocalisme anglais, nous avons vu que pour
les phonèmes vocaliques à déroulement complet de r« anglais
type » l'opposition phonologique entre la direction de
déroulement centrifuge et la direction de déroulement
centripète est caractéristique. Cette opposition spécifiquement
vocalique est neutralisée devant r (les phonèmes vocaliques
centripètes u^, o^, a^, a^, s^, i^ représentant les archipho-
nèmes) : le r anglais est de toutes les consonnes anglaises la
plus proche des voyelles, mais est dépourvue des marques
spécifiquement vocaliques que sont le mode de liaison et la
direction de déroulement.
PRINCIPES DE PHONOLOGIE
253
C) Neuiralisalion combinée et condilionnée par le conlexle
Par « type de neutralisation combinée et conditionnée
par le contexte », nous entendons toute combinaison de la
neutralisation assimilative avec la neutralisation dissimila-
tive. Quand par ex. en bulgare, en lithuanien et en polabe
l'opposition entre consonnes mouillées et non mouillées est
neutralisée devant toutes les consonnes, il s'agit là d'une
neutralisation combinée et conditionnée par le contexte : en
effet devant les consonnes qui font elles mômes partie de la
corrélation de mouillure, la neutralisation de cette corrélation
est évidemment dissimilative ; par contre devant les consonnes
qui ne participent pas à la corrélation de mouillure, la
neutralisation de cette corrélation est assimilative. Un cas
compliqué mais très instructif de la neutralisation combinée
et conditionnée par le contexte est fourni par le lesghe
(kurine)^. La corrélation d'intensité consonantique n'y existe
que dans les occlusives sourdes (non récursives), et les ténues
lourdes et légères sont différenciées distinctivement devant
les voyelles accentuées. Mais cette opposition est neutralisée :
a) Après une syllabe formée d'une occlusive sourde non
récursive suivie d'une voyelle fermée (représentant de
l'archiphonème : ténue lourde), par ex. kilàh « livre » ;
h) Après une syllabe formée d'une spirante sourde suivie
d'une voyelle fermée (représentant de l'archiphonème :
ténue lourde) : par ex. fii'è « voile » ;
c) Après une syllabe formée d'une occlusive sourde
récursive suivie d'une voyelle (représentant de l'archi-
phonème : ténue légère), par ex. c'utàr «puces » ;
d) Après une syllabe formée d'une occlusive sonore suivie
d'une voyelle ouverte (représentant de l'archiphonème :
ténue légère), par ex. gaiùn « frapper, battre ».
Il est clair que la neutralisation dans la position a) est
dissimilative, mais par contre assimilative dans les autres
positions phoniques b), c), d). Les consonnes qui commencent
la syllabe précédente ont dans les cas b), c), d) toujours
quelque chose de commun avec les occlusives sourdes non
récursives : dans le cas b) le caractère sourd, dans le cas c) le
(1) N. S. Troubetzkoy, «Die Konsonantensysteme der ostkaukasischen
Sprachen, Caucasica VIII.
254 N. s. TROUBETZKOY
caractère sourd et l'occlusion, dans le cas d) l'occlusion.
D'autre part ces consonnes ne participent pas à la corrélation
d'intensité et la neutralisation de cette corrélation dans leur
voisinage peut par conséquent être considérée comme
assimilative. Mais après des syllabes qui commencent par
les sonantes (r, l, m, n, w, j) ou par les spirantes sonores
(v, g, z, z, y) ou qui se terminent par une voyelle, l'opposition
entre les occlusives sourdes légères et lourdes reste maintenue.
Et cela précisément parce que ni les sonantes ni les spirantes
sonores n'ont de particularités communes avec les occlusives
sourdes (sauf l'expiration infra-glottale qui est toutefois une
propriété trop générale). Par ex. riïq'èdin « de la cendre (gén.) »
— rug'ùn « convenir », mekiï « autre » — mak'àl « faucille »,
jatùr « jambe » — jat'àr « eaux », akà « gueule de four » —
ak'un «voir », ywcàr « dieu » — yelcin « du traîneau (gén.) »,
etc. Dans la même langue l'opposition entre les occlusives
récursives et non récursives est neutralisée avant une voyelle
fermée prétonique, suivie d'une bruyante quelconque (l'archi-
phonème est alors représenté par une occlusive non
récursive), tandis que devant les voyelles ouvertes prétoniques
cette opposition est maintenue (par ex. kasàr « respirations
lourdes » — k'asàr « marteaux de forge ») : il n'est pas douteux
que les voyelles fermées non accentuées qui possèdent au
moindre degré les particularités spécifiques des voyelles, sont
fort proches des consonnes.
3. Types de neutralisation conditionnée par la structure
Les types de neutralisation conditionnée par la slrucliire
se divisent à leur tour en types cenlrifuges et types rédudifs.
A) Neutralisation centrifuge
Dans le type centrifuge une opposition phonologique est
neutralisée aux limites du mot ou du morphème, c'est-à-dire
soit seulement à l'initiale, soit seulement en finale, soit à la
fois à l'initiale et en finale. Ainsi la neutralisation de l'opposi-
tion entre consonnes sonores et sourdes se produit en mordve
erza seulement à l'initiale ; en russe, polonais, tchèque, etc.,
seulement en finale, et en kirghiz (autrefois appelé « kara-
kirghiz ») aussi bien à l'initiale qu'en finale^. En allemand
(1) P. M. Melioranskij, « Kratkaja grammatika kazak-kirkizskago jazyka »
(St. Petersbourg 1894), 1, 24,
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 255
écrit l'opposition entre fortes et douces est neutralisée en
finale, l'opposition entre les deux types de s (le s doux
« mou » et le s fort « dur ») est en outre neutralisée également
à l'initiale. Dans les dialectes autrichiens et bavarois
l'opposition entre douces et fortes n'est pas neutralisée en
finale, mais seulement à l'initiale. En allemand écrit,
hollandais, anglais, norvégien et suédois l'opposition entre
voyelles longues (à déroulement complet) et brèves (tronquées)
est neutralisée en finale (les archiphonèmes étant représentés
par des voyelles à déroulement complet) ; dans la langue
courante tchèque (bohémien moyen) l'opposition entre les
\ oyt'lles longues (lourdes) et les voyelles brèves (légères) est
neutralisée à l'initiale (les archiphonèmes étant représentés
par des voyelles brèves). En lithuanien l'opposition entre
les voyelles accentuées à intonation montante et à intonation
descendante est neutralisée en finale (les voyelles à intonation
montante fonctionnant comme représentants de l'archipho-
nème). Dans la plupart des langues possédant la corrélation
de gémination consonantique. celle-ci est neutralisée aussi
bien à l'initiale qu'en finale.
B) Xeulralisaiion réduclive
Sous le nom de neutralisation réduciive nous entendons la
neutralisation d'une opposition phonologique dans toutes
les syllabes du mot, à l'exception de celle qui forme le sommet
phonologique du mot. Cette syllabe culminante est la plupart
du temps caractérisée par !'« accent » (c'est-à-dire par un
renforcement expiratoire ou par une élévation de la hauteur
musicale). On peut distinguer deux types :
a) La position de la syllabe culminante est libre et peut
posséder une fonction distinctive. Dans ce cas elle est toujours
« accentuée ». c'est-à-dire qu'il existe une différenciation
culminative des prosodèmes. En outre certaines oppositions
phonologiques ne se présentent qu'en syllabe accentuée et
sont neutralisées dans toutes les syllabes inaccentuées. Par
ex. en grand-russe méridional les oppositions o-a et e-i, dans
les dialectes bulgares et grecs modernes les oppositions o-a
et e-i. en slovène l'opposition entre les voyelles longues (à
deux mores) et les voyelles brèves (à une more), dans le dialecte
slovène carinthien de .Jauntal l'opposition de nasalisation
vocali([ue, etc., etc., sont neutralisées dans les syllabes
inaccentuées. Dans tous ces cas la neutralisation se fait dans
256 >*. s. TROUBETZKOY
les deux sens : aussi bien avant qu'après la syllabe accentuée.
Mais il ne manque pas d'exemples de neutralisations seulement
progressives (en prétonique) ou seulement régressives (en
posttonique\ Dans la langue écrite serbo-croate les oppositions
de quantité vocalique sont neutralisées devant la syllabe
tonique principale. En lesghe (kurine), comme nous l'avons
déjà dit, l'opposition entre les occlusives récursives et non
récursives est neutralisée devant les voyelles fermées, dans les
syllabes prétoniques, tandis qu'elle existe largement dans les
syllabes posttoniques. Mais dans la même langue les
oppositions entre consonnes arrondies et non arrondies, de
même qu'entre les consonnes ténues lourdes et légères, sont
neutralisées devant les voyelles positoniques.
h) La position de la syllabe culminante n'est pas libre,
mais est liée à une limite de mot, c'est-à-dire que le sommet
est formé soit dans tous les mots par la syllabe initiale, soit
par la syllabe finale également dans tous les mots. Certaines
oppositions phonologiques ne se présentent que dans la syllabe
culminante en question et sont neutralisées dans toutes les
autres syllabes. Dans l'écossais de l'île de Barra, d'une part
l'opposition entre e et se. d'autre part la corrélation d'aspira-
tion des consonnes sont neutralisées dans toutes les syllabes
autres que la syllabe initiale^. En tchétchène l'opposition
entre les consonnes récursives et les consonnes infraglottales
(à l'exception de la paire g-g') et la corrélation de mouillure
emphatique ne sont de même phonologiquement pertinentes
qu'à rinitiale -. En bengali oriental la corrélation de récursion et
la corrélation d'aspiration n'existent qu'à l'initiale^. Dans le
dialecte lapon maritime de Maattivuono la corrélation de
gémination vocalique est neutralisée dans toutes les syllabes
non initiales du mot ; en outre la corrélation d'intensité et de
gémination consonantique n'existe qu'après la voyelle (ou
la diphtongue' de la première syllabe du mot. Dans les langues
turques, finno-ougriennes, mongoles et mandchoues ayant
ce qu'on appelle « l'harmonie vocalique », certaines oppositions
vocaliques de localisation ^habituellement l'opposition de
place de la langue, mais souvent aussi l'opposition de forme
(1) Car] H. Borgstrôm, <: The Dialect of Barra ., ^orsk Tidskrifl for Sprogvi-
denskap VIII (1935).
(2) N. S. Troubetzkoy, « Die Konsonantensysteme der ostkaukasischen
Sprachen », Caucasica VIII.
(3) S. K. Chattarjee, « Récursives in New-Indo-Aryan » (Lahore 1936).
PRINCIPES DE PHONOLOGIE
257
des lèvres) ne sont pleinement pertinentes que dans la
première syllabe du mot : dans les autres syllabes ces opposi-
tions sont neutralisées et le choix du représentant de
l'archiphonème est conditionné extérieurement (c'est-à-dire
que les voyelles des syllabes non initiales appartiennent
toujours à la même classe de position de la langue que la
voyelle de la syllabe précédente). Dans tous ces cas (dont le
nombre pourrait être facilement augmenté) c'est la première
syllabe qui constitue le sommet du mot. Très rarement ce rôle
revient à la syllabe finale. En français par ex. l'opposition
entre é (phonét. e) et è (phonét. s) n'est distinctive qu'en
syllabe finale ouverte ^
Si l'on considère les langues où la position du sommet n'est pas libre, on
remarque que la syllabe phonologfiquement culminante est aussi, dans la
plupart des langues, soulignée par l'expiration. 11 ne s'agit là naturellement
que d'un accent délimitatif (ou indiquant une limite) sans aucune signification
distinctive. Par conséquent la syllabe phonologiquement culminante fixée à
une certaine limite du mot n'est que la place la plus convenable pour un tel
accent et l'association de cette syllabe avec l'accent délimitatif n'est pas incon-
ditionnellement nécessaire : il y a beaucoup de langues où la place de l'accent
délimitatif ne coïncide pas avec la place du sommet du mot, sommet phonolo-
giquement non libre. La plupart des langues turques, notamment, appar-
tiennent à ce type : l'harmonie vocalique montre que dans ces langues le sommet
phonologique du mot repose sur la première syllabe, et malgré cela la plupart
des langues turques présentent l'accent expiratoire délimitatif non pas sur la
première, mais sur la dernière syllabe du mot^.
Peut-être y a-t-il aussi des langues où le sommet phono-
logique est fixé sur l'avani-dernière syllabe. Il résulte du
système des registres toniques du zoulou décrit ci-dessus que
dans cette langue la syllabe finale distingue seulement deux
registres toniques : le grave (types toniques 1, 2, 3 et 6) et
le médium (types toniques 4 et 5) ; l'antépénultième ne
distingue aussi que deux registres toniques : à savoir l'aigu
(types toniques 2, 3, 5, 6) et le médium (types toniques 1 et
4) ; par contre dans l'avant-dernière syllabe les trois registres
(l'aigu dans le type tonique 1, le médium dans le type tonique
6 et le grave dans les types toniques 2 et 5) sont tous distingués
et en outre de plus le ton descendant (types toniques 3 et
4). Il existe de la sorte dans l'avant-dernière syllabe des
oppositions de registre qui sont neutralisées dans les autres
(1) Gougenheim, «Éléments de phonologie française» (Strasbourg 1935),
20 et suiv.
(2) N. S. Troubetzkoy, TCLP I, 57 et suiv. et R. Jakobson dans Mélanges
van Ginneken, 30.
258 N. s. TROUBETZKOY
syllabes, ce par quoi la pénultième devient une syllabe
phonologiquement culminante. Il est à remarquer que l'avant-
dernière syllabe en zoulou (comme en général dans la plupart
des langues bantoues) reçoit aussi un renforcement expira-
toire, purement délimitatif^.
Il est difïïcile de porter un jugement sur les ras où une upposition de dérou-
lement prosodique n'est phonologiquement pertinente que dans une syllabe
limite : par ex. en letton ou en estlionien. Comme les différences de déroulement
reposent en dernière analyse sur la mise en relief d'une des mores d'un centre
de syllabe long, il existe dans ces langues une accentuation libre (dans le sens
d'ane différenciation culminative des mores). Mais d'autre part la liberté de
l'accentuation est limitée aux deux mores de la première syllabe du mot, si
bien que cette syllabe devient un sommet phonologique du mot, quoique non
libre. On doit séparer des cas de ce genre celui du grec ancien : au premier coup
d'œil il semblerait qu'en grec ancien l'opposition entre l'accent « montant »
et l'accent « descendant » (c'est-à-dire entre l'aigu et le circonflexe) ne possédât
de force distinctive que dans la dernière syllabe du mot : le circonflexe ne pouvait
pas reposer sur l'antépénultième, et sur l'avant-dernière syllabe l'opposition
de variation tonique était conditionnée automatiquement par la quantité de
la dernière syllabe. Mais en réalité l'aigu sur la dernière syllabe n'était pas un
accent au sens propre, mais ime élévation musicale, conditionnée extérieure-
ment, de la dernière more d'un mot : cette élévation intervenait avant une
pause, si le mot ne possédait aucune autre more aiguë, et en outre devant
les enclitiques si l'avant-dernière more du mot n'était pas aiguë (d'où non
seulement àyaôôç èoTi, mais aussi SYi[x6ç ècxi = déemôs esti et av6p(o-6ç èari).
Ainsi en grec ancien la différence de variation tonique est conditionnée extérieu-
rement, non seulement sur la pénultième, mais encore sur la dernière syllabe^
C) Neulralisalion combinée et condilionnée par la structure
Les deux formes de neutralisation conditionnée par la
structure peuvent se combiner entre elles. Dans les langues
dites « touraniennes » il arrive souvent que certaines
oppositions consonantiques soient neutralisées à l'initiale
(type centrifuge), tandis que certaines oppositions vocaliques
ou prosodiques sont neutralisées au contraire dans les syllabes
non initiales du mot (type réductif). En tchérémisse la corréla-
tion vocale des consonnes est neutralisée à l'initiale ; mais à
côté de cela il existe dans cette langue une stricte harmonie
vocalique, qui, comme il a déjà été mentionné, suppose la
neutralisation des oppositions de timbre vocalique dans les
syllabes non initiales. Dans le lapon maritime de Maattivuono
(1) Clément M. Doke, The Plionctirs of tlie Zuhi Language », Banlii Stndies
1926, numéro spécial.
(2) R. Jakobson, «Z zagadnieA prozodji starogreckiej . Prace ofiarowane
Kaz. Wôycickiemu (Wilno 1937).
PRr\CllM'S DE PHONOLOGIE 259
les corrélations de gémination vocalique et consonantique,
ainsi que la corrélation d'intensité consonantique sont
neutralisées dans les syllabes non initiales, tandis que la
corrélation de tension consonantique est au contraire neutra-
lisée à rinitiale\ etc.
4. Types mixtes de neutralisation
Enfin dilïérents types de neutralisation conditionnés par la
structure peuvent se combiner avec d'autres types condi-
tionnés par le contexte. Dans les dialectes serbo-croates
cakav de Novi^ et de Castoua^ l'opposition entre les centres
de syllabe longs (à 2 mores) et les brefs (à une more) est
neutralisée devant une syllabe à accent principal descendant
(les archiphonèmes étant naturellement représentés par les
centres de syllabe brefs), (-omme dans ces dialectes l'accent
descendant est le terme marqué de l'opposition de variation
tonique"* et que l'opposition de variation tonique n'existe
que dans les centres de syllabe longs accentués, il s'agit là
de la neutralisation d'une opposition dans le voisinage du
terme marqué d'une opposition apparentée, c'est-à-dire de
la neutralisation dissimilative et conditionnée pai* le contexte,
du type d). Mais en même temps il s'agit aussi de la neutrali-
sation d'une opposition dans une syllabe inaccentuée,
c'est-à-dire de la neutralisation de type a) conditionnée par la
structure et réductive. En tcherkesse (adyghé) l'opposition
entre le phonème vocalique d'ouverture maxima (« a »j et
le phonème vocalique d'ouverture moyenne (« e ») est
neutralisée en certaines positions, la voyelle d'ouverture
maxima « a », fonctionnant toujours comme représentant de
(1) Paavo Ravila, « Das Quaiilitatssyslem der seelappischen Mundart von
Maattivuono ».
(2) Voir les matériaux dans A. Belic, « Zaïnetki po cakavskim govoram »,
IzvësHja II. OUI. Akad. Naiik XIV. 2 et N. S. Troubetzkoy, TCLP VI, 44 n. 13.
(3) Ante Dukic, « Marija Devica, ("'akaN si<a pjcsnia s lumaccm rijeôi i naglasa »
(Zagreb 1935).
(4) Cela apparaît avec une particulière netteté dans le dialecte de Castoua.
On a signalé plus haut (p. 239) les réalisations variées de l'accent montant
dans ce dialecte (en opposition avec la réalisation unique de l'accent descendant,
i[ui est indépendante de sa position dans la phrase). Ces réalisations variées
paraissent indiquer que le contenu phonologique de l'accent montant est
surtout négatif, c'est-à-dire que cet accent fonctionne comme terme non marqué
de la corrélation de variation tonique. Mais alors l'accent descendant doit être
dans ce dialecte le terme marqué de cette corrélation.
260 N. s. TROUBETZKOV
l'archiphonème. Cela arrive : 1° en syllabe accentuée, si la
syllabe voisine contient un e et '2° à l'initiale, sans égard à la
voyelle de la syllabe voisine. Dans le premier cas, il s'agit
d'une neutralisation de type h) conditionnée par le contexte
et dissimilative, et dans le second cas d'un type de neutrali-
sation conditionnée par la structure et centrifuge. En latin
l'opposition entre u et o était neutralisée en syllabe finale
devant nasale (c'est toujours u qui intervient comme archi-
phonème : on remarquera les terminaisons -um, -uni) : c'était
une combinaison d'un type de neutralisation conditionnée par
le contexte et assimilative avec un type de neutralisation
conditionnée par la structure et centrifuge.
5. Résultat des difîérents types de neutralisation
De telles combinaisons de plusieurs types de neutralisation
peuvent agir suivant deux directions opposées. D'une part
elles peuvent se limiter entre elles de telle sorte que
l'opposition neutralisable ne soit neutralisée en pratique que
dans un tout petit nombre de positions phoniques et que dans
la plupart de ces positions elle garde sa puissance distinctive.
Mais d'autre part elles peuvent s'additionner de telle sorte
que l'opposition en question ne puisse exercer de fonction
distinctive que dans une sphère très étroite. En lithuanien,
en polabe et en bulgare oriental l'opposition entre les
consonnes mouillées et non mouillées n'existe que devant
les voyelles postérieures (c'est-à-dire devant des phonèmes
qui ne possèdent aucune propriété phonologique en commun
avec les consonnes mouillées) ; dans toutes les autres positions
phoniques la corrélation de mouillure est neutralisée dans
ces langues : devant les consonnes par neutralisation combinée
et conditionnée par le contexte ; devant les voyelles
antérieures par neutralisation de type d) conditionnée par le
contexte et dissimilative ; en ' finale par neutralisation
conditionnée par la structure.
Dans beaucoup de langues on réserve une préférence pour
des types déterminés de neutralisation ou pour des positions
déterminées de neutralisation. En certaines positions
phoniques plusieurs oppositions phonologiques sont neutra-
lisées, tandis qu'en certaines autres toutes les oppositions
phonologiques restent intactes. Il en résulte dans une même
langue des positions phoniques avec différenciation minima
des phonèmes et des positions phoniques avec différenciation
PRINCIPES DE PHOiNOLOGIE 261
maxima des phonèmes^. D'ailleurs il n'est pas nécessaire qu'il
existe aucun parallélisme entre la différenciation des phonèmes
vocaliques et celle des phonèmes consonantiques. En bulgare
par ex. tous les phonèmes vocaliques sont distingués les uns
des autres en syllabe accentuée entre consonnes et en finale ;
au contraire dans les syllabes inaccentuées (au moins dans la
prononciation orientale du bulgare) les oppositions u-o, i-e,
d^bj-a sont neutralisées, si bien qu'en cette position on ne
distingue les uns des autres que les trois archiphonèmes u,
i, a; des voyelles accentuées n'apparaissent devant les voyelles
atones que dans des mots étrangers et le i atone ne fait pas
syllabe après voyelle. En ce qui concerne les consonnes,
toutes (au nombre de 36) sont distinguées les unes des
autres devant les voyelles postérieures : ce sont p, p\ 6, 6',
m, m', i, i\ d, d\ n, n\ k, k', g, g\ x, c, c, s, s, z, f, c', dz\ s\
z\ /, /', V, v\ /, /', r, r', /. Devant les sonantes /, /', r, /•', m,
m', n, n\ v, v' et devant les voyelles antérieures i, e, la corréla-
tion de mouillure est neutralisée de sorte qu'en cette position
on ne distingue que 21 phonèmes consonantiques ; devant les
occlusives et les spirantes ainsi qu'en finale, non seulement
la corrélation de mouillure, mais encore la corrélation vocale
sont neutralisées, de sorte qu'en cette position on ne dis-
tingue que 14 phonèmes consonantiques : p, m, i, n, k, x,
c, c, s, s, f, l, r, j. De la sorte il n'existe en bulgare aucune
position où tous les phonèmes de cette langue soient distincts
les uns des autres. Mais on peut y déterminer quatre positions
phoniques types : la position de différenciation maxima des
voyelles : sous l'accent entre consonnes ; celle de différen-
ciation maxima des consonnes : devant les voyelles posté-
rieures ; celle de différenciation minima des voyelles : devant
les voyelles inaccentuées ; celle de différenciation minima des
consonnes : devant les occlusives et les spirantes, ainsi qu'en
finale. Quatre types semblables de positions phoniques existent
dans la plupart des langues du monde.
Certaines langues montrent aussi une préférence pour une
direction déterminée (progressive ou régressive) de neutrali-
sation. A ce qu'il semble, cela dépend souvent de la structure
morphonologique et grammaticale des langues en question 2.
(1) N. Jakovlev, « Tablicy fonetiki kabardinskogo jazyka » (Moskva 1923),
70, 80.
(2) N. S. Troubetzkoy, « Das mordvviniche phonologische System verglichen
mit dem russischen », Charisteria Guil. Malhesio oblala (Praha 1932), 21 et suiv.
262 N. s. TROUBETZKOY
VI. LES GROUPES DE PHONÈMES
1. La classification îonctionnelle des phonèmes
La neutralisation des oppositions phonologiques est sûre-
ment le phénomène le plus important, mais nullement le seul
important dans le domaine de la théorie des combinaisons.
Seules peuvent être neutralisées les oppositions bilatérales et
celles-ci sont, on le sait, toujours moins nombreuses dans cha-
que système phonologique que les oppositions multilatérales.
Dans beaucoup de cas, peut-être même dans la plupart des cas,
la non-admission d'un phonème en une position phonique
déterminée n'a pas pour origine la neutralisation de quelque
opposition. ?séanmoins cette non-admission reste un phéno-
mène très important, qui peut être de conséquence pour
caractériser le système de phonèmes en question. C'est pour-
quoi toutes les règles qui limitent de quelque manière l'emploi
des différents phonèmes et leurs combinaisons doivent
toujours être soigneusement énoncées dans la description
d'un système phonologique.
Très souvent sur la base de telles règles on peut entreprendre
une classification fonctionnelle des phonèmes qui complète
l'autre, celle qui est obtenue par l'analyse logique des
oppositions phonologiques.
Un bon exemple est constitué par le grec ancien notamment
le dialecte attique). En grec ancien il n'y avait qu'un seul
phonème qui apparaissait exclusivement à l'initiale : c'était
Vesprii rude^. Les phonèmes qui pouvaient aussi bien se trou-
ver après l'esprit rude qu'être admis à l'initiale sans ce der-
nier à l'initiale étaient les voyelles. Tous les autres phonèmes
étaient des consonnes. Parmi celles-ci. p n'apparaissait à l'ini-
tiale qu'après l'esprit rude, tandis que toutes les autres conson-
nes n'apparaissaient jamais après l'esprit rude. Les consonnes
qui peuvent se placer à l'initiale avant p forment la classe
des nionienlanées ou explosives : toutes les autres sont des
duratives. Parmi ces dernières il n'y a qu'un seul phonème qui
puisse se placer à l'initiale avant les explosives : c'était la
(1) A l'intérieur du mut re>iirit rude iiapjiaraissait qu'en liaison avec un p
géminé ; mais comme il ne manquait jamais en cette position, il n'avait là aucune
valeur distinctive, c'est-à-dire aucun rôle de jih'onème.
PIU.NCIPES DE PHONOLOGIE 263
spiranie a ; les autres duratives élaient des sonanies. Parmi
celles-ci, il y en avait deux qui pouvaient se trouver à
l'intérieur du mot devant a : c'étaient les liquides, et deux
autres qui ne pouvaient pas se trouver devant a : c'étaient
les nasales. Parmi les liquides, seul p pouvait figurer en finale
et par conséquent être considéré comme le terme non marqué
de l'opposition bilatérale p-X. Parmi les nasales, seul v pouvait
figurer en finale et par conséquent était le terme non marqué
de l'opposilion bilatérale (x-v. A part p et v, seul g apparaissait
encore en finale, tandis que les momentanées n'étaient pas
admises en cette position. Parmi les momentanées ou
explosives, il n'y en avait que trois qui étaient admises
après une autre explosive : c'étaient les apicales ou denlales.
Parmi les explosives qui ne pouvaient pas se trouver après
une autre explosive, il y en avait trois qui n'étaient pas
admises devant un ]x: c'étaient les labiales, et trois autres
qui étaient admises avant un [j. : c'étaient les gullurales.
Devant un t, on ne pouvait trouver parmi les explosives que
TT et X, devant 6 que cp et Xi devant S que [3 et y. Avant une
syllabe contenant 0, 9, -/, il ne pouvait pas y avoir de syllabe
contenant 6, 9, y, mais une syllabe contenant tt, t, x : dans
cette position les oppositions bilatérales 6-t, 9-71, 7-x étaient
donc neutralisées, de sorte que t, n, x, comme termes non
marqués, représentaient les archiphonèmes. Par cette règle
étaient ainsi caractérisées deux classes d'explosives : les
lénues iz, t, x et les aspirées cp, 6, x- En ce qui concerne les
autres explosives, elles ne pouvaient dans les mots vraiment
grecs être redoublées ou géminées, ce par quoi elles sont
caractérisées comme une classe particulière : les moyennes.
Toutes les autres consonnes, aussi bien les duratives que les
momentanées ou explosives, peuvent être géminées après
les voyelles, de sorte que les aspirées longues apparaissent sous
la forme t6, -9, xy. Avant un g les oppositions bilatérales
« ténues-moyennes « et « ténues-aspirées » sont neutralisées,
un seul type d'explosives apparaissant en cette position, type
qui n'est plus reconnaissable sous les graphies ^, <];, E.
On peut donc déduire des règles de combinaisons des
])h()nèmes une classification complète des consonnes du grec
ancien, de même qu'une stricte distinction entre consonnes
et voyelles. Mais des cas de ce genre sont relativement rares.
Il y a des langues où les règles de combinaison des phonèmes
ne permettent qu'une classification tout à fait rudiment aire des
phonèmes. Ainsi en birman, sur la l)ase des règles de combi-
264 N. s. TROUBETZKOY
naison, on ne peut poser que deux classes de phonèmes : les
voyelles sont des phonèmes admis en fm de mot, les consonnes
sont au contraire des phonèmes non admis en fm de mot.
Tous les mots birmans sont monosyllabiques et consistent
en une voyelle (ou une diphtongue à valeur monophonéma-
tique) qui peut être précédée par une consonne. Dans ce
cadre se présentent toutes les combinaisons possibles, de sorte
qu'on ne peut obtenir par les combinaisons aucune autre
classification des phonèmes que la classification en voyelles
et consonnes. A côté de cela l'inventaire des phonèmes
birmans est extraordinairement riche : il contient 61 consonnes
et 51 voyelles (si l'on tient compte des différences prosodiques).
Si dans des langues comme le birman la classification
fonctionnelle des phonèmes est compromise par la grande
uniformité des types de mots et par le petit nombre des
combinaisons possibles, il existe des langues où à l'inverse les
types de mots et les possibilités de combinaisons sont si
variées qu'une classification fonctionnelle claire des phonèmes
paraît presque impossible. Toutes ces particularités ont une
grande importance pour classer phonologiquement les langues
du monde.
2. Le problème des lois générales
régissant les combinaisons de phonèmes
Dans chaque langue les combinaisons de phonèmes sont
soumises à des lois spéciales. Mais on peut se demander si
une partie de ces lois n'est pas valable pour toutes les langues.
B. Trnka a cherché récemment à résoudre ce problème^.
La tentative de B. Trnka ne pouvait pas réussir complètement puisqu'il
partait de la vieille classification, déjà dépassée, des oppositions phonologiques
en corrélations et en disjonctions. Mais malgré cela B. Trnka a avancé la solution
du problème, et dans son travail il a énoncé quelques idées fécondes. B. Trnka
croit pouvoir poser une règle de valeur générale, selon laquelle à l'intérieur d'un
morphème deux termes d'un couple corrélatif ne pourraient se trouver côte à
côte [op. cil., pp. 57 et suiv.). Sous cette forme cette règle n'est sûrement pas
soutenable. Dans les langues ayant une corrélation de rapprochement stricte-
ment appliquée, le groupement d'une fricative avec l'occlusive correspondante
est admise sans difficulté : par ex. pol. scisioéé " étroitesse », w Polsce « en Polo-
gne », szczeé ï soie de porc », jeidziec « cavalier », mozdzek « petite cer\elle »,
abkhaz aésa c jeune femelle d'un animal domestique », tsimshian Ixâ'xk^del
(1) B. Trnka, «General Law of Phonemic Combinations », TCLP VI, 57
et suiv.
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 265
« ils maiigeaieiiL », etc. ; les groupes de voyelles ùi, uù apparaissent dans diverses
langues : ainsi par ex. dans une grande partie du Burgenland (Autriche) la
diphtongue ui provenant de m. h. ail. uo (par ex. fuis « pied ») est distincte de
uù provenant de ul (par ex. guitn. = Gulden « florin ») ; en finnois le groupe
monomorjihématique yi (= ùi) est, il est vrai, rare, mais toutefois parfaitement
utilisé : par ex. finnois lyijij (pron. lùijù) » plomb » ; en annamite iù et ùi
sont très employés ; comp. enfin le français luiil, huile, nuit, je suis, etc. ; des
groupes de deux voyelles qualitativement semblables mais ({uantitativement
différentes dans le cadre d'un morphème se présentent aussi dans certaines
langues (d'ailleurs très rarement) : ainsi par ex. en haida {èàada « femme »,
sûus « (il) dit », etc.)i et en prâkrit^, où des groupes de voyelles non nasalisées
et nasalisées sont également admis à l'intérieur du même morphème^. Ainsi la
règle de B. Trnka ne s'applique même pas à ces oppositions que B. Trnka lui-
même reconnaît comme des corrélations. Mais le cas le plus grave est constitué
par la corrélation de nasalisation consonantique, car les groupes mb, nd, bm,
dn, etc., apparaissent dans la plupart des langues du monde. B. Trnka a reconnu
cela lui-mênie, et croit se débarrasser de ces exceptions en employant pour des
cas de ce genre non ])as le terme de « corrélation », mais celui de « parallélisme »
{op. cit., p. 59). D'autre part B. Trnka établit que dans quelques langues des
"phonèmes qui, d'après la terminologie phonologique usitée jusqu'à présent,
ne forment point une paire corrélative, ne sont cependant point admis l'un à
côté de l'autre, dans le cadre du même morphème, par ex. s et s, ou tchèque
n et n, etc. B. Trnka se résout néanmoins à désigner de tels couples de phonèmes
comme des couples corrélatifs et s'éloigne ainsi de la terminologie employée
jusqu'ici. Nous avons en effet défini ci-dessus le couple corrélatif comme une
opposition privative proportionnelle (ce qui correspond pour l'essentiel aux
définitions du « projet de terminologie phonologique standardisée », TCLP IV,
pp. 31.3 et suiv.). C'est pourquoi, comme B. Trnka d'un côté ne veut pas recon-
naître comme corrélations la corrélation de nasalité {b-m, d-n, g-n, etc.), ni,
comme nous l'avons montré ci-dessus, la corrélation de rapprochement, ni les
corrélations vocaliques ù-i, u-ù, ni la corrélation de quantité, et comme d'un
autre côté il appelle corrélations des oppositions bilatérales équipoUentes comme
S-s ou n-n, il doit donner une nouvelle définition du concept de « corrélation ».
Il en est effectivement ainsi à la p. 59 du travail en question, où B. Trnka dit :
« il est nécessaire par conséquent de distinguer cette sorte de relation phonolo-
(1) John R. Swanton dans Handbook of American Languages I {Bureau of
American Elhnologij Bulletin XL), 211 et suiv.
(2) Du glossaire de Hermann Jacobi « Ausgewâhlte Erzâhlungen im ]\Iàhà-
ràshtrî » (Leipzig 1886), 87 et suiv., nous extrayons notamment les exemples
suivants : âara « vénération », Usa « tel », ghara-châaniâ « mère de famille »,
nâara « bourgeois », paâna 1 « donner », 2 « marche ; départ », pâava « arbre »,
pâasa « lait », uâasa « corneille », saâsa « temps présent », sâara « océan »,
de même que les adverbes de temps kaâ « quand », Jaâ « lorsque », laâ « alors »,
saâ « toujours », dans lesquels on peut séparer un suffixe aâ. En outre l'oppo-
sition entre voyelles longues et brèves est neutralisable en mâhârâshtrî (comme
en général dans tous les dialectes pràkrit) : devant les consonnes géminées et
devant les groupes « nasale-)- consonne » toutes les voyelles sont brèves.
(3) On comparera les mots suivants tirés du même glossaire des textes
mâhârâshtrî de Jacobi : saâ « même », saaâ " toujours », vaâsa « camarade,
ami ». Devant les nasales et les occlusives la corrélation de nasalité vocalique
est neutralisée.
266 N. s. TROUBETZKOT
gique... d'une corrélation qui représente une affinité si étroite qu'elle prive les
membres d'une même paire de la faculté d'être opposés comme phonèmes
différents dans un groupe faisant partie du même morphème ». C'est en effet la
seule définition possible pour B. Trnka : par corrélation on doit comprendre
d'après lui une parenté si étroite entre deux phonèmes qu'elle rende ces pho-
nèmes incapables d'être placés l'un à côté de l'autre comme phonèmes distincts
dans un groupe faisant partie du même morphème. Mais si l'on remplace dans
la formule de la règle donnée ci-dessus le mot « corrélation » par cette définition,
on remarque que cette règle repose toute entière sur une tautologie : « Les
phonèmes qui dans le cadre d'un morphème ne peuvent se trouver l'un à côté
de l'autre ne peuvent pas dans le cadre d'un morphème se trouver l'un à côté
de l'autre ». B. Trnka appelle sa règle « règle du contraste phonologique mini-
mum » (« law of the minimal phonological contrast », op. cit., p. 85). Ce nom
convient bien mieux à la nature de ce dont il s'agit que la définition boiteuse
qui en est donnée.
Il s'agit en réalité du fait que les phonèmes (ou mieux les
unités phonologiques) se trouvant l'un à côté de l'autre en
contact immédiat doivent présenter un certain minimum de
différence. C'est le mérite de B. Trnka d'avoir remarqué ce
fait. Si nous examinons sous cet angle les combinaisons de
phonèmes, nous trouvons qu'il existe en effet quelques
groupements de phonèmes qui ne sont admis dans aucune
langue du monde. Et nous pouvons établir deux types de
groupements universellement non admis: d'abord les groupes
formés de deux phonèmes consonantiques qui ne se distinguent
l'un de l'autre que par la particularité d'une corrélation de
franchissement du second degré (à l'exception de la corréla-
rélation d'intensité consonantique^) ; deuxièmement les
groupes formés par deux phonèmes consonantiques qui ne
se distinguent l'un de l'autre que par leur appartenance à
deux séries de localisation « apparentées » (c'est-à-dire se
trouvant l'une vis-à-vis de l'autre dans un rapport d'opposi-
tion bilatérale privative ou équipollente). Tous les autres
groupements de phonèmes qui sont distingués par une seule
marque phonologique peuvent apparaître dans l'une ou l'autre
des langues du monde ^.
(1) Dans des langues comme l'esthonien, le lapon et le gwéabo où l'on
distingue des géminées légères et lourdes, ou des géminées avec intensité décrois-
sante et avec intensité croissante, il s'agit du groupement dans un même mor-
phème des deux termes d'un couple corrélatif faisant partie de la corrélation
d'intensité.
(2) En particulier il faut souligner ici que les groupes de deux prosodèmes,
distingués seulement par une particularité prosodique, sont admis sans difficulté.
De tels groupes ne peuvent à vrai dire se présenter que dans les langues qui
comptent les mores et produisent des centres de syllabe à deux ou trois mores
avec variation tonique descendante ou montante. De même les voyelles longues
rniXCIPES DE PHONOLOGIE
267
Les deux types de groupements de phonèmes « universelle-
ment non admis » que nous venons de mentionner ont été
trouvés par la voie de l'induction et ne se laissent pas combiner
en une formule générale. Dans chaque langue d'autres groupes
de phonèmes non admis s'y ajoutent, de sorte que les
groupements « universellement non admis » ne constituent
nullement un système complet, mais au contraire ne forment
jamais qu'une partie du système constitué dans chaque langue
par les groupes de phonèmes non admis. Dans la mesure où
les groupements de phonèmes admis doivent présenter un
certain minimum de diversité phonologique entre leurs
termes, ce minimum se détermine d'une façon différente dans
chaque langue. En birman par ex. l'opposition entre consonnes
et voyelles est considérée comme ce minimum ; à l'intérieur
d'un morphème ni les groupes des deux consonnes, ni les
groupes des deux voyelles ne sont admis : les phonèmes
transcrits par «consonne +y » ou « consonne -{-ly » sont en
réalité des consonnes mouillées ou arrondies ; hl, hm rendent
les sourdes /', in ; les diphtongues sont de valeur monopho-
nématique ; le seul groupe admis à l'intérieur d'un môme
morphème est le groupe « phonème consonantique-rphonème
vocalique ». L'annamite admet à l'intérieur d'un morphème
non seulement les groupes du type « consonne +voyelle »
(ou « voyelle +consonne »), mais aussi les groupes de deux
ou trois voyelles ; par contre il ne tolère aucun groupe de
deux consonnes : toutes les oppositions consonantiques
(oppositions de mode de franchissement, de localisation et de
résonance) ont dans cette langue si peu de valeur qu'elles
n'atteignent pas le minimum de contraste exigé, tandis que
les oppositions vocaliques sont estimées comme se trouvant
au-dessus de ce minimum. Les dialectes hanak du tchèque
de Moravie offrent un type opposé, car ils n'admettent dans
le cadre d'un morphème aucun groupe de voyelles, mais au
contraire des groupes variés de consonnes. Ainsi le minimum
de contraste doit être trouvé et spécialement défini d'une façon
indépendante pour chaque langue et la connaissance des
groupes de phonèmes « univ^ersellement non admis» n'aide
pas beaucoup pour cela.
Comme groupe de phonèmes uniuersellemenl admis on ne
avec coup de g'iotte ne <ont à proprement parler que des groupes de deux mores
dont la première est le terme marqué et la seconde le terme non marqué de la
corrélation de coup de glotte.
268 N. s. TROUBETZKOY
peut indiquer que le groupe «phonème consonantique 4-
phonème vocalique », ce que B. Trnka a bien vu, op. cit.,
p. 59. Ces groupes sont logiquement supposés par l'existence
des voyelles et des consonnes, car autrement les voyelles ne
seraient jamais opposés aux consonnes, un phonème n'existant
que par son opposition à un autre. C'est pourquoi une langue
sans groupes du type « consonne +voyelle » n'est pas conce-
vable.
Des groupes formés d'une occlusive et de la nasale de même point d'arti-
culation, dit Trnka loc. cil., n'existent que dans les langues qui connaissent les
groupes « consonne + voyelle ». Mais puisque les groupes « consonne +voyelle »
existent dans toutes les langues du monde, cette formule veut seulement dire
que les groupes « nasale + occlusive de même point d'articulation » sont admis
dans quelques langues du monde. Par contre les deux autres règles formulées
par B. Trnka sont acceptables.
La règle de Trnka, loc. cii., selon laquelle les groupes formés
de deux occlusives ou de deux spirantes ne se distinguant
que par leur appartenance à des séries de localisation diffé-
rentes (par ex. pi, xs, sf) apparaissent exclusivement dans
les langues où d'autres groupements de consonnes avec
les bruyantes (par ex. sp, ir, kl, rs, etc.) sont également
admis, cette règle se justifie réellement, dans la mesure où
nous pouvons embrasser l'ensemble des matériaux. La règle
suivante de Trnka a pour énoncé : « les langues dans lesquelles
les groupes de consonnes sont admis à l'initiale ou en finale
admettent également les groupes de consonnes à l'intérieur
du mot ». Pour les langues ayant des mots polysyllabiques
cette règle paraît concorder avec la réalité. Mais pour les
langues n'ayant que des mots monosyllabiques un groupe de
consonnes n'est possible qu'à l'initiale (par ex. en siamois
où à l'initiale les groupes bruyantes 4- r ou / sont admis) ^ ou
en finale, mais par contre est exclu à l'intérieur du mot.
En résumé on peut dire que les règles générales des groupe-
ments de phonèmes, valables pour toutes les langues du
monde, dans la mesure où l'on peut les découvrir, surtout
par voie d'induction, ne s'appliquent qu'à une partie tout à
fait insignifiante des groupements de phonèmes imaginables,
et par conséquent ne peuvent jouer aucun rôle important
dans l'étude des combinaisons.
(1 ) Walter Trittel, « Einfûhrung in das Siamesische », Lehrbiicher des Seminars
fur orienlalische Sprachen zu Berlin XXX IV (1930).
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 269
3. Méthode pour l'étude des combinaisons
De ce qui a été dit ci-dessus il découle que les groupements
de phonèmes sont soumis à des lois ou à des règles particulières
pour chaque langue, règles qui ne valent que pour cette langue
et qui doivent être découvertes séparément pour chaque
langue. Au premier coup d'œil la variété des types de combi-
naisons exclut qu'on puisse les étudier par une méthode
unique: selon le type de la langue des méthodes difïérentes
doivent être employées. Il y a des langues où l'étude des
combinaisons ne comporte que très peu de règles. Le birman
où tous les mots sont monosyllabiques et où ils consistent
soit en un phonème vocalique, soit en un groupe « phonème
consonantique— phonème vocalique », a déjà été mentionné.
Mais également dans une langue comme le japonais où le
nombre des syllabes dans le mot n'est pas limité, tous les
principes de combinaison peuvent se résumer en huit règles :
1» à l'initiale du mot n'est admis aucun groupe de consonnes ;
2° à l'intérieur du mot sont seuls admis parmi les groupes de
consonnes les groupes « n-f-consonne « ; 3° en finale il ne peut
y avoir que des voyelles ou un groupe « voyelle — n » ; 4° les
consonnes mouillées ne peuvent pas se trouver devant e;
5° les consonnes non mouillées ne peuvent pas se trouver
devant i; 6° les voyelles longues (à 2 mores) ne peuvent pas
se trouver devant des consonnes géminées ni devant un n
fermant la syllabe ; 7° la semi-voyelle w n'apparaît que devant
a et devant o; 8° la semi-voyelle ij n'apparaît que devant «,
0, a (devant le e initial ij n'est que facultatif et ne peut pas
en cette position être considéré comme un phonème auto-
nome). D'autres langues présentent par contre une grande
abondance de règles combinatoires. Dans le travail de
B. Trnka '< A Phonological Analysis of Présent Day Standard
English »\ l'énumération des règles combinatoires anglaises
ne couvre pas moins de 22 pages (23-45). Même en admettant
que ces règles puissent être rédigées un peu plus brièvement,
elles n'en restent pas moins extrêmement nombreuses.
Malgré cette diversité des types linguistiques quant aux
règles combinatoires, une méthode aussi une que possible
pour l'étude des combinaisons paraît non seulement
(1) Sludies in English by Members of Ihe English Seminar of the Charles
University, Prague, V = Pràce z vëdeckych ûstavù XXXVII (1935).
270 N. s. TROUBETZKOY
souhaitable, mais encore absolument nécessaire, car une
comparaison entre les différents types linguistiques ne peut
être poursuivie qu'à cette condition et une classification bien
ordonnée ne peut être construite sans comparaisons. Les
principes d'une méthode unique pour l'étude des combinaisons
peuvent être formulés de la façon suivante :
D'abord les règles combinatoires supposent toujours une
unité phonologique plus complexe dans le cadre de laquelle
elles sont valables. Dans beaucoup de langues ce n'est pas le
mot qui doit être considéré comme cette unité, mais bien le
morphème, c'est-à-dire un complexe de phonèmes qui figure
dans plusieurs mots et qui s'y trouve lié à la même signification
matérielle ou formelle. C'est par exemple le cas en allemand :
à l'intérieur d'un mot allemand est admis un nombre presque
illimité de groupements consonantiques : par ex. kstsl
{Axlsiiel «manche de hache»), kssv [Fiichsschwanz «queue
de renard »), psib [Obsibaum « arbre fruitier »), etc. Des règles
combinatoires quelles qu'elles soient ne pourraient être
établies dans ce cas qu'à grand peine. Par contre la structure
phonématique des morphèmes qui constituent les mots
allemands est assez claire et se trouve soumise à des règles
combinatoires bien déterminées. Par conséquent.en allemand
la recherche des règles combinatoires n'est utile que dans
le cadre du morphème et non dans le cadre du mot. Quand
on étudie les combinaisons la première tâche consiste donc
dans la détermination de l'unité phonologique dans le cadre
de laquelle les règles combinatoires pourront être le plus
utilement recherchées.
La seconde tâche consiste dans la classification convenable
des « unités de cadre » (mots ou morphèmes) par rapport à
leur structure phonologique. Dans des langues comme le
birman cette tâche s'évanouit d'elle-même, car toutes les
unités de cadre y sont bâties de la même manière. Mais dans
une langue comme l'allemand cette tâche est extrêmement
importante. La classification des unités de cadre doit y être
entreprise seulement au point de vue de son utilité pour
l'étude phonologique des combinaisons. Par exemple il serait
inutile à ce point de vue de classer les phonèmes allemands
selon leur fonction grammaticale (c'est-à-dire en préfixes,
racines, suffixes et terminaisons). Au point de vue de l'étude
des combinaisons allemandes est seule utile au contraire la
classification des morphèmes allemands en accenluables et en
inaccenluables ; à la première catégorie appartiennent les
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 271
morphèmes qui dans un mot composé peuvent recevoir
l'accent principal ou secondaire (par ex. aus, tum, lier, etc. ;
comp. les mots Auswahl «choix», Eigenium «propriété»,
iierisch « bestial ») ; à la catégorie inaccentuable appartiennent
les morphèmes qui ne reçoivent jamais ni accent principal
ni accent secondaire (par ex. les morphèmes ge, st, ig dans des
mots comme Gebàude « édifice », ivirjsi « (tu) jettes », riihig
« tranquille », etc.). Les morphèmes accentuables de la langue
allemande sont très nombreux et très variés en structure.
On peut les classer d'après leur nombre de syllabes en mono-
syllabiques (par ex. ah préfixe séparable, Axt « hache », lum
suffixe nominal, schaft suffixe nominal, schœarz « noir », etc.),
dissyllabiques (par ex. Wagen «voiture», Abend «soir»,
Arbeii «travail», Kamel «chameau», etc.), trisyllabiques
(par ex. Holunder « sureau »), quadrisyllabiques (par ex,
Abenieuer «aventure»). Par contre les morphèmes inaccen-
tuables de la langue allemande, ou bien ne forment pas une
syllabe (par ex. si dans gib-st « (tu) donnes », fein-si-e « (le)
plus fin ») ou bien forment seulement une syllabe (par ex.
zig dans uierzig « quarante ») de sorte qu'une classification
d'après le nombre des syllabes est impossible. Plus utile est
par contre la classification des morphèmes allemands
inaccentuables en proclitiques (c'est-à-dire ceux qui ne
peuvent jamais figurer qu'immédiatement avant un morphème
accentuable : par ex. be dans behalten «conserver», etc. , et
en enclitiques (c'est-à-dire ceux qui ne peuvent se trouver
qu'après un autre morphème : par ex. er et isch dans wàhlerisch
« difficile (pour la nourriture) »). Cette classification correspond
en outre à des types de structure phonématique tout différents..
Les morphèmes inaccentuables procliiiques consistent tou-
jours en une syllabe qui contient la voyelle e et sont formés,
soit d'une moyenne suivie de e (be, ge), soit d'une consonne
quelconque suivie de er (er, ver, zerj, soit de e suivi d'une
nasale et d'une ténue fent, emp). Les encliliques ou bien ne
comportent aucune voyelle, ou bien contiennent les voyelles
u, i, 9; en fait de consonnes ils contiennent t, d, g, x, s, s,
l, r, m, n, k> ; s, x, g n'apparaissent qu'après i fig, lich, richy
isch) ; d seulement après n (end) ; » seulement après u ou i
[Jûngling « jeune homme ») ; s seulement après i, d, n ou sans
voyelle (nis, es, ens, s, st) ; n après d, i ou sans voyelle (en,
in, n) ; les autres consonnes : l, m, r, l n'apparaissent qu'après
9 ou sans voyelle ; parmi les groupements « consonne -|-
voyelle » apparaissent à l'intérieur des morphèmes seulement
272 N. s. TROUBETZKOY
les groupes n, /, r-f i (nis, lich, ling, rich) et /— 3 (le) ; parmi
les groupes de consonnes apparaissent seulement nd, ns et
s/1. En ce qui concerne les morphèmes accentuables, les types
fondamentaux caractérisés par le nombre de leurs syllabes
peu\ ent être également répartis en sous-types : c'est ainsi
que les morphèmes accentuables monosyllabiques se
répartissent en neuf sous-types difïérents, selon qu'ils
commencent ou finissent par un phonème vocalique, par une
consonne ou par un groupe de consonnes [Ei « œuf », Kuh
« vache », Siroh « paille », Aal « anguille », Sohn « fils », klein
« petit », Asl « branche », WerJc « travail », krank « malade ») ;
dans les morphèmes dissyllabiques, trisyllabiques et quadri-
syllabiques on peut distinguer un bien plus grand nombre de
sous-types.
Après que la classification des unités de cadre en types de
structure aura été menée à bonne fin, on devra étudier les
groupes de phonèmes à l'intérieur de ces types de structure.
Il va de soi qu'on devra examiner séparément, d'un côté les
positions à l'intérieur des unités de cadre en question (initiale,
intérieur du mot, finale), et d'un autre côté les trois formes
fondamentales des groupements de phonèmes (groupements
de phonèmes vocaliques entre eux, groupements de phonèmes
consonantiques entre eux, groupements de phonèmes voca-
liques et de phonèmes consonantiques).
La méthode qui doit être employée dans l'étude de ces
formes de groupements phonématiques découle avec une
logique inéluctable des questions auxquelles cette étude doit
répondre. On doit d'abord rechercher quels phonèmes peuvent
se grouper dans la position en question et quels phonèmes
s'excluent réciproquement. Ensuite on doit établir dans
quel ordre de succession ces phonèmes se trouvent l'un à côté
de l'autre dans la position susdite. Et troisièmement on doit
aussi indiquer le nombre des termes de chaque groupement
de phonèmes admis dans la position en question. Au point de
vue méthodologique on peut indiquer comme modèle l'étude
(1) R. Jakobson me fait remarquer que la structure phonématique des
morphèmes enclitiques de l'allemand dépend de leur fonction grammaticale.
Les morphèmes de terminaison ou bien sont sans voyelle ou bien contiennent
la voyelle e. Cette voyelle n'apparaît dans les morphèmes de dérivation qvie dans
des groupements avec n, r, l. Parmi les consonnes, les morphèmes de termi-
naison ne contiennent que s, t, n, m, r et les trois groupes ns, nd, st. Les mor-
phèmes inaccentuables enclitiques qui contiennent d'autres phonèmes ou
groupes de phonèmes sont des morphèmes de dérivation.
rPJNCIPES DE PHONOLOGIE 273
qu'a faite Kemp Malone de la structure phonologique des
monosyllabes anglaise Kerap Malone étudie en particulier
les groupements de phonèmes admis à l'initiale, à l'intérieur
du mot et en finale ; il établit pour chacune de ces positions
trois sortes de règles limitatives : a) limitation de la partici-
pation à un groupe (« restriction in membership »),
b) limitation dans l'ordre de succession des phonèmes faisant
partie du groupe (« restriction in séquence of members ») et
c) limitation dans le nombre des termes d'un groupe (« restric-
tion in number of members »). Ces trois sortes de limitation
donnent une réponse exhaustive à chacune des trois questions
(jui sont importantes pour l'étude des groupes de phonèmes.
A titre d'exemple on peut examiner ici les groupements de consonnes à
r initiale des morphèmes allemands accentua b les :
a) Limitation de participation:
1" A aucun de ces groupements ne peuvent participer s (« ss »), x (« ch »),
/z et 29 (" ng ») ; 2° les moyennes et les ténues s'excluent réciproquement (c'est-
à-dire qu'à un seul et même groupe ne peuvent participer en même temps une
moyenne et une ténue) ; 3° les occlusives s'excluent réciproquement ; 4° les
fricatives (f, ë) s'excluent réciproquement ; 5° les sonantes (r, l, ni, n, v)
s'excluent réciproquement ; 6° les fricatives sont incompatibles avec b, d, g, p
{« pf ») ; ~° t, d sont incompatibles avec l ; 8° f est incompatible avec les occlu-
sives ; 9° w (« w )i) est incompatible avec les labiales et les labio-dentales ; 10° c
(« z ») est incompatible avec r, l, s, f ; 11° n n'est compatible qu'avec s (" sch »),
A-, g ; 12° m n'est compatible qu'avec s.
b) Limitation dans l'ordre de succession :
i° Les fricatives (f, s) ne peuvent figurer que comme premier terme d'un
groupe; 2° les sonantes (r, l, m, n, v) ne peuvent apparaître que comme dernier
terme d'un groupe ; 3° entre s et v il ne peut y avoir aucune autre consonne.
c) Limitation dans le nombre des termes:
1° Comme groupes de trois termes sont seuls admis str, spr et épi ; 2° les grou-
pes de plus de trois termes ne sont pas tolérés.
De toutes ces limitations il résulte qu'à l'initiale des morphèmes allemands
accentuables les groupes de consonnes suivants sont possibles : br, pr, dr, tr,
gr, kr, pr, fr, sr; bl, pi, kl, pi, fl, si; gn, kn, en; Sm; dv, (tv), (gvj, kv, cv, Sv;
st, sp, fsk); str, spr, spl.
Des règles combinatoires analogues peuvent être établies pour la finale
et pour l'intérieur des morphèmes accentuables ; en outre des règles spéciales
peuvent être trouvées pour les morphèmes polysyllabiques. Les règles décou-
vertes de cette manière doivent être comparées entre elles, de sorte que si cer-
taines d'entre elles ont une sphère d'emploi plus générale, ce fait puisse être
mis en évidence. Ainsi par ex. parmi les <■ limitations de participation » énumérées
ci-dessus, les règles 2, 4, 6 et 9 valent non seulement pour l'initiale, mais pour
toutes les positions dans le cadre d'un morphème allemand. Certaines règles
doivent recevoir une rédaction générale : ainsi par ex. la deuxième limitation
(1) Kemp Malone, u The Phonemic Structure of English Monosyllables »,
American Speech 1936, 205 et suiv.
274 N. s. TROLBETZEOY
dans l'ordre de succession peut être remplacée par deux règles valables pour
toutes les positions dans un morphème allemand : a) parmi les liquides (r, l),
r ne peut apparaître qu'en contact immédiat avec une voyelle, / par contre
apparaît en contact immédiat soit avec une voyelle soit avec un r ; P) parmi
les nasales, m et n ne peuvent apparaître qu'en contact immédiat soit avec
ime voyelle, soit avec une liquide, tandis que e apparaît seulement après une
voyelle.
Ce n'est que lorsqu'on aura étudié d'après la même méthode
les combinaisons de phonèmes dans le plus grand nombre de
langues, qu'on pourra, en comparant les diverses langues,
d'abord distinguer les divers types combinaioires et ensuite
discuter avec fruit la question de la légitimité des règles
combinatoires.
4. Groupements anomaux de phonèmes
Les règles combinatoires donnent à chaque langue une
physionomie particulière. Elles ne caractérisent pas moins
la langue que l'inventaire des phonèmes. Il y a des langues où
les règles combinatoires sont appliquées avec un grand esprit
de suite à toutes les parties du vocabulaire. Dans des langues
de ce genre même les mots étrangers sont modifiés de telle
sorte qu'ils obéissent aux règles combinatoires normales, aux
règles valables pour les mots autochtones. Dans d'autres
langues les mots étrangers sont au contraire aussi peu
modifiés que possible, même s'ils contredisent aux règles
combinatoires autochtones. Ils demeurent dans le vocabulaire
comme des corps étrangers. L'allemand par ex. appartient
à ce dernier type de langues : on pensera à des mots comme
Psalm « psaume », Sphdre "■ sphère », Szene « scène », pneuma-
iisch pneumatique « ayant des groupes de consonnes « non
allemands » à l'initiale. D'ailleurs des mots de ce genre restent
normalement dans le domaine du vocabulaire technique ou
savant et beaucoup parmi eux se conforment aux règles
combinatoires normales quand ils s'introduisent dans le
vocabulaire de tous les jours^. C'est seulement à un stade de
bilinguisme très avancé que des mots de ce genre ayant des
groupes étrangers de phonèmes pénètrent dans la langue
usuelle au point de ne plus être sentis comme des corps
étrangers. Cela signifie que les règles combinatoires de la
langue en question ont subi une modification correspondante.
(1) Le mot Sport est déjà prononcé par beaucoup d'allemands avec un s
initial et sous cette forme il n'a plus la physionomie d'im mot étranger. A Vienne
Sport, nom d'une marque de cigarettes, est toujours prononcé avec i.
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 275
Le degré auquel les mots étrangers ne se conforment pas aux règles combi-
natoires autochtones dépend de beaucoup de circonstances — et avant tout de
la variété des groupements de phonèmes admis dans la langue en question.
Une langue comme le japonais où sont permis très peu de groupements de
phonèmes ne peut pas beaucoup augmenter le nombre des combinaisons admises.
L'allemand au contraire où existent déjà des groupements nombreux et variés
peut ajouter aux combinaisons admises encore quelques-unes d'origine étran-
gère. D'ailleurs quelques règles fondamentales ne peuvent être violées : par ex,
une moyenne ne peut pas se trouver à côté d'une ténue, un r ne peut pas figurer
autrement qu'au contact immédiat d'une voyelle, etc. Un mot comme le géor-
gien gvçriunis « il nous fait nous exercer » ne pourrait pas être introduit en
allemand sans modification.
D'autre part l'existence de groupements particuliers de [ihonèmes au point
de soudure de deux morphèmes joue un rôle important dans l'admission des
mots étrangers, fait que B. Trnka a souligné à bon droit*. Les groupes se, sf,
pn ne sont pas admis en allemand dans le cadre d'un même morphème, mais '
ils se présentent dans des mots polymorphématiques ou « composés » au point
de rencontre des morphèmes (par ex. Auszuq « déménagement », inissfalUg
« déplaisant », abnehmen « enlever ») et cela facilite la préservation sans alté-
ration de ces groupements dans les mots étrangers comme Szene, Sphàre,
pneiirnalisch où ils sont transposés à l'initiale. De même la conservation du
groupe initial dans Psalm, Psychologie, etc., est facilitée par l'existence de ce
groupe à l'intérieur de mots autochtones comme Erbse « pois ». Au contraire
en japonais l'absence complète de groupes de consonnes (sauf n-f- consonne)
non seulement dans le cadre d'un même morphème, mais aussi à la soudure des
morphèmes entraîne l'impossibilité d'admettre des mots étrangers sans les
modifier.
Ce qui a été dit sur les groupements de phonèmes provenant de langues
étrangères vaut aussi pour les groupements.dialectaux et archaïques. Le langage
relevé ou la langue écrite n'admettent d'habitude des mots dialectaux que sous
une forme convenablement modifiée. Les mots dialectaux présentant un des
groupes de phonèmes étrangers à la langue écrite forment dans le vocabulaire
de cette langue des corps étrangers et sont relégués dans des parties spéciales
de ce vocabulaire : par ex. en allemand des mots comme Kaschperl « guignol »,
Droschke « fiacre », Wrak « de rebut », Robben « veau marin », Ebbe « reflux », etc.
En ce qui concerne les mots empruntés à la langue ancienne et présentant des
groupes de phonèmes qui ne sont plus en usage aujourd'hui, ils appartiennent
aussi à des parties spéciales du vocabulaire (notamment à la langue poétique
ou à la langue administrative). Un groupe particulier est formé dans beaucoup
de langues par les noms propres (aussi bien de personnes que de lieux), car ils
restent immodifiés dans la langue écrite avec leurs éléments étrangers, archaïques
et dialectaux : par ex. des noms allemands comme Leipzig, Leoben, Allona,
Luick, Treitschke, Pschorr, etc., qui ou bien contiennent des groupements de
phonèmes inaccoutumés ou bien appartiennent aux types de morphèmes les
plus rares*. Il est du reste à remarquer que les noms propres sont, à bien d'autres
(1) B. Trnka, TCLP VI, 60 et suiv.
(2) On remarquera qu'il se présente également dans ce cas des groupements
qui d'habitude ne figurent qu'à des soudures de morphèmes : Leipzig-Abzug
« départ », Leoben-beobachlen « observer », Luick-riihig « tranquille », Treilsclike-
Deulschkunde « germanologie », Pschorr- Absciiied « départ », etc.
276 N. s. TROUBETZKOY
points de vvie, dans une situation tout à fait particulière vis-à-vis du système
phonologique et morphologique.
Le domaine le plus important des groupes anormaux de phonèmes est
constitué par les interjections, les onomatopées, les mots affectueux ou les
commandements adressés à des animaux, et enfin les mots à nuance « expres-
sive ». Après ce qu'ont dit sur ce sujet V. Mathesius et J. M. Kofinek* le pro-
blème peut être considéré comme définitivement éclairci et ne nécessite plus
d'autres discussions.
MI. DE LA STATISTIQUE PHONOLOGIQUE
1. Les deux types de dénombrement
Les problèmes de statistique et de rendement fonctionnel
des éléments phonologiques sont liés de la façon la plus
étroite à l'étude des combinaisons de phonèmes, La statis-
tique phonique a déjà été exploitée et utilisée pour différents
buts pratiques et scientifiques. Pour des buts phonologiques,
elle doit être, on le comprend, modifiée d'une façon con-
venable : il s'agit de compter non pas des lettres ou des sons,
mais des phonèmes et des groupes de phonèmes. Dans la
littérature spécialement phonologique l'importance de la
statistique a été d'abord soulignée par V. iVIathesius^. B. Trnka
dans son livre déjà mentionné^ a apporté une contribution
à la statistique phonologique de l'anglais. W. F. Twaddell a
tenté une statistique des phonèmes consonantiques allemands
et de leurs groupements^. George Kingsley Zipf s'occupe de
statistique phonologique en général^. Ainsi on ne manque
(1) V. Mathesius, «O vyrazové platnosti nëkterych Êesky'ch skupin hlâs-
kovy^ch », Nase hec XV, 38 et suiv., de même que J. M. Kofinek, « Studie z
oblasti onomatopoje » [Pràce z vëdeckych ùstavù XXXVI), Praha 1934. Comparer
aussi V. Skalirka, « O mad'arskych vyrazech onomatopoickych », Sbornik
filologicky XI (1937).
(2) Voir ses articles, « La structure phonologique du lexique tchèque
moderne », TCLP I, 67-85 et « Zum Problem der Belastungs-und Kombina-
tionsfâhigkeit der Phonème », ibid. IV, 148 et suiv.
(3) B. Trnka, « A Phonological Analysis of Présent Day Standard English »
{Pràce z vëdeckych ùslavù XXXVII, 1935), 45-175.
(4) W. F. Twaddell, « A Phonological Analysis of Interv^ocalic Consonant
Clusters in Modem German », Actes du IV^ Congrès International de Linguistes
à Copenhague, 1938.
(5) G. K. Zipf, « Selected Studies of the Principle of Relative Frequency
in Language » (Cambridge, Massach., Harvard University Press, 1932) et » Psy-
cho-Biology of Language » (Boston-Cambridge, Mass., Rivcrside Press, 1935).
PHINCIPKS DE PHONOLOGIE 277
déjà plus maintenant de travaux sur la statistique phono-
logique. Ils sont cependant beaucoup trop brefs et chacun
d'eux emploie une méthode différente. Une méthode unique
de statistique phonologique n'a pas été créée jusqu'à mainte-
nant. En partant de ces bases nous devons nous contenter
ici de faire sur <c thôme quelques remarques.
La statistique a en phonologie une double signification.
Elle doit montrer d'une part avec quelle fréquence un élément
phonologique déterminé de la langue en question (phonème,
groupe de phonèmes, type de morphème ou de mot) revient
dans le langage, et d'autre part quelle est l'importance du
rendement fonctionnel de cet élément ou d'une opposition
phonologique déterminée. Pour la première tâche il faut
étudier au point de vue statistique des textes suivis ; pour
la seconde des lexiques. Dans les deux cas on peut envisager
soit seulement le nombre absolu des apparitions effectives de
l'élément en question, soit le rapport de ce nombre au nombre
d'apparitions théoriquement attendu sur la base des règles
combinat oires.
2. Nombres conditionnés par le style et nombres conditionnés
par la langue
Chaque type de statistique présente ses difficultés
particulières. Quand on étudie la fréquence d'éléments phono-
logiques déterminés dans des textes suivis, les difficultés
proviennent avant tout du choix du texte.
J'ouvre au hasard la « Sprachthcorie »^ de K. BOhler et je prends à la p. 23
un paragraphe quelconque de 200 mots (de « soll es also... » jusqu'à « im Schosse
der Spraehwissenschaften lângst », donc les lignes 3-28 à partir du haut). Dans
ce paragraphe sont contenus 248 morphèmes accentuables, parmi lesquels
204 monosyllabes, 37 dissyllabes et 7 trisyllabes. Puis je prends un autre texte
également de 200 mots, à savoir le début de la première histoire de A. Dirr
« Kaukasisohe Mârchen «^ et je trouve que ce paragraphe ne contient en tout
que 220 morphèmes accentuables, dont 210 monosyllabes, 10 dissyllabes et
aucun trisyllabe. La même différence existe entre les deux textes choisis en
ce qui concerne la longueur des mots. Chez K. Bûhler on trouve des mots de
différentes longueurs, de 1 à 9 syllabes. Chez A. Dirr seulement des mots de
une, deux, trois syllabes avec une préférence très marquée pour les monosyl-
labes :
(1) Karl Buhler, « Sprachtheorie » (Jena 1934).
(2) « Kaukasischc Miirchen, ausgew;Uilt tmd libersetzt von A. Dirr » (dans
Die Mârchen der \yrlllilcrnlur, édité par l'ricdrich \on der Leyen et Paul Zau-
nert, Jena 1920).
278
N, S. TROUBETZKOY
Monosyllabes.
Dissyllabes.. .
Trisyllabes.. .
Télrasyllabes.
Pentasyllabes.
Hexasyllabes.
Heptasyllabes
Octosyllabes .
Ennéasyllabes
K. BÛHLER
A. DIRR
NOMBRE
absolu
DE MOTS
en %
NOMBRE
absolu
DE MOTS
en %
95
57
27
7
6
G
1
1
47,5
28,5
13,5
3,5
3
3
0,5
0,5
134
56
10
67
28
5
200
100
200
100
Le nombre total des syllabes dans le paragraphe étudié est de 400 dans
K. Bûliler,. et de 276 dans A. Dirr, de sorte que la longueur moyenne du mot
est chez K. Bûhler de deux syllabes, chez A. Dirr de 1,4 syllabe. Comme en
allemand seules les voyelles fonctionnent comme centres de syllabe (n, r, l
faisant syllabe en syllabe inaccentuée sont à considérer phonologiquement
comme an, ar, dl), le nombre des syllabes indique aussi le nombre des phonèmes
vocaliques (400 pour K. Buhler, 276 pour A. Dirr). En ce qui concerne les con-
sonnes le paragraphe étudié contient chez K. Bûhler 636 phonèmes consonan-
tiqaes et 429 chez A. Dirr : c'est-à-dire qu'Un mot contient chez K. Bûhler
en moyenne 3,2 consonnes et 2,1 chez A. Dirr. Le rapport des consonnes aux
voyelles est à peu près le même dans les deux textes : les consonnes forment
61 % et les voyelles 39 % de tous les phonèmes. Mais le nombre total des
phonèmes est chez K. Buhler de 1036 et chez A. Dirr de 705, de sorte qu'il
existe une différence d'environ 3 : 2. On ne peut pas croire que cette différence
disparaîtrait dans des paragraphes plus longs. Elle est liée de la façon la plus
étroite aux différences de slijle. La langue savante, adaptée à un niveau intel-
lectuel plus haut de l'auditoire, se distingue par des mots longs, tandis que le
récit simple, adapté à un niveau assez primitif de l'auditoire, préfère les mots
courts. Une autre particularité de la langue savante allemande est qu'elle est
surchargée de groupes de consonnes. Tandis que dans le paragraphe étudié
chez A. Dirr il n'y a que 55 groupes de consonnes, auxquels participent 116 con-
sonnes, soit 27 % de tous les phonèmes consonantiques, dans le paragraphe
étudié de la « Sprachtheorie » de K. Bûhler, il apparaît 127 groupes de consonnes
auxquels participent en tout 281 consonnes, c'est-à-dire 44 % de toutes les
consonnes. En ce qui concerne la répartition de ces consonnes en mots et en
morphèmes, dans les deux textes la plupart des groupes apparaissent aux
soudures de morphèmes (A. Dirr 40 %, K. Bûhler 42 %) et en finale de mor-
phèmes (A. Dirr 33 %, K. Bûhler 32 %). Mais à l'initiale et à l'intérieur des
morphèmes les deux textes présentent de tout autres rapports : chez A. Dirr
apparaissent à l'initiale des morphèmes 22 % et à l'intérieur des morphèmes 5 %
de tous les groupements de consonnes, tandis que chez K. Bûhler l'initiale des
morphèmes fournit 12 % et l'intérieur des morphèmes 14 % de tous les grou-
pements de consonnes. En outre chez K. Bûhler sont attestés à l'intérieur des
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 279
muriilièmes des groupements comme cj (Situation), gm (Dogma), skr (des-
kriptiv) qui chez A. Dirr n'apparaissent pas une seule fois, non seulement
dans le paragraphe étudié, mais encore dans tout son recueil de contes caucasiens.
C'est la conséquence de l'usage développé des mots étrangers qui caractérise
toute langue savante.
Les deux types de style choisis comme exemples : la langue
savante, intellectuelle, et la langue volontairement simple
du récit, imitant le primitif, sont deux pôles entre lesquels
se trouvent différents autres genres de style, de sorte que
chacun possède sa marque spécifique. Chaque texte appartient
à un certain type de style. Et si nous nous proposons d'étudier
à l'aide d'un texte la fréquence de certains éléments phono-
logiques dans une langue déterminée, nous devons avant tout
nous demander quel texte paraît le plus convenable pour ce
but. Le problème admet, semble-t-il, deux solutions : ou bien
>on peut choisir un texte « de style neutre », ou bien on peut
prendre des extraits de plusieurs textes appartenant à des
types de style différents. Toutefois ces deux solutions sont
peu satisfaisantes : en effet que peut-on considérer comme
un style neutre ? et dans quelles proportions les extraits des
différents styles doivent-ils être pris ?
Il paraît donc impossible de libérer complètement la statis-
tique phonologique de l'influence des différents types de style.
Dans les recherches de statistique phonologique les particu-
larités spécifiques des différents types de style doivent toujours
être prises en considération. On doit avant tout établir quels
phénomènes phonologiques sont condilionnés par le style et
quels autres sont indépendants du style. Ainsi nous avons
déjà vu que, au moins en allemand, la longueur des unités de
signification (mots ou morphèmes) et la fréquence des groupes
de consonnes est conditionnée par le style. Par contre la
fréquence des différents phonèmes paraît être assez indépen-
dante du genre de style du texte.
Que l'on compare par ex. la fréquence des phonèmes vocaliques (en %)
dans les paragraphes indiqués ci-dessus de K. Bûhler et de A. Dirr :
280 N. s. TROUBETZKOY
K. BUHLER A. DIRR
a ^_ ^ 15
99
0/
9
II
0
au
e. à 39 18
•20 10
ei
u
43
\
I
\
17
[8
4
3
ô 4 ^ U,o
ou l 0,5
100 100
Les petites différences portant sur a, e, ei ne peuvent guère être attribuées
à l'influence des genres de style. Il est possible qu'en étudiant statistiquement
des paragraphes plus longs ces différences disparaissent.
La fréquence des phonèmes — au moins en allemand —
ne paraît donc pas conditionnée par le style et pour en faire
la statistique on J)eut choisir n'importe quels textes (sauf les
poésies et certains textes de prose particulièrement raffinés
dans lesquels une déformation artistique intentionnelle de
la fréquence naturelle des phonèmes a produit des effets
spécifiques)^. Cependant par mesure de précaution on peut
tâcher d'obtenir dans ce but la neutralisation des genres de
style. Ce qui paraît le mieux pour cela, ce sont des notes sur
diverses conversations- ou bien des journaux où figureraient
différents genres de style : articles de fond sur la politique,
télégrammes, articles semi-scientifiques, communications
administratives, nouvelles sportives, rapports économiques,
etc^
(1) J. Mukafovsky, t La phonologie et la poétique -, TCLP IV, 280 et suiv.
(2) Peskovskij a donné pour le russe une statistique phonique basée sur
des notes prises au hasard des conversations : Peskovskij, « Des'at' tys'ac
z\'ukov russkogo jazyka ? (Sbornik statej, Leningrad 1925, 167-191). Pour le
suédois il existe im travail semblable, basé sur des notes sténographiques
prises pendant des discours au Parlement suédois. Par malheur il s'agit dans
les deux cas d'une statistique des sons et non des phonèmes.
(3) Voir par ex. Eldridge, « Thousand Common English Words » (Buffalo,
The Clément Press, 1911).
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 281
3. Interprétations proposées de la fréquence des phonèmes
Jusqu'à présent beaucoup trop peu de langues ont encore été étudiées du point
de vue statistique quant à la fréquence des phonèmes. C'est pourquoi il est
prématuré d'interpréter les données statistiques et de porter un jugement
général sur ce problème. Mais dès maintenant les essais de ce genre ne manquent
pas. Une théorie sur la cause des divergences entre les chiffres notant la fré-
quence des divers phonèmes à l'intérieur des différentes langues a été présentée
par J. van Ginneken^. D'après cette théorie chaque homme posséderait une
préférence héréditaire pour certaines articulations et choisirait instinctivement
en parlant les mots dans lesquels figurent les sons en question. Comme tous les
peuples proviennent du mélange de différentes races, il existe dans chaque repré-
sentant d'un peuple donné une combinaison déterminée des marques raciales
héréditaires, de sorte qu'à ces marques correspondent aussi des tendances
articulatoires. Comme les composantes raciales sont les mêmes chez différents
représentants du môme peuple, le système des phonèmes est aussi le même
chez tous ; les variations individuelles dans la fréquence des phonèmes s'expli-
quent par des différences dans le rapport numérique des composantes raciales
chez les divers représentants du même peuple. Cette théorie n'a pas été obtenue
par la voie inductive et ne découle pas de faits concrets : elle a plutôt été créée
a priori. Les matériaux phoniques allégués ne servent pas à établir et à con-
trôler la théorie : ils sont seulement expliqués par cette théorie, de sorte que
l'explication reste toujours purement hypothétique : si un phonème quelconque
dans une langue déterminée présente un chiffre de fréquence particulièrement
élevé ou particulièrement bas on suppose que les marques raciales du peuple
en question favorisent ou entravent les mouvements articulatoires dont il
s'agit. Mais c'est une pétition de principe car il faudrait d'abord prouver que
la fréquence élevée ou faible d'un phonème dans le discours suivi dépend des
marques raciales des sujets parlants. Si les langues nègres ne présentent pas
la même fréquence de phonèmes que les langues indiennes de l'Amérique du
Nord, cela n'est nullement une preuve que la fréquence des phonèmes dépende
des marques raciales, puisque les langues nègres se distinguent des langues
indiennes, non seulement par la fréquence des Jihonèmes, mais encore par
l'inventaire des phonèmes et la structure grammaticale. Une preuve objective
ne pourrait être fournie que par vme expérimentation dans laquelle les facteurs
en question seraient tout à fait isolés de tous les autres. Il faudrait par ex.
étudier la fréquence des phonèmes chez deux sujets de races différentes, mais
ayant la même langue maternelle et le même niveau de culture — et en outre
dans des manifestations de langage ayant le même genre de style. Les résultats
ne pourraient toutefois acquérir une signification scientifique que si l'expérience
'était répétée plusieurs centaines de fois avec des représentants de différentes
races et en différentes langues. C'est seulement alors qu'on pourrait discuter
cette question.
Une autre théorie sur la fréquence des phonèmes a été présentée par
(1) J. van Ginneken, « Ras en Taal » (Verhandl. d. Kon. Akad. van Wetensch.
le Amsterdam, Afl. Letterkiinde, N. R. XXXVI, 193.5), « De Ontwikkelings-
geschiedenis van de systemen der menschelijke Taalklanken » (Amsterdam
1932), «De Oorzaken der taalveranderingen » (Amsterdam 1930) et «La bio-
logie et la base d'articulation » (Journ. de Psychol. XXX) 2G6-320.
282 N. s. TROUBETZKOY
George Kingsley Zipf. D'après cette théorie la fréquence d'un iihonèine est
d'autant plus élevée que la réalisation de ce phonème est moins comiiliquée.
En exposant cette théorie G. K. Zipf se place complètement au point de vue
des sciences naturelles^ Par conséquent en examinant le bien-fondé de cette
théorie on doit d'une façon suivie considérer les faits comme les sciences natu-
relles le font. Mais du point de vue tout à fait rigoureux des sciences naturelles
le degré de complexité de l'articulation ne se laisse pas mesurer. Les occlusives
sonores présentent une tension des cordes vocales, mais en même temps un
relâchement des organes buccaux ; à l'inverse dans les occlusives sourdes les
cordes vocales sont relâchées, mais les organes de la bouche tendus. Quelles
sont les plus compliquées ? Dans les consonnes aspirées la glotte est largement
ouverte, c'est-à-dire qu'elle demeure dans la même situation qu'elle occupe
dans la respiration normale, tandis que dans les consonnes non aspirées, au
moment de la détente phonique, la glotte est reportée dans une autre position,
de sorte que l'aspiration ne se produit pas. Mais d'autre part le courant de
souffle étant plus fort, les organes de la bouche sont d'habitude plus fortement
tendus. C'est pourquoi dans l'opposition d'aspiration il est également difficile
de dire si ce sont les consonnes aspirées ou les non-aspirées qui sont les « plus
compliquées ». Le même doute se répète à l'égard de toutes les oppositions de
mode de franchissement. Et le degré de complication se laisse encore moins
établir dans les oppositions de localisation. George K. Zipf allègue comme
exemple l'opposition m-n et croit pouvoir conclure du f^it que n dans beaucoup
de langues apparaît plus fréquemment que m, que celui-ci serait plus compliqué
que n (pp. 78-79). Mais m est articulé avec les lèvres fermées et le voile du palais
abaissé, c'est-à-dire les organes phonatoires étant en position de repos complet
(la tension des cordes vocales mise à part), tandis que l'articulation du n (à
l'exception de la tension des cordes vocales, qui lui est commune avec le m) est
liée à l'élévation de la pointe de la langue vers les dents ou les alvéoles, et
souvent aussi à un mouvement correspondant de la mâchoire inférieure. Cette
théorie - — - au moins dans la rédaction indiquée ci-dessus — doit donc être
résolument écartée.
Les deux théories dont il vient d'être question doivent être considérées
comme contestables principalement parce qu'elles veulent expliquer des faits
phonologiques par des causes biologiques, c'est-à-dire extérieures à la langue.
Mais la théorie de G. K. Zipf se laisse aussi pour ainsi dire « traduire en termes
phonologiques », comme déjà Marcel Cohen l'a indiqué dans son compte-rendu
du livre de G. K. Zipf 2. Dans sa rédaction phonologique cette théorie pourrait
se présenter ainsi : « des deux termes d'une opposition privative le terme non
marqué apparaît plus souvent dans le discours suivi que le terme marqué ».
En gros et en bloc cette formule pourrait se trouver juste. Mais on ne peut en
aucune façon la considérer comme une règle sans exception. On doit distinguer
les oppositions neutralisables de celles qui ne le sont pas et prendre aussi en
considération la zone possible de neutralisation. En russe où l'opposition entre
consonnes mouillées et non-mouillées existe dans douze paires de phonèmes, la
règle ne vaut que pour onze de ces paires : les non-mouillées p, b, f, v, t, d. s, z,
m, n, r apparaissent en effet beaucoup plus souvent que les mouillées corres-
pondantes p\ b\ /', m', V, d\ s\ z', m', n\ r' (le rapport est environ 2:1). Mais
pour la paire l: V cette règle ne vaut pas : le V mouillé est en russe plus fréquent
(1) G. K. Zipf, « Psycho-Biology of Language », 68 et suiv. Voir un compte
rendu de N. S. Troubetzkoy dans Sloiw a slovenosl II, 193G, 252 et suiv.
(2) Marcel Cohen dans BSL XXXVI (1935), 10.
PRINOPF.S DE PHONOLOGIE 283
que le / non mouillé (/; T = 42 : 58). Ce n'est certes pas un hasard que l'oppo-
i-ition l-r ne soit neutralisable que (levant e tandis que les oppositions p-p\
l-V, etc., sont neutralisées dans bien d'autres positions encore : devant les
apicales, les sifflantes, les labiales mouillées. La corrélation de sonorité des
ronsonnes est neutralisable en russe : en fin de mot devant une pause ou devant
des mots qui commencent par une sonante, seules sont admises les bruyantes
sourdes de sorte qu'elles constituent les termes non marqués de la corrélation
vocale. Mais le phonème v (comme aussi le i'' mouillé correspondant) occupe
une place particulière : d'un côté il ne peut pas se trouver en fin de mot et
même à l'intérieur du mot il est remplacé par son partenaire sourd / devant
les bruyantes sourdes, mais d'un autre côté des consonnes sourdes peuvent se
trouver devant v (par ex. Ivoj "■ ton d, srad'ba « noce », zakvaska « levain n, etc.),
ce qui n'est pas possible devant les autres bruyantes sonores. En autres termes v
n'exerce pas sur les autres bruyantes la même action que les termes marqués
de la corrélation vocale. 11 faut mettre cela en rapport avec le fait que v est
environ quatre fois plus fréquent que /, tandis que dans les autres paires de
phonèmes faisant partie de la corrélation vocale, les termes sonores sont environ
trois fois plus rares que les termes sourds^.
Les exemples allégués par G. .K. Zipf se laissent tous ramener à la formule
ci-dessus. En effet dans les langues ayant la corrélation vocale, les bruyantes
sourdes sont les termes non marqués des oppositions, de même que les bruyantes
non aspirées dans les langues ayant la corrélation d'aspiration. Ce qui montre
qu'il s'agit ici non de l'aspiration en elle-même, mais seulement du rapport
d'opposition, ce sont des langues comme le lesghe (kurine) où les occlusives
aspirées sont les termes non marqués de la corrélation d'intensité consonan-
tique* : ce sont ici les occlusives aspirées qui sont en règle générale plus fré-
quentes que les non-aspirées correspondantes : p^ 1,8 : P 0,8; f^ 5,2 : T 2,2 ;
/i-h 8,8 : K 0,7 ; c'^ 9,0 : C 0,1. C'est seulement dans la série de localisation
arrière-vélaire que le rapport est inversé : q^ 1,6 : 0 3,8, mais il est à remarquer
que roppo>ition q^-Q, à la différence de toutes les autres oppositions du lesghe
faisant partie de la corrélation d'intensité, n'est pas neutralisable en syllabe
posttonique.
S'il n'y a aucun doute que la distinction entre termes d'opposition marqués
et non marqués, de même que la distinction entre oppositions neutralisables et
non neutralisables, ont une influence sur la fréquence des phonèmes, il est
toutefois également clair que ces faits ne suffisent pas à expliquer les rapports
de fréquence. 11 y a. toujours dans les différentes langues des oppositions dont
le caractère privatif ne peut être établi objectivement. Par ex. en français la
corrélation de sonorité est, il est vrai, privative et neutralisable, mais elle n'est
soumise qu'à une neutralisation dissimilative et conditionnée par le contexte
(de type a) : le choix du représentant de l'archiphonème est conditionné extérieu-
rement, de sorte que le caractère non marqué de l'un ou l'autre terme de cette
opposition n'est pas établi objectivement^. Dans l'ensemble les bruyantes
sourdes du français sont plus fréquentes que les sonores (environ 60 : 40), mais
pour chacune des paires de phonèmes prise isolément, le rapport est autre :
f et y sont beaucoup plus fréquents que S et /; d et t ont à peu près la même
(1 ) En outre la sonore z apparaît en russe plus fréquemment que la sourde s.
Mais cette exception n'existe pas chez les russes qui prononcent «s» comme se.
(2) Pour faire la statistique des phonèmes du lesghe, j'ai étudié le conte n° 5
dans l'appendice du recueil de P. K. Uslar " K'urinskij jazyk » (Elnorjrafija
Kavkaza), 291-299.
(3) .\. Martinet dans TCLP VI, 51 et suiv.
284 N. s. TROUBETZKOY
fréquence, tandis que dans les autres paires (p-b, k-g, s-z) le terme sourd est
beaucoup plus fréquent que le terme sonore.
4. Fréquence réelle et fréquence attendue
Il est en somme impossible d'établir des règles strictes pour
la fréquence des phonèmes, car cette fréquence est la résultante
de toute une série de tendances. Le chiffre absolu de la fré-
quence réelle d'un phonème n'a qu'une importance accessoire.
Seul le rapport entre ce chiffre et le chiffre de fréquence
attendu théoriquement possède une valeur véritable. C'est
pourquoi le décompte proprement dit des phonèmes dans un
texte donné doit être précédé par le calcul soigneux- des
probabilités, en tenant compte de toutes les règles de neutra-
lisation et de combinaison. Qu'on suppose par ex. une langue
où une opposition déterminée de phonèmes consonantiques
est neutralisée à l'initiale et en finale de façon que dans la
position de neutralisation seul apparaisse le terme non
marqué de l'opposition. Dans cette langue ce terme non
marqué peut donc apparaître au début de chaque syllabe et
en outre en fin de mot, tandis que le terme marqué peut se
présenter au début de toutes les syllabes à l'exception de la
première. Si dans cette langue le nombre moyen de syllabes
dans un mot est égal à a, on doit s'attendre à ce que la
fréquence du terme non marqué de l'opposition soit à celle du
terme marqué comme a + 1 est à a — ■ 1. En tchétchène où
les consonnes géminées ne se présentent qu'à l'intérieur du
mot (comme dans la plupart des autres langues ayant la
corrélation de gémination) et où les mots (au moins dans les
contes populaires) contiennent en moyenne 1,9 syllabes, le
rapport de la fréquence des consonnes géminées à celle des
non géminées correspondantes doit donc être 9 : 29 (c'est-
à-dire environ 1:3). En réalité la statistique fournit les chiffres
suivants :
tt
: t
12
: 90
( 4
: 30)
qq
■ q
6
: 45
( 4
: 30)
ce
: c
25
: 59
(13
: 30^
11
: 1
16
: 32
(15
: 30)1
(1) C'est le texte n» IV dans le recueil de Karl Bouda, « Tschetschenische
Texte» {= Mitleilungen des Seminars fur orienlalische Sprachen zu Berlin,
Jahrg. XX^VIII, Abt. II, Weslasialische Siudien, Berlin 1935, 31-35) qui a
été étudié au point de vue statistique. Pour tt/t, qqlq, icjc tout le texte a été
étudié, pour lljl seulement les 300 premiers mots.
PRINCIPES DE PHONOLOGIE
285
Les géminées ce et // sont donc employées plus fréquemment
et les géminées tt et qq beaucoup plus rarement qu'on ne s'y
attendrait théoriquement. La même langue tchétchène
possède dans les occlusives la corrélation de récursion, mais
elle n'apparaît qu'à l'initiale, tandis qu'elle est au contraire
neutralisée à l'intérieur du mot et en finale (l'archiphonème
étant représenté par les occlusives non récursives). Les termes
marqués de cette opposition ne peuvent donc se trouver
qu'à l'initiale, c'est-à-dire (si l'on désigne par [3 le nombre
total des syllabes dans le texte et par oc le nombre moyen de
[3
syllabes que contient un mot) seulement — fois. Les termes
a
non marqués correspondants de l'opposition peuvent au
contraire apparaître au début de chaque syllabe et en outre
à la fin de chaque mot, c'est-à-dire ^ -\ — -fois. Les fréquences
a
S (3
attendues seront donc dans le rapport de - à p H — , c'est-à-dire
a a
comme 1 est à a + 1. Le nombre moyen de syllabes dans le
mot tchétchène étant 1,9, nous aboutissons à un rapport 1 :
2,9. En réalité on trouve les chiffres suivants :
t'
: t
33 :
: 90
(11 : 30)
k'
: k
38 ;
: 47
(24 : 30)
q'
' q
21
: 45
(14 : 30)
c'
: c
17
: 97
( 5 : 30)
c'
: c
5
: 59
( 2,5 : 30)
p'
• P
?
: 27
( ? )
Dans l'ensemble le rapport des chiffres de fréquence entre
occlusives récursives et non récursives correspond à peu près
au rapport attendu (114 : 365 = 0,9 : 2,9), mais les diverses
paires de phonèmes s'écartent considérablement de ce rapport
dans les deux sens, les termes non marqués restant toujours
plus fréquents que les termes marqués.
Le calcul des probabilités théoriques n'est pas toujours
aussi simple que dans les exemples ci-dessus. Mais on ne doit
pas se laisser rebuter par les difficultés d'un tel calcul, car
c'est seulement par comparaison avec les chiffres de fréquence
possible obtenus au moyen de ces calculs que les chiffres de
fréquence effective acquièrent une valeur, en montrant si un
(1) Le p récursif n'apparaît pas une seule fois dans tout le texte étudié.
286 N. s. TMOLBETZKOY
phonème, dans la langue en question, est beaucoup ou peu
utilisé.
En étudiant un texte au point de vue de la statistique
phonologique, on ne doit pas seulement avoir égard à la
fréquence des apparitions d'un phonème en général, mais aussi
à la fréquence de ses apparitions dans des positions détermi-
nées. Si par ex. le terme non marqué d'une opposition
neutralisable est particulièrement fréquent dans la position
de neutralisation (où il représente l'archiphonème), cela
montre que l'opposition en question est peu utilisée. Mais si
ce terme d'opposition est particulièrement fréquent (c'est-à-
dire plus fréquent qu'on ne pourrait l'attendre théoriquement)
précisément dans la position de pertinence, cette circons-
tance témoigne d'une préférence particulière pour l'emploi
de cette opposition. De la même manière on peut établir
statistiquement le degré d'utilisation des différentes opposi-
tions non neutralisables. Il y a dans beaucoup de langues
des positions phoniques où seuls un très petit nombre de
phonèmes sont admis et où par suite ne sont employées que
peu d'oppositions distinctives. Selon qu'en ces positions la
fréquence attendue théoriquement est dépassée ou n'est pas
atteinte, on peut juger si les oppositions en question sont
beaucoup ou peu utilisées.
La statistique brute et globale des phonèmes doit donc être
remplacée par une statistique plus fme et détaillée, dont
l'objet est formé non plus par les phonèmes mais par les
oppositions. Car ici comme dans toutes les autres parties de
la phonologie on doit toujours avoir dans l'esprit que ce ne
sont pas les phonèmes mais les oppositions qui forment
l'objet propre de la phonologie.
5. La statistique phonologique dans le vocabulaire
Grâce aux développements ci-dessus il apparaît clairement
que les recherches statistiques sur des textes ne suffisent pas
à elles seules pour donner une idée convenable de l'utilisation
relative des différents éléments phonologiques. Ces recherches
doivent être complétées par d'autres statistiques sur le voca-
bulaire. En outre ces recherches doivent toujours prendre
en considération le rapport entre les chiffres réels et les
chiffres théoriquement possibles. V. Mathesius et B. Trnka
ont déjà fait à ce point de vue d'importantes tentatives. Les
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 287
travaux de \'. Mathesius en particulier montrent nettement
la valeur de ces recherches pour caractériser les langues du
point de vue phonoloLnque. Il est facile de s'en convaincre si
1 on compare dans différentes langues les mots composés de
deux phonèmes. En allemand il peut y avoir à l'initiale
18 consonnes (b, p, m, cl, i, n, I:, g, c, z, s, f, u, p, h, r, l, j) et
en finale 14 consonnes fp, m, i, n, k, o, x, c, s, p, /, s, r, l),
tandis que tous les phonèmes vocaliques accentués (c'est-à-
dire 10 si l'on ne distingue pas à de e) peuvent se trouver aussi
bien à l'initiale qu'en finale ; ne sont pas admis les groupes
y-f-i, au+r, aii-~to, eû-~-r, eû—îD, ai-~r, ai^K), o-rto, o+o.
En allemand sont donc théoriquement possibles (18x10) —
1 = 179 mots du type «consonne -^voyelle » et (14x10) —
8 = 132 mots du type « voyelle— consonne » (sans tenir
compte des différences de coupe de syllabe). En réalité le
type « consonne— voyelle » est représenté en allemand par
57 mots : du c toi, tu », Kuh « vache », zu « à », Schuh
« chaussure », iro « où », loli « flamboyant », roh « cru, brut »,
Bau " construction », Tau « grosse corde », kau « mâche »,
Gau '< région », Pjau « paon », Vau « v », Sau « cochon »,
schau (C vois, regarde », hau « bats », lau « tiède », rauh « rude,
âpre », die « la, les », nie « jamais », Vieh « bétail », wie
« comme », zieh « tire », sie <( elle, ils », hie « ici », lieh « (il)
prêta », màh « bêle », Tee « thé », nàh « couds », Weh « cri
douloureux », Zeh « orteil », See « mer, lac », je exclamation,
geli « va », bei « auprès de », weih « consacre », zeih « accuse de
mensonge », sei « sois », reih « range (toi) », leih « prête »,
Kiïli' « vaches », HÔh' « hauteur », neu « nouveau ^n scheu
'< peureux, timide », Heu « foin », Leu « lion », Reuh' « repentir »,
da « là », nah « proche », sah « (il) vit », ja « oui » ainsi que les
noms des lettres Be, Ce, Pe, De, Ha, Ka. Le type «voyelle-
consonne » est représenté par 37 mots : Uhr « heure », Ohr
« oreille », ob « si », Aug' « œil », auch « aussi », aus « hors de »,
auf " sur », ihr « sa, leur », im « dans le », in « dans », ich « moi,
je », iss « mange », er « il », El « 1 », Em « m », En « n », eng
« étroit », Eck « coin », âlz « corrode », es « il (neutre) »,
Escli « frêne », Eid « serment », ein « un », eil « presse-toi »,
Eich' « chêne », Eis « glace », Eui « hibou », euch « vous
(dat., ace.)», Aar «aigle», Aal «anguille», am «près du»,
an « près de », ach « ha !, hélas ! », ass « (il) mangea », Aff'
« singe », ab « vers le bas », Asch\ « cendre »^ En français sont
(1) -Yofe du traducleur : Ajouter le nom de la lettre » Ef ».
288 N. s. TROUBETZKOY
admises à l'initiale 15 consonnes (b, p, i, d, g, k, v, /, s, s, z,
m, n, r, l), en finale 18 consonnes (b, p, d, i, g, k, y, /, z, s,
z, s, m, n, n, r, /, y) ; parmi les phonèmes vocaliques sont
admis dans les syllabes fermées (u, o, o, a, e, o, i, ii, ô, à, è, ô^
et dans les syllabes ouvertes 13 (les mêmes +e). Ne sont pas
tolérés les groupes « voyelle nasale (à, ô, è, o) -rm, n, n, r, /,
y ». Sont donc théoriquement possibles ici 15 xl3 = 195 mots
du type « consonne +voyelle et (12 X 18) — (4x6) = 192 mots
du type « voyelle +consonne ». En réalité le type « consonnes-
voyelle » est représenté en français par 142 mots et le type
« voyelle +consonne » par 50 mots. En autres termes en
allemand dans le type « consonne +voyelle » sont réalisées
seulement 31, 8 % des possibilités théoriques, en français par
contre 73 %. Dans le type « voyelle +consonne » la réalisation
des possibilités théoriques atteint dans les deux langues à
peu près le même pourcentage : en allemand 28 %, en français
26 %. Mais tandis qu'en allemand les mots de ce type
forment 40 % de tous les monosyllabes constitués par deux
phonèmes, en français ils ne forment que 26 % des mêmes
monosyllabes. On voit donc comment, même à l'intérieur
d'un cadre si étroit l'individualité des langues ressort claire-
ment. V. Mathesius, qui dans TCLP 1 compare le tchèque à
l'allemand au point de vue de l'utilisation des procédés phono-
logiques, établit notamment que parmi les mots qui consistent
en 2 ou 3 phonèmes, ceux qui commencent par une voyelle
forment en allemand 25,2, mais en tchèque 8,2 % de ces
mots. En outre les groupes de consonnes sont employés en
allemand plutôt en finale, mais en tchèque plutôt à l'initiale.
Toutes ces particularités qui donnent à chaque langue sa
physionomie particulière peuvent s'exprimer en chiffres. De
même le degré d'utilisation distinctive (le « rendement
fonctionnel ») des diverses oppositions phonologiques et le
rendement moyen des phonèmes se laisse en général établir
en chiffres pour chaque langue par cette méthode d'étude du
vocabulaire. On reconnaît en outre qu'à ce point de vue il
y a. des langues « économes » et des langues « prodigues ».
Dans les langues économes les mots qui ne se distinguent
entre eux que, par un seul phonème sont très nombreux et
le pourcentage de réalisation des combinaisons de phonèmes
théoriquement possibles est très élevé. Dans les langues
« prodigues » existe la tendance à distinguer les mots les uns
des autres par plusieurs procédés phonologiques et à ne
réaliser qu'une petite partie des combinaisons de phonèmes
théoriquement possibles.
PHI.VCIPES DE PHONOLOGIE 289
Une fois faite l'étude phonologico-statistique du vocabu-
laire, celle des textes suivis prend un nouveau sens. Les chiffres
de fréquence ont pour ainsi dire une double signification : il
s'agit de savoir à quel degré sont exploitées dans le discours
suivi les possibilités théoriques indiquées par les règles de
combinaison et réalisées dans le vocabulaire. Plus grand est
le nombre des phonèmes dans un type de mots, plus élevé
est le chiffre des mots de ce type théoriquement possibles.
L'étude statistique du vocabulaire montre quel pourcentage
de ces possibilités théoriques est réalisé, c'est-à-dire quel
nombre de combinaisons phonématiques du type en question
possède une signification de mot déterminée. ^Nlais elle ne dit
rien sur la fréquence réelle avec laquelle les mots de ce type
apparaissent dans le discours suivi normal. Seule l'étude
statistique des textes peut donner des indications sur ce point.
En outre, on peut découvrir que des types de mots dont le
pourcentage de réalisation des possibilités théoriques est
élevé ont une fréquence moindre que certains types de mots
dont le pourcentage de réalisation est faible. Existe-t-il à
ce point de vue des règles de valeur générale ou bien les
langues diffèrent-elles les unes des autres à cet égard? On ne
peut encore rien dire là-dessus pour le moment, car la statis-
tique phonologique a été encore beaucoup trop peu utilisée.
En tout cas on doit se mettre formellement en garde contre
des théories et des conclusions prématurées en ce domaine.
Pour finir indiquons encore à ce propos que la statistique lexicale a souvent
à lutter contre les mêmes difficultés que la statistique des textes. Toutes les
parties du vocabulaire ne sont pas semblables ni comparables. 11 y a des expres-
sions techniques qui ne sont familières qu'à un cercle étroite de spécialistes,
quoiqu'elles ne soient nullement des termes étrangers dans le sens habituel.
De telles expressions doivent-elles être comprises dans les statistiques ? 11 y a
des mots qui sous leur forme écrite n'existent que dans les dictionnaires, mais
qui en fait ne vivent que sous un aspect phonique dialectal, puisque par leur
sens même elles appartiennent au domaine du dialecte (expressions techniques
de la vie paysanne, etc.). Sous quel aspect phonique doivent-ils être utilisas au
point de vue statistique ? De tels problèmes surgissent dans la statistique
lexicale de presque chaque langue. Mais pour certaines langues écrites orientales
de telles questions sont tout à fait primordiales. En tout cas on ne doit pas se
représenter les choses comme trop faciles.
290 N. s. TROUBETZKOY
ORISTIQUÉ
Étude de la fonction phonique délimitative ^
I. Remarques préliminaires
En dehors des procédés phonologiques qui servent à
distinguer les diverses unités de signification (sémèmes),
chaque langue possède un certain nombre de procédés qui
délimitent les différentes unités significatives. Ces deux
fonctions phoniques, l'une distinctive et l'autre délimitative,
doivent être soigneusement séparées. La fonction distinctive
est, pour la langue en tant que telle, indispensable : les
divers complexes phoniques qui correspondent aux diverses
unités significatives doivent être absolument distincts pour
ne pas se confondre. Pour que chacun de ces complexes
phoniques soit suffisamment caractérisé dans son individua-
lité, il doit présenter des « marques phoniques » déterminées
dans un ordre déterminé, chaque langue possédant seulement
un nombre limité de ces « marques phoniques » et les
combinant selon des règles déterminées pour en faire des
complexes phoniques chargés de signification. Il ne peut en
être autrement car cela est lié à la nature même du langage
humain. Par contre la délimitation externe des complexes
phoniques chargés de signification n'est pas absolument
nécessaire. Ces complexes peuvent se succéder en un flot de
paroles ininterrompu sans aucune indication de leurs limites.
Que l'une quelconque des « marques phoniques » ( = phonème
réalisé) se trouve à la fin d'un complexe phonique chargé de
signification (mot ou morphème) ou au début du complexe
phonique qui suit immédiatement, cela se devine la plupart
du temps sans ambiguïté d'après l'ensemble du contexte.
Les possibilités de non-compréhension sont en général très
faibles, en particulier parce que dans la perception de chaque
(1) N. S. Troubetzkoy, « Anleituno' zu plionologischen Beschreibungen »,
Brno 1935, 30 et suiv. et « Die phonologischen Grenzsignale », Proceedings of
Ihe Second International Congress of Phonetic Sciences (Cambridge 1936), 45 et
suiv.
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 291
manifestation linguistique on est dès l'abord placé dans une
sphère de concepts déterminée et étroitement délimitée et
cju'on n'a à tenir compte que des éléments lexicaux qui
appartiennent à cette sphère. Si malgré cela chaque langue
possède certains procédés phonologiques spéciaux qui
signalent l'existence ou la non-existence d'une limite de
morphème, de mot ou de phrase en un point déterminé du
courant sonore continu, ces procédés en tant que tels ne sont
que des procédés de secours. Ils peuvent être comparés aux
signaux de circulation dans les rues. Jusqu'à une époque
récente, on n'avait eu aucun de ces signaux même dans les
grandes villes et aujourd'hui encore ils n'ont pas été introduits
dans toutes les villes. On peut justement aussi se tirer d'afTaire
sans eux : on a besoin seulement de prendre plus de précau-
tions et de faire plus attention. Ils ne se trouvent pas à tous
les coins de rue, mais seulement à quelques-uns. De même les
procédés linguistiques de délimitation n'apparaissent pas d'ha-
bitude à toutes les places en question, mais seulement de-ci de-
là. La différence consiste seulement en ce que les signaux de
circulation existent toujours aux croisements « particulière-
ment dangereux », tandis que la répartition des procédés
linguistiques de délimitation dans la plupart des langues est,
semble-t-il, tout à fait fortuite, ce qui tient à ce que la
circulation est réglée artificiellement et rationnellement,
tandis que la langue se forme et se développe , comme
un organisme. Mais d'après leur nature psychologique les
procédés de délimitation linguistique sont cependant sembla-
bles aux signaux de circulation : aussi bien les uns que les
autres permettent çà et là une détente de l'attention.
Nous appellerons les procédés de délimitation linguistique
des « signes démarcatifs ». On peut les classer d'après différents
principes. D'abord d'après leur rapport avec la fonction
distinctive, deuxièmement d'après leur caractère homogène
ou complexe, troisièmement selon qu'ils indiquent l'existence
ou l'absence d'une limite, et quatrièmement selon ce qu'ils
indiquent comme limite (c'est-à-dire selon qu'il s'agit d'une
limite de mot, de morphème ou de phrase). Il est important
pour caractériser une langue d'établir quels types de signes
démarcatifs y dominent et quelle est la fréquence de leur
emploi, de sorte que la fonction phonique délimitative réclame
une statistique particulière.
292 N. s. TROUBETZKOY
II. Signes démarcatifs phonématiques et aphonématiques
En traitant ci-dessus des types de neutralisation condition-
nés par la structure (p. 256), il a déjà été établi que dans
quelques langues certaines oppositions distinctives existent
seulement à l'initiale ou en finale des unités de signification
(mots ou morphèmes), alors que dans toutes les autres posi-
tions elles sont neutralisées. Dans ce cas les termes marqués
des oppositions en question, outre leur valeur phonématique
(c'est-à-dire distinctive), possèdent encore la valeur de signes
démarcatifs, car ils n'apparaissent qu'à la limite (initiale ou
finale) d'une unité de signification. C'est le cas par ex. pour
les occlusives aspirées du dialecte écossais-gaélique de VÛe
Barra, pour les consonnes aspirées et les consonnes récursives
du bengali oriental, pour les occlusives récursives et les
consonnes à mouillure emphatique du tchétchène, etc. De
même dans le dialecte écossais de l'île Barra les voyelles
nasalisées, les voyelles longues et les voyelles de la série
moyenne (y, 0, 9), dans le dialecte kazumde l'ostyak septen-
trional^ toutes les voyelles arrondies (û, u, ô, 0) sont en même
temps des phonèmes et des signes démarcatifs, puisqu'elles
se présentent seulement dans des syllabes initiales et que
d'autre part elles forment à cette place des oppositions
distinctives (différenciant des significations) avec les voyelles
non marquées qui leur correspondent. Dans tous les cas
allégués, il s'agit de la neutralisation réductive de toutes les
corrélations dans la « position non limite s, de sorte que toutes
les catégories de phonèmes marqués deviennent des signes
démarcatifs dans la position limite. Mais il peut aussi arriver
que ce ne soient pas des corrélations, mais seulement diverses
oppositions privatives de phonèmes qui subissent la neutra-
lisation réductive ; cependant même dans ce cas le résultat
doit être l'union dans le terme marqué correspondant d'une
fonction distinctive et d'une fonction démarcative, tandis
que le terme non marqué de l'opposition ne remplit dans ce
cas comme dans ceux traités ci-dessus qu'une fonction
distinctive. Ainsi par ex. en grec ancien l'opposition entre
l'attaque vocalique aspirée et l'attaque non aspirée n'existait
qu'à l'initiale, de sorte que l'attaque vocalique aspirée
(1) V. K. Stejnic, « Chantyjskij (ost'ackij) jazyk » dans Jazyki i pis'mennosV
narodov Severa I (1937), 200 et suiv.
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 293
(« esprit rude ») est à la fois un phonème avec puissance
distinctive (ox; « comme » — <bç « oreille », eÇ « six » — è^
« hors de », etc.) et un signal marquant le début du mot. En
nouba occidental existe une opposition de sonorité dans les
occlusives de toutes les séries de localisation, mais tandis que
dans les labiales et les deux séries apicales elle n'est pas
neutralisable, dans la série gutturale et dans la série palatale
elle est soumise à la neutralisation réductive, de sorte que les
phonèmes g et / n'apparaissent qu'à l'initiale de mot et sont
en même temps aussi bien des phonèmes que des signes
démarçatifs^.
Outre ces signes démarcatifs phonémaliques beaucoup de
langues présentent des signes démarcatifs particuliers, apho-
némaiiques. Par cette expression nous entendons une variante
combinatoire d'un phonème admis aussi dans d'autres
positions, variante exclusivement employée dans la position
limite. Ainsi par ex. en tamoul les bruyantes sont réalisées
à l'initiale du mot comme des occlusives sourdes aspirées
fp**, i^, /t'''j, et par contre à l'intérieur du mot soit par des
sonores, soit par des spirantes (en cas de gémination par des
occlusives non aspirées)^. Donc p^, t^, k^' ne sont ici que des
signes démarcatifs : l'opposition k^-x ou k^-g (p^'-v ou
p^-b ; i^-^ ou V^-d) n'a aucune valeur distinctive, c'est-à-dire
ne peut pas être employée pour différencier des mots : elle sert
exclusivement à délimiter le mot, k^, p'', i^ signalant toujours
le début d'un mot. Dans la même langue le u bref en finale est
réalisé comme une voyelle postérieure non arrondie avec
élévation de la langue vers le haut ("« ui ))) et comme cette
réalisation n'apparaît en aucune autre position, lu est un
signal de la fm du mot et l'opposition u^iu n'a aucune valeur
distinctive, mais seulement une valeur délimitative. En
japonais il existe entre g et n un rapport de variante combina-
toire, g n'apparaissant qu'à l'initiale de mot et to qu'entre
voyelles : ici également l'opposition g:K) ne peut différencier
une paire de mots, mais cette opposition sert à délimiter le
mot, g indiquant toujours le début d'un mot. Dans beaucoup
de langues certaines fricatives sont réalisées à l'initiale comme
« affriquées » : en haut-sorabe la fricative gutturale sourde x
(1) J. P. Crazzolara, « Outlines of a Nuer Grammar » [Lingnislische Biblio-
Ihek Anthropos XIII, 1933).
(2) J. R. Firth, « A short Outline of Tamil Pronounciation » (Offprint of
the new and revised édition of Arden's « Grammar of Common Tarail » 1934).
294 .\. s. TROUBETZKOY
est prononcée à l'initiale de morphème comme une gutturale
alîriquée kx (écrite « kli ») et le même phénomène s'observe
dans quelques dialectes de la langue bouriate (mongol
bouriate), par ex. dans le dialecte alare^ ; dans le dialecte
sosva du vogoule s est réalisé à linitiale du mot comme une
espèce d'afïriquée « c b^, et dans le dialecte du nouba occidental
déjà mentionné le phonème réalisé en général comme / est
prononcé à l'initiale du mot comme une labiodentale
affriquée p («pf »). Dans toutes ces langues les afïriquées en
question sont exclusivement des variantes combinatoires
des fricatives correspondantes et servent seulement à signaler
le début du mot (ou du morphème^. L'i< attaque vocalique
dure » est aussi un signe démarcatif aphonématique dans
des langues comme l'allemand, les dialectes méridionaux du
polonais, les dialectes bohémiens du tchèque, l'arménien, etc. :
ce n'est pas un phonème, mais seulement « un type indépen-
dant de prononciation » de la voyelle à l'initiale du
morphème^. En finnois par contre l'occlusion glottale est un
signe démarcatif phonématique : elle n'apparaît qu'après
voyelle en fin de mot, mais en cette position elle se trouve en
opposition distinctive par rapport à 1'» interruption douce de la
voyelle » (par ex. vie' « conduit » — vie « il conduit »).
Enfin l'accentuation dite « non libre » ou « fixe » est égale-
ment un sisne démarcatif aphonématique. Comme cette
accentuation frappe toujours la même syllabe (ou la même
more) dans tous les mots ayant le même nombre de syllabes
(ou de mores), sa position ne peut pas différencier la signifi-
cation des mots. Mais elle indique toujours dans quelle
situation se trouve le prosodème accentué par rapport aux
limites du mot^. Dans le plus grand nombre des langues à
considérer, l'accent " non libre » 'dynamique) repose sur la
première syllabe du mot : il en est ainsi en gaélique, en
(1) X. X. Poppe, '. Alarskij govor » [Malerialy kornissii po issledovanijn
MongoVskoj i Tuvinskoj Narodnych Respiiblik II, Leningrad, Akad. Xauk
SSSR, 1930).
(2) V. N. Cernecov, « Manzijskij (voeulVkij' jazyk » dans Jazijki i pin'-
mennosV narodov Severa I (1937), 171.
(3) En allemand cette même prononciation apparaît en outre à l'intérieur
du mot en « position d'hiatus » (par ex. dans Thealer) ; toutefois les mots com-
portant une série de deux voyelles inanalysaMe morphologiquement ne sont en
allemand que des mots étrangers. 11 existe donc là un cas d'emploi d'un signe
démarcatif comme marque de mot étranger (voir ci-dessous).
(4, R. Jakobson, <■ O cesskom stiche ■ (Berlin 1923), 26 et suiv. et dans le-
Mélanges... van Ginneken, 26 et suiv.
P1U.NCH'1£S DE PHONOLOGIE 295
islandais, en lapon, en finnois, en livonien, en haut-sorabe et
partiellement en bas-sorabe, en tchèque, en slovaque, en
hongrois, en Ichétchène, en darghine, en lakke, en samoyède-
yourak («nénèze»), en samoyède-tavgy (« nganassane »), en
samoyède de l'Iénisséi (« énèze »), en vogoule, en yakoute, en
mongol, en kalmouk, etc. Dans d'autres langues l'accent
« lié » repose toujours sur la dernière syllabe, par ex. en armé-
nien, dans le parler tavda du vogoule, dans la majorité des
langues turques, en tubatoulabal (groupe shoshon de
l'outo-aztèque), etc. Dans toutes ces langues l'accent dyna-
mique indique donc à quelle syllabe le mot commence ou
finit. Dans quelques autres langues l'accent « fixe d est séparé
par un prosodème de la limite du mot, c'est-à-dire qu'il
repose sur le deuxième ou sur l 'avant-dernier prosodème du
mot. Cette espèce d'accent fixe n'est pas rare, mais ne semble
apparaître que sur des domaines géographiquement limités.
En Europe l'accentuation fixe de l'avant-dernière syllabe est
représentée par le polonais (à l'exception des dialectes
kachoubes), par les dialectes du tchèque et du slovaque
voisins du polonais, et par les parlers orientaux du bas-
sorabe^ ; en outre la même accentuation « pénultième » règne
dans certains dialectes bulgares de Macédoine et d'Albanie^.
Dans le polabe (maintenant disparu) l'accent reposait sur
l'avant-dernière more du mot. Mais la zone d'extension la
plus importante de l'accent expiratoire fixe sur l'avant-
dernière syllabe n'est pas en Europe, mais bien en Afrique
où elle paraît embrasser toutes les langues bantoues. Quant
à l'accentuation fixe du second prosodème, elle paraît être
particulièrement répandue dans les langues américaines : il
a déjà été question ci-dessus (en traitant des caractéristiques
des langues qui comptent les mores) du païoute méridional
et du maidou où l'accent expiratoire principal repose sur la
deuxième more du mot (p. 203). Dans tous les cas où l'accent
est séparé de la limite du mot par un prosodème, l'accent ne
signalise pas immédiatement la frontière du mot, mais seule-
mont le voisinage de cette frontière, la distance entre l'accent
et la frontière du mot ayant toujours la même grandeur. Il
(1) L. ècerba, « Vostocnoluzickojc narëôijc « (Petrograd 1915), 35 et siiiv.
et Zd. Stieber, « Stosiiriki prokrewieAstwa jezykôw luzyckich » (Krakôw 1934),
70-et suiv.
(2) Parmi eux par ex. le dialecte de BoboStica : voir A. Mazon, « Documents,
contes et chansons slaves de l'Albanie du Sud » (Paris 1936).
29G N. s. TROLBETZKOY
existe encore des cas plus compliqués, comme par ex.
l'accentuation fixe de la troisième syllabe à partir de la fm
du mot dans certains dialectes bulgares de Macédoine^, ou
l'accentuation en latin classique de l'avant-dernière more
avant la syllabe finale. Tous ces modes d'accentuation
réglée automatiquement par le nombre des prosodèmes sont
inaptes à différencier la signification des couples de mots et
servent seulement à signaliser l'approche de la frontière du
mot, autrement dit ce sont des signes démarcatifs aphoné-
matiques.
Dans la mesure où «l'accent fixe • indique une frontière de mot, il n'a à
proprement parler im sens qu'à l'intérieur de la phrase. Dans une langue où la
dernière syllabe de chaque mot est accentuée, et où la limite finale du mot est
ainsi indiquée, cette accentuation finale de\"Tait à vrai dire être omise sur le
dernier mot d'une phrase, car dans ce cas la limite finale du mot est suffisamment
indiquée sans cela par la pause finale de la phrase. C'est le cas effectivement
dans beaucoup de langues. D'après E. D. Polivanov-, en coréen chaque mot doit
être accentué sur la syllabe finale, et seul le dernier mot de la phrase est accentué
sur la syllabe initiale. En uzbek l'accent repose dans tous les mots sur la syllabe
finale, et seules les formes verbales du prétérit ont l'accent principal sur la
première syllabe, ce qui, d'après l'opinion très vraisemblable de Polivanov, est
en rapport avec la particularité s^Titaxique bien connue des langues turques
selon laquelle le parfait verbal se place à la fin de la phrase. Par la même
particularité peut s'expliquer également le recul de l'accent dans certaines
formes verbales du turc osmanli (par ex. au présent en -yor, dans les formes
interrogatives, etc.'. En tchèque où l'accent fixe se place sur la première syllabe
du mot. les conjonctions monosyllabiques comme a « et », ze * que », etc., ne
sont pas accentuées, car elles commencent en général la phrase et le début
de la phrase n'a pas besoin d'être indiqué. Bien entendu, dans la plupart des
langues à accent fixe, les règles d'accentuation sont devenues si automatiques
qu'on ne tient pas compte des limites de phrase*.
III. Signes uniques et signes-groupe?
Les signes démarcatifs traités dans le chapitre précédent
peuvent être appelés des signes uniques. En effet, il s'agit
(1) B. Conev, • Istorija na bàlgarskij ezik » I (Sofija 1919), 465 et suiv.
(2) E. D. Polivanov, < Zur Frage der Betonungsfunktionen -, TCLP VI,
80 et suiv.
(3) En français existe un cas tout à fait particulier. L'accentuation n'a rien
à voir avec la délimitation du mot. Sa fonction consiste seulement à diviser
le discours en phrases, membres de phrase et éléments de phrase. Si un mot
isolé est toujours accentué sur la syllabe finale, cela vient seulement de ce que
ce mot est traité comme un élément de phrase. L'accent français ne signalise
pas la limite finale d'un mot en tant que telle, mais la fin d'un élément de
phrase, d'un membre de phrase ou d'une phrase. Le recul de l'accent sert exclu-
sivement en français à des fins de » stylistique phonique ».
l'MI.NClPES DE PHONOLOOIK 297
en ce qui les concerne soit d'un phonème unique qui apparaît
seulement à la frontière d'un mot ou d'un morphème, soit de
la variante combinatoire d'un phonème liée à une position
limite déterminée ^ Mais il y a aussi une autre espèce de
signes démarcatifs, à savoir des combinaisons ou des groupes
particuliers d'unités (phonématiques ou aphonématiques) qui
apparaissent seulement à la limite entre deux mots ou deux
morphèmes, et qui par conséquent signalisent cette limite.
On peut les appeler des signes-groupes.
Les signes-groupes phonématiques sont des groupes de
phonèmes qui apparaissent seulement à la limite entre deux
unités de signification, la première partie de ce groupe
apparterlant à la fin de l'unité significative précédente et la
seconde partie appartenant au début de l'unité significative
suivante. Les signes démarcatifs de ce genre sont extraordi-
nairement nombreux et variés. En allemand on peut citer
par ex. les groupes «consonne +/i » « {ein Haus « une maison »,
an-hallen « retenir, arrêter », Wesen-heit « essence », der Hais
« le cou », ver-hindern « empêcher », Wahr-heii « vérité », etc.),
« nasale +liquide » [an-liegen «être contigu », ein-reden
«encourager», irrlûm-lich «erroné», nm-ringen « étreindre »),
et en outre nm, pm, km, îzm, fm, mii\ mg, mch, mtz, nb, np, ng
(c'est-à-dire ng par opposition à o), n/, nw, pir, pju\ //m, chw,
spf, schpf, schf, schz, ssch, fp, fk, fch, chf, chp, chk, etc., etc.,
pour indiquer seulement les signes-groupes à deux termes ;
en français on peut citer par ex. les groupes « voyelle nasalisée
+ni » (un marin, on mange, grand'mère, emmener, nous
vînmes) ; en anglais les groupes bs, âz, s6, z8, cl, es, ss, ss, dz
et beaucoup d'autres.
On peut citer des signes-groupes analogues clans la plupart des langues
européennes^. ^lais ils ne sont pas rares non plus dans d'autres domaines
géographiques. En groenlandais septentrional il n'existe que deux types de
groupes consonajitiques : « r + consonne » et « occlusive + consonne », le premier
apparaît seulement à l'intérieur du mot, tandis que le second ne se présente
jamais qu'à la limite du mot, l'occlusive (p, l. A-, q) terminant le premier mot
et la consonne suivante commençant le second mot. En tonkawa (langue
indienne isolée du Texas) les groupes «deux consonnes + d » n'apparaissent
qu'à la limite du mot, la première consonne appartenant au premier mot ; de
(1) L'« accentuation fixe» n'est également rien d'autre qu'une variante
combinatoire particulière (caractérisée par la force de la voix) d'un phonème
unique.
(2) Pour le tchèque, voir par ex. la liste donnée par B. Trnka, « Pokus o
vëdeckou leorii a f)raktickou reformu tësnopisu », Facilitas Philosophica l'niver-
sitaiis Carolinae, Shirka pojednâni a rozprav XX (1937), 40 et suiv.
298 N. s. THOl HI-TZKOY
même le groupe « b + § + consonne » est dans cette langue un signe démarcatif
phonématique, la limite du mot se trouvant dans ce cas entre s et la consonne
suivante*. Dans le dialecte santee du dakota les groupes ix, vil, mk, nis, mé,
mx, sk\ xk\ gs, gâ, gb, np, n'apparaissent qu'à la soudure de morphèmes'.
En éfik il résulte des règles indiquées par Ida C. Ward sur l'emploi des con-
sonnes et des groupes de consonnes à l'initiale et en finale que les groupes
« k, d, p + consonne », « i + consonne sauf /• », «m + consonne non labiale»,
« n + consonne non apicale » ne peuvent résulter que du contact de deux mots
à l'intérieur de la phrase*, et sont par conséquent des signes-groupes phonéma-
tiques. En ce qui concerne les langues turques on peut tirer beaucoup de maté-
riaux instructifs du chap. XII de la « Phonétique » de W. Radloff*. Dans les
dialectes altaï et abakan, comme en kazak-kirghiz (aujourd'hui « kazakh »),
les groupes «bruyante (sourde) + sonante (j, m, n, r, l) » n'apparaissent qu'au
contact de deux mots. Dans les dialectes de l'Altaï les groupes Ip, Is, 16 (= 66),
pp, si, s6, sp, si, s6, sp, ss, 6q, 6k, 61, 6s, cp signalisent une soudure de morphèmes
{op. cil., 226 et suiv.) ou une soudure de mots. En kazak-kirghiz (231), dans les
• dialectes abakan septentrionaux (229) et dans les dialectes de l'Altaï à l'excep-
tion du téléoute, les anciens pq, pk (dans la mesure où ils ne sont pas analy-
sables morphologiquement) sont devenus dans l'intérieur du mot qp, kp, de
sorte qu'aujourd'hui les groupes pq, pk signalisent toujours dans ces dialectes
les soudures de morphèmes ou de mots. La même remarque vaut pour les
groupes qs, ks dans les dialectes abakan (229). En yakoute les suites de pho-
nèmes t+k, t+s, s + l signalisent toujours une limite de mot (236, 238). En lakke
sont admis dans le cadre d'un morphème les groupes de consonnes dont font
partie une liquide ou une nasale. Les groupes de deux bruyantes sont toujours
des signes démarcatifs : les groupes « bruyante +s » apparaissent aussi bien à la
soudure de morphèmes qu'à la soudure de mots ; les autres groupes de bruyantes
ne se présentent qu'au contact de deux mots à une jointure de phrase. En avar
où en général des groupes de consonnes très variés sont admis à l'intérieur d'un
morphème, la suite de phonèmes « labiale + liquide » n'est pas admise à l'inté-
rieur d'un mot : quand elle devrait se produire, une métathèse intervient :
par ex. qomàr « loup » — ergatif qormic'a [<i* qomrlc'' a) , xibll « côté » — ergatif
xolbàca {<i''xibloc-a), et de même les mots étrangers comme ilbis « Satan » =
arabe iblis, q'ilba « sud » = arabe qibla, etc. Par conséquent la suite de pho-
nèmes « labiale + liquide » n'apparaît ici qu'au contact de deux mots dans la
phrase (par ex. k'udijab ràso « grand village », qàhab lèmag « brebis blanche », etc.)
et doit être considéré comme un signe-groupe démarcatif de type phonématique.
Il y a des langues où la délimitation des unités de signi-
fication est donnée d'avance par leur structure phonématique.
C'est le cas dans les langues dites « monosyllabiques » ou
« isolantes ». En birman où tous les mots (ou morphèmes)
(l) Harry Hoijer, « Tonkawa an Indian Language of Texas » dans Handbook
o] American Indian Languages III, publ. by Ihe Universily of Chicago.
(2) Fr. Boas et R. J. Swanton dans Ilandb. of Amer. Itid. Long. I ( = Bureau
of American Elhnology, Bulletin XL), 882.
(3) Ida C. Ward, « The Phonetic and Tonal Structure of Efik » (Cambridge
1933).
(4) W. Radloff, « Vergleichcnde Grammatik der nôrdlichen Turksprachen.
I. : Phonetik der nôrdlichen Turksprachen » (Leipzig 1882).
PUINCIPES DE PHO.NOLOGli: 299
-sont monosyllabiques et consistent soit en un phonème
vocalique, soit en un groupe «phonème consonantique-f-
phonème vocalique», les séquences «phonème vocalique -r
phonème vocalique» ou «phonème vocalique— phonème
consonantique » ne peuvent apparaître qu'au contact de deux
mots dans la phrase et sont par conséquent des signes-
groupes démarcatifs de type phonématique. En chinois du
nord où le morphème peut finir soit par une voyelle, soit par
une diphtongue, soit par une nasale indéterminée, soit (mais
pas dans tous les dialectes) par une liquide indéterminée et
peut com.mencer soit par une voyelle, soit par une consonne,
la limite entre deux morphèmes est signalisée la plupart du
temps d'une façon non ambiguë par la succession des
phonèmes : par ex. par la séquence « nasale— consonne »,
« liquide +cQnsonne », « voyelle +con5onne ». Les groupes
« voyelle -r voyelle » sont aussi la plupart du temps d'une
façon claire des signes-groupes phonématiques, car toutes
les voyelles ne forment pas entre elles des diphtongues. Et
c'est seulement dans des cas très rares que la structure phoné-
matique d'un de ces groupes ne suffît pas à délimiter les
morphèmes qui le composent (par ex. une suite uaio peut
être coupée uai—o ou iia-^io) ; dans des cas de ce genre ce
sont des facteurs aphonématiques qui décident.
Les signes-groupes démarcatifs de type aphonématique
sont aussi répandus que ceux qui sont de type phonématique.
En allemand on peut citer comme exemple l'opposition entre
X, g vélaires et x, g palataux. Comme les syllabes xd et gd
(«che» et « ge ») sont prononcées après voyelle postérieure
(u, 0, a, au) avec x, g vélaires {sache « cherche », Woche
« semaine », Wache « garde », rauche « fume », Fuge « jointure »,
Woge « vague », sage « dis », Auge « œil »), mais dans toutes les
autres positions avec x et g palataux, on pourrait croire que
l'opposition entre x, g vélaires et x, g palataux est absolument
non pertinente. En réalité l'action vélarisante de u, o, a, au
précédents ne s'étend pas au delà de la limite d'un morphème :
dans im Zuge stehm « se trouver dans le train », le g est vélaire
parce qu'il appartient au même morphème que le u précédent,
mais dans zugestehen « avouer » (cu-gd-sle-dn) g est palatal
parce qu'entre lui et u se trouve une frontière de morphème ;
de même dans machen « faire » le x est vélaire parce qu'il
appartient au même morphème que a fmax-dn). mais dans
Mamachen « petite maman » x est palatal parce qu'entre lui
et a se trouve une frontière de morphème (mama-xdn) . Donc
300 N. s. TROLBETZKOY
en allemand la réalisation palatale de gf et de j" après une
voyelle postérieure est un signe-groupe démarcatif de type
aphonématique. En anglais il faudrait signaler la répartition
des deux types de / : la règle est que / est prononcé « clair »
devant voyelle, et au contraire « sombre » devant consonne
et en fin de mot. Mais au lieu de dire « devant voyelle » on
devrait dire plutôt « devant une voyelle du même mot »
car au delà des limites d'un mot cette règle ne s'applique plus :
en conséquence le / dans we learn « nous apprenons » est clair
(phonét. ivildin), mais dans will earn «(il) gagnera» il est
sombre (phonét. wihin). Le / clair et le / sombre ne sont
donc en anglais que deux variantes combinatoires d'un seul
phonème, mais dans la séquence de phonèmes «voyelle+/ +
voyelle » Topposition entre la variante claire et la variante
sombre du phonème / a une fonction délimitative : la
« réalisation sombre » du phonème / signifie qu'entre / et la
voyelle suivante existe une limite de mot. En russe (de même
qu'en allemand ou en anglais) l'opposition entre k palatal
et k vélaire est aphonématique, : devant e, i le k est prononcé
palatal ; il est au contraire prononcé vélaire dans toutes les
autres positions. Mais cette règle ne s'applique pas au delà
des limites d'un mot. Si un mot se termine par k et que le mot
suivant commence par e ou i, k reste vélaire et les voyelles
I, e ont leur point d'articulation reporté en arrière (e^E^
i^iu) : par ex. k eiomu « à celui-ci » prononcé kEtdmù (mais
keia « espèce de poisson sibérien » pron. k'età), mog eto « pouvait
cela » prononcé nukEtd, k izbam « aux huttes » prononcé
kuizbdm (mais kia by « il deviendrait sur » prononcé k'izby),
drug i prijateV « ami de cœur » prononcé dnikw pr'ïjséVW
(mais ruki prijaiel'a « les mains de l'ami » prononcé riik'î
pr'îJEeVîVd). Donc en russe les suites phoniques kE^ km sont
des signes-groupes qui indiquent l'existence d'une frontière
de mot entre le phonème k et le phonème vocalique suivant
e ou i. Avant e seules des consonnes mouillées sont admises
en russe à l'intérieur d'un morphème, de sorte qu'en cette
position la corrélation de mouillure est neutralisée ; mais si
avant e se trouve une frontière de morphème, la consonne
précédente peut rester non mouillée : s-elim « avec celui-ci »,
iz-eiogo « de celui-ci », v-eiom « dans celui-ci », pod-eiim « sous
celui-ci », ol-elogo « de celui-ci » (prononcés seVïni, iz tdvdy
vzhnu pàdelïm, àlztdvo), où l'absence de mouillure avant le
phonème e est un groupe-signal aphonématique de la frontière
de morphème. Le phonème russe à («a inaccentué») est
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 301
réalisé comme a à Tiiiitiale, après voyelle et en syllabe
immédiatement prétonique, et au contraire comme à dans
toutes les autres positions. Dans une suite phonique comme
zvùkàbriiivà( j )ïcdràzdm il doit y avoir une frontière de mot
avant le premier a, car après un k dans une syllabe inaccentuée
non immédiatement prétonique, a devrait être réalisé comme
un d ; d'autre part une frontière de mot doit aussi se trouver
entre à et r, car dans une syllabe immédiatement prétonique
dans le même mot à devrait être réalisé non pas 9 mais a ;
par conséquent la suite phonique citée ci-dessus ne peut être
découpée en mots que d'une seule manière, à savoir zvàlc
àbrûivàjîcd ràzoni (phonologiquement zvuk àbrîvajïcà razàm)
« La voix s'interrompt tout à coup ». Les sons a et a sont donc
en russe des variantes combinatoires du phonème d, qui
dans leur rapport avec la syllabe accentuée forment des
parties de groupes signalisant les limites de mot^.
L'n type particulier de signes-groupes aphonématiques est
constitué par ce qu'on appelle r« harmonie vocalique ». Il y
a là certains cas intermédiaires entre les signes démarcatifs
de type phonématique el ceux de type aphonématique. On
a déjà parlé ci-dessus (p. 118) du système vocalique de l'ibo
où chaque mot ne peut contenir que des voyelles ouvertes
ou des voyelles fermées. Si en cette langue dans le cours d'une
phrase une syllabe à voyelle ouverte se trouve placée à
côté d'une syllabe à voyelle fermée, une frontière de mot
doit exister entre ces syllabes. Il s'agit évidemment dans ce
cas d'un signe-groupe, mais on ne voit pas tout à fait claire-
ment si ce signal est phonématique ou aphonématique : en
effet d'un côté les voyelles fermées et les voyelles ouvertes
sont des phonèmes différents qui, dans certaines positions
(à savoir dans la première syllabe radicale), possèdent une
valeur distinctive, mais d'un autre côté l'opposition entre
voyelles ouvertes et voyelles fermées est neutralisée dans les
syllabes radicales non initiales (grâce à la loi de l'harmonie
vocalique). Un cas semblable existe également en finnois où,
comme il a déjà été dit ci-dessus (p. 109), les oppositions u-ij,
o-ô, a-d sont neutralisées en syllabe non initiale après une
syllabe ayant pour voyelle u, y, o, ô, a, à, car après u, o, a,
il ne peut y avoir que u, o, a et après ?/, o, à que //, Ô, d: si dans
le cours d'une phrase apparaît une autre succession de voyelles
(1) N. Jakovlev, « Tablicy fonotiki kabardinskogo jazyka » (Moskva 1923),
70 et suiv.
302 N. s. TROLBETZKOY
(par ex. hyvà poika « bon garçon », iso pyssy « grande boîte »),
ce fait signalise l'existence d'une limite entre deux mots.
Mais il y a aussi des cas plus nets de signes démarcatifs de
type aphonématique produits par l'harmonie vocalique. En
lamba e, o inaccentués en syllabe non initiale après une
syllabe ayant pour voyelle ë, 5, î, i, û, u sont réalisés comme e,
0 fermés, mais dans les autres cas comme e, o ouverts^ : la
réalisation ouverte de ces phonèmes après une syllabe ayant
pour voyelle i, u est donc signe qu'une frontière de mot se
trouve entre les deux. De même en zoulou oîi e, o sont fermés
devant une syllabe du même mot ayant i, u, m, n, et sont au
contraire ouverts (e, o) dans les autres positions 2, la réalisation
ouverte des phonèmes e, 0 devant une syllabe ayant z, u, m, n
constitue un signal de l'existence d'une limite de mot
immédiatement après e, 0. En tamoul e, ë, 0, ô devant i, fsont
réalisées comme des voyelles fermées, mais devant a, â
comme des voyelles ouvertes^ ; quand cette règle est violée,
c'est qu'une frontière de mot existe après les phonèmes e, ê, 0,
ô. Il faut distinguer de !'« harmonie vocalique » au sens propre
ce qu'on peut appeler le synharinonisme, phénomène qui
apparaît de la façon la plus claire dans certaines langues
turques (par ex. en tatare de la \'olga ou tatare de Kazan, en
bachkir, en kazak-kirghiz ou kazakh, dans les dialectes
kiptchak de l'uzbek, etc.). D'un point de vue purement
phonétique, le synharmonisme consiste en ce que chaque
mot dans les langues en question ne peut contenir que des
voyelles antérieures et des consonnes palatales, ou bien des
voyelles postérieures et des consonnes vélarisées^. Gomme
(1) Clément M. Doke, u A Study of Lamba Phonetics », Baniu Sludies 1928.
(2) Clément ^^. Doke, o The Phonetics of the Zulu Languagre », Baniu Stndies
II (1926;, numéro spécial.
(3) J. R. Firth, '- A Short Outline of Tamil Pronounciation » (1934).
(4) Halimdzan Saraf, « Palatogrammy zvukov tatarskogo jazyka » (Kazan
1927), en particulier 35 et suiv. Au point de vue phonologique les choses se
présentent autrement. Comme la consonne / ne présente aucune variante
palatalisée ou vélarisée et que beaucoup de mots ne contiennent que des voyelles
et / (a/ " lune », aju « ours », etc.) les phonèmes vocaliques présentent une parti-
cularité de timbre déterminée indépendamment de l'entourage consonantique,
tandis que les consonnes sont palatalisées ou vélarisées seulement en liaison
avec des voyelles (les interjections sans voyelles comme psf, k'Vr, etc., citées
par H. ëaraf, op. cit., 37, ne sont pas des mots normaux). Par conséquent les
oppositions de timbre sont phonématiques dans les voyelles, tandis que les
variétés palatalisées et vélarisées des consonnes ne sont que des variantes combi-
natoires sans valeur distinctive — • mais avec valeur délimilative.
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 303
ce synharmonisme ne s'exerce que dans le cadre du mot, les
séquences phoniques « consonne palalalisée ou voyelle
antérieure +consonne vélarisée ou voyelle postérieure » et
«consonne vélarisée ou voyelle postérieure -r consonne palata-
lisée ou voyelle antérieure » sont toujours le signe qu'il
existe une limite de mot entre les deux éléments de ces
séquences phoniques. Une autre série de signes-groupes
pareillement aphonématiques et indiquant des limites de
mots est fournie dans les mêmes langues par les lois de ce qu'on
appelle « l'attraction labiale », lois selon lesquelles les
phonèmes vocaliques n'ayant aucune caractéristique phono-
logique de localisation sont réalisés dans les syllabes non
initiales après certaines voyelles arrondies comme des voyelles
arrondies^ : à l'endroit du courant sonore où cette règle est
violée, il y a une frontière de mot. Des phénomènes apparentés
au synharmonisme et à l'attraction labiale se rencontrent,
outre dans les langues turques, dans quelques langues fmno-
ougriennes, dans les langues mongoles et toungousses, et
jouent partout le rôle de signes démarcatifs de mots.
Le synharmonisme peut être comparé à la tonalité en
musique : dans une langue « synharmonique » chaque mot
est comparable à une série de notes se jouant dans une
tonalité déterminée, la langue ne connaissant que deux de ces
tonalités et le changement de tonalité étant utilisé dans le
cours de la phrase pour signaliser la limite du mot. Mais de
même qi\e dans les langues « synharmoniques » le mot est
pour ainsi dire une unité de localisation, il y a d'autres
langues où le mot fonctionne comme unité rijlhmique
déterminée. Il y a des langues ayant une accentuation fixe,
conditionnée, où existent en dehors de l'accent principal des
accents secondaires (également réglés automatiquement).
Parfois tous les rapports quantitatifs et même les marques
qualitatives des voyelles et des consonnes sont conditionnés
par la répartition de l'accent expiratoire. Ainsi en païoute
méridional (groupe shoshon de la famille outo-astèque) où
l'accent principal repose sur la seconde more du mot et les
accents secondaires sur les mores paires (c'est-à-dire la
quatrième, la sixième, la huitième more, etc.), les mores
faibles (c'est-à-dire celles qui ne portent ni accent principal,
(1) Voir à ce sujet W. RadlofT, op. cil. (ohap. I-III), ainsi qu'un résumé très
clair dans V. A. Boro<Todickij, « Él'udy po tatarskomu i t'urkskomu jazy-
koznaniju » (Kazan' 1933), 58-73.
304 -N. s. TROVBETZKOY
ni accent secondaire) sont sourdes devant consonnes gémi-
nées ; devant ces voyelles sourdes, les occlusives sont
prononcées comme des aspirées sourdes et les duratives
(^fricatives, nasales et r) comme des consonnes sourdes,
tandis que devant voyelles sonores les occlusives sont sourdes
mais non aspirées et les duratives (à l'exception des
sifflantes) sonores ; une voyelle brève en fin de mot est toujours
sourde, indépendamment de la répartition de l'accent ^ La
structure rythmique du mot est donc renforcée ici par la
réalisation de tous les phonèmes, et toute interruption de cette
inertie rythmique, qui signalise toujours la fin d'un mot et le
début d'un autre, acquiert par là un caractère particulière-
ment expressif. Dans la plupart des langues finno-ougriennes
et samoyèdes ayant une accentuation initiale fixe, les accents
secondaires reposent sur les syllabes ou les mores impaires
(c'est-à-dire sur la troisième, la cinquième, la septième more,
etc.)^. Il se crée par là une certaine inertie rythmique dont
la rupture signalise la limite du mot. Dans quelques-unes de
ces langues l'inertie rythmique du mot est encore renforcée
par d'autres procédés, pour partie phonématiques et pour
partie aphonématiques. Ainsi par ex. dans le dialecte lapon
maritime de ]\Iaattivuono, il ne peut y avoir immédiatement
après la voyelle d'une syllabe paire (c'est-à-dire après la
seconde, la quatrième, la sixième, etc.) ni r, 3, c', 2', d', y, S, »,
n', /', ni consonne géminée ; au^si le nombre des groupes
consonantiques admis en cette position est-il très limité
fsk, st. sn, st, sD, jD, ID, rD. IG, rG, Un). A ces procédés
phonématiques qui servent à souligner l'opposition existant
entre les syllabes paires et impaires s'associent des procédés
aphonématiques : les voyelles des syllabes paires sont ultra-
brèves et chuchotées si elles se trouvent entre consonnes
sourdes, tandis que les consonnes fortes p, l, k sont toujours
aspirées après les voyelles des syllabes paires. Par là le rythme
trochaïque du mot est renforcé, non seulement dans les
rapports d'accentuation, mais aussi dans tout le comportement
phonique des diverses syllabes. A cela s'ajoute le fait que le
(1) Edward Sapir, 'The Southern Paiute Language ». Proceedings of Ihe
Amer. Acad. of Arts and Sciences LXV, n<" 1-3, §§ 8-10, 12.
(2) Les mores impaires portent l'accent secondaire, par ex. en samoyède-
tavgy (<t nganasane »), par ex. kùa « bouleau blanc » — loc. kùatànu, mais lu
« vêtement » — loc. lû'lànu, etc. D'ailleurs la plupart de ces langues ont l'accent
secondaire sur les syllabes impaires (G. Prokofjev dans Jazyki i pis'mennosV
narodov Severa I, 56).
IMIINCU'ES UE l'JJO.NOLOGlE 305
rythme selon lequel sont réalisées les syllabes du mot est
conditionné par l'ensemble du mot, car la durée d'une même
voyelle étymologiquement longue ou brève dans le même
entourage consonantique dépend du fait de savoir si elle se
trouve dans la première syllabe du mot ou dans une autre
syllabe, et du nombre de syllabes que contient le mot en
question 1, Le mot dans ce dialecte lapon est donc une unité
rythmique, et la rupture de l'inertie rythmique en divers
points de la phrase constitue des signaux marquant les
limites des mots. On peut remarquer que des langues comme
le lapon présentent seulement d'une façon particulièrement
nette la tendance à faire du mot d'une manière aphonéma-
tique (ou « phonématique ») une unité rythmique. Mais sous
une forme moins nettement marquée cette tendance existe
dans beaucoup d'autres langues, et point seulement dans des
langues à accentuation fixe.
Il est clair, sans plus d'explications, que le mot peut être
également une unité mélodique. Cela apparaît avec une
particulière évidence dans des langues où l'accentuation est
surtout « musicale », c'est-à-dire dans des langues qui
comptent les mores. En lithuanien, dans le cadre d'un mot,
les syllabes prétoniques sont musicalement montantes, les
syllabes posttoniques au contraire musicalement descen-
dantes^. Quand dans le cours de la phrase ce rapport est
troublé, c'est-à-dire là où une syllabe musicalement descen-
dante vient à précéder une syllabe musicalement montante,
une frontière de mot doit exister entre ces deux syllabes. Il
résulte donc de la structure mélodique du mot dans son
ensemble un signe-groupe aphonématique fixant la frontière
du mot.
Pour conclure, il faut mentionner qu'en certains cas il est difTicile 4e décider
si l'on a affaire à un signe démarcatif phonématique ou aphonématique. Dans
certains dialectes du moyen-indien (« prâkrit »), par ex. màhànishtrî, les occlu-
sives p, ph, b, t, th, il. dh, k, kh, g, gh, c, ch, j, jh sont toujours géminées après
voyelle à l'intérieur du mot ; ces occlusives n'apparaissent non géminées que
quand elles commencent le second terme d'un mot composé : par ex. diggha-
kanno «longue oreille» = diggha « longue )) + A'a/ino «oreille». Les occlusives
géminées et non géminées des séries labiale, apicale, gutturale et palatale fieuvent
donc être considérées comme deux variantes combinatoires et les groiipes « voyelle
-{-consonne non géminée » comme signe-groupe afthonemalique de la limite du
(1) Paavo Ravila, « Das Quantitâtssyslem des seelappischen Dialektes von
Maattivuono », 56 et suiv., 59 et suiv., 78 et suiv.
(2) Des rapports semblables pourraient aussi être supposés pour le vieux-
slave.
12
306 N. s. TROUBETZKOY
mot (ou de la soudure du mot composé). Mais ce rapport est troublé par le fait
qu'en màhàràshtrî certaines consonnes (à savoir les occlusives sonores rétro-
flexes d, dh, les nasales n, m, la liquide / et la spirante s) participent à une corré-
lation de gémination jouant un rôle distinctif ^ C'est pourquoi il faut faire appel
au sens pour fixer la valeur phonématique des oppositions de gémination conso-
nantique, de sorte que k (dans digghakanno « longue oreille ») et kk (dans vakkala
« froc ») ne sont peut-être pas à considérer comme des variantes combinatoires,
mais comme deux phonèmes différents, auquel cas le groupe « voyelle + labiale,
apicale, gutturale ou palatale non géminée » aurait la valeur d'un signe-groupe
phonématique.
En terminant ce chapitre, on peut faire ici quelques remarques sur les
variantes combinatoires. Dans ces derniers temps une voix s'est de nouveau
élevée parmi les phonologues pour écarter l'étude des variantes combinatoires
du domaine de la phonologie^. D'après cette façon de voir les variantes combi-
natoires appartiendraient au domaine de l'acte de parole, devraient leur exis-
tence à la physiologie des sons du langage et n'auraient par conséquent rien à
faire avec la phonologie. Le fait que les phonologues mentionnent toujours
les variantes combinatoires et en tiennent compte serait un reste du vieux
point de vue phonétique ou l'indice d'une tendance à étudier les sons d'un point
de vue diachronique ou historique. Il y a là une évidente méconnaissance du
rôle des variantes combinatoires. Car les variantes combinatoires ne sont pas
simplement des phénomènes naturels conditionnés par le hasard, mais bien des
phénomènes conditionnés d'une manière téléologique, autrement dit qui ont
im but déterminé et qui remplissent une fonction précise*. Cette fonction
consiste toujours à signaliser le voisinage immédiat d'un autre élément linguis-
tique : soit un phonème déterminé, soit une frontière de mot ou de morphème,
soit les deux à la fois. Il est clair que là où une variante combinatoire signalise
une frontière de mot ou de morphème, sa fonction appartient au domaine de
la langue. Car la délimitation des morphèmes dans le mot n'est pas moins
« glottique » que la distinction des mots. D'autre part une variante combinatoire
qui indique seulement le voisinage d'un phonème se trouve évidemment dans
le domaine de la parole. Car le fait d'assurer la perception d'un phonème, non
seulement par sa réalisation, mais encore par des particularités spéciales dans
la réalisation des phonèmes voisins, n'a un sens que pour la parole. Ce fait
«d'assurer la perception» suppose même une accommodation au langage qui
est caractéristique du domaine de la parole, mais qui est étrangère à la langue
en tant que telle. Dans les variantes combinatoires qui signalisent en même
temps le voisinage d'un phonème et la relation avec une frontière de mot ou
de morphème, on a affaire à un cas de transition. Ces variantes combinatoires
(c'est-à-dire des signes-groupes aphonématiques) flottent entre la langue et
la parole, et réclament par conséquent l'attention aussi bien du phonologue
que du phonéticien. Certes des suites de mots déterminées, dans lesquelles les
signes-groupes aphonématiques marquent les frontières de mots, n'apparaissent
que dans l'acte de parole — mais les règles de prononciation d'où procèdent
(1) R. Pischel, « Grammatik der Prâkrit-Sprachen » (= Griindr. d. indoa-
rischen Philol., Strassburg 1900) et H. Jacobi, « Ausgewâhlte Erzâhlungen im
Màhàrâshtrî ».
(2) L'udovit Novâk, « K zâkladnym otâzkâm strukturâlnéj jazykovedy »
{Sbornik Malice Slovenskej XV, 1937, n° 1).
(3) N. Jakovlev, « Tablicy fonetiki kabardinskogo jazyka », Moskva 1923,
73 et suiv.
PRINCIPES DE PHONOLOGIE
307
ces signes-groupes appartiennent au domaine de la langue, de même que les
règles syntaxiques fixant l'ordre des mots et leur concordance.
IV. Signes démarcatifs positifs et négatifs
Tous les signes démarcatifs dont il a été question jusqu'ici
étaient positifs, c'est-à-dire qu'ils indiquaient expressément
l'existence, à l'endroit en question, d'une frontière de mot
ou de morphème. Mais il peut exister aussi des signes
démarcatifs négatifs qui indiquent expressément l'absence
d'une limite à l'endroit en question. Leur rôle pourrait être
comparé aux signaux de circulation verts qui indiquent aux
voitures que rien n'est interrompu à l'endroit en question et
qu'elles peuvent rouler hardiment plus loin. Outre ces signes
démarcatifs généralement négatifs la langue connaît aussi des
signes démarcatifs unitatératement négatifs qui indiquent
seulement qu'en tout cas à l'endroit en question aucun mot
ne peut commencer, ou aucun mot finir. Tous les signes démar-
catifs négatifs peuvent être aussi bien phonématiques qu'apho-
nématiques, aussi bien des signes-groupes que des signes
unitaires. Nous allons donner ci-dessous quelques exemples
de <îhacun de ces types de signes démarcatifs négatifs.
' 1. Signes démarcatifs négatifs et phonématiques
A) Signes uniques
Par signes uniques négatifs et phonématiques on peut
comprendre les phonèmes qui dans la langue en question ne
sont admis qu'à l'intérieur du mot ou du morphème. En
finnois appartiennent à cette catégorie les phonèmes d et o
(toujours géminé : »» écrit ng). En tamoul y appartiennent
le o, les rétroflexes /, /, et la liquide (gutturale) X. En kazakh
(autrefois « kazak-kirghiz ») et en kirghiz (autrefois « kara-
kirghiz ») de même que dans les dialectes turcs du bassin de
l'Irtych, les gutturales sonores y, g n'apparaissent ni à
l'initiale, ni en finale, mais seulement à l'intérieur du mot.
En tubatoulabal toutes les bruyantes sonores (b, d, g, 2, ^)
apparaissent exclusivement à l'intérieur du mot. En éfik
h et r n'apparaissent qu'à l'intérieur du mot, etc.
Comme signes négatifs ne marquant qu'une sorte de limite,
on peut mentionner le o allemand, anglais, hollandais, danois,
norvégien et suédois, et le français n (gn) qui sont bien admis
à l'intérieur du mot et en finale, mais non à l'initiale. La
308 N.'S. TROUBETZKOY
même remarque vaut en tchétchène et toungouze pour r,
en coréen pour !'« unique liquide » (réalisée en position inter-
vocalique comme r et en finale comme /), dans le dialecte
lapon maritime de Maattivuono pour p, i, k, d, 3, 3, 0, S, y,
n, l, en samoyède-yourak pour b, d, k, g, c, c, en éfik pour
p, etc. D'autre part h en allemand, anglais, samoyède-yourak,
artchine, etc., est admis à l'initiale et dans l'intérieur du mot,
mais non en finale et la même rémarque vaut en haida pour
g, k, k\ en éfik pour /, s, ri, kp, etc. 11 y a des langues qui
n'admettent en finale que des voyelles ou en dehors des
voyelles qu'un très petit nombre de consonnes (grec ancien
V, p, ç ; italien n, r, /; finnois n, i, s, etc.) ; dans ces langues
toutes les consonnes, à part les exceptions mentionnées ci-
dessus, peuvent être considérées comme des signes qui
« nient la fin de mot ».
B) Signes-groupes
En finnois où aucun groupe de consonnes rw'est admis à
l'initiale ou en finale et où en outre n'apparaissent en finale
que des voyelles ou les consonnes n, t, s, tout groupe de
consonnes dont le premier terme n'est pas n, /, ou i; est un
signe-groupe phonématique et négatif : dans des mots comme
kahdeksan « huit », hupsu « sot », selkà « dos ». les groupes hd,
As, ps, Ik indiquent l'intérieur du mot. La même fonction est
remplie également par toutes les consonnes géminées, à
l'exception de nn, ss, ii qui peuvent se trouver non seulement
à l'intérieur du mot, mais aussi à la soudure de deux mots,
mies seisoo « l'homme se tient debout », pojai tansivai « les
garçons dansent», nainen neiiloo «la femme file », etc. Dans
des langues comme le russe où les bruyantes sont toujours
sourdes en fin de mot, le groupe «bruyante sonore -f-voyelle
ou sonante » est toujours le signe qu'entre les composantes
de ce groupe n'existe aucune frontière de mot. En groenlandais
septentrional où r ne peut pas se trouver en fin de mot,
le groupe « r-f consonne » est toujours le signe de l'intérieui:
du mot et la même remarque vaut aussi en grec ancien pour
le groupe « /-4-consonne (sauf s) ». En allemand le groupe dl
qui n'apparaît qu'à l'intérieur du mot, paraît être le seul
signe-groupe phonématique et négatif. En somme les signes-
groupes phonématiques négatifs sont un phénomène relative-
ment rare.
PRINCIPES DK PHONOLOGIE 309
2. Signes démarcatifs négatifs d aphonhnaliques
A) Signes uniques
Quand un phonème présente à l'initiale ou en finale une
réalisation particulière, toute réalisation de ce phonème est
ipso fado un signe démarcatif négatif. On a déjà mentionné
ci-dessus que l'aspiration de p^, t, k^ doit être considérée
en tamoul comme un signe démarcatif aphonématique positif,
puisque cette réalisation n'apparaît qu'à l'initiale du mot :
à l'inverse la réalisation des mêmes phonèmes comme des
fricatives [v, 8, x ou h) doit être considérée comme un signe
démarcatif aphonématique négatif, puisqu'elle n'apparaît
qu'à l'intérieur du mot entre voyelles. En japonais où " g »
est réalisé à l'initiale comme une bruyante sonore g et k
l'intérieur du mot comme une nasale o, g est un signe démar-
catif aphonématique positif et o un signe négatif. En coréen
où l'c unique liquide » est réalisée en finale comme / et à
l'intérieur du mot comme r, / est un signe démarcatif aphoné-
matique positif et r un signe négatif. Dans beaucoup de
langues turques de la Sibérie (par ex. dans les dialectes de
l'Altaï, de la steppe Baraba, en téléoute, en chor, en dialecte
kuàrik, etc.) toutes les bruyantes sont réalisées sourdes à
l'initiale et en finale (comme q ou a;, k, p, i, s, s^ c ou c ou f),
mais par contre réalisées sonores à l'intérieur du mot entre
voyelles (comme y, g, b, d, z, i, 3)1, de sorte qu'elles deviennent
alors des signes démarcatifs aphonématiques négatifs. De
même en ostiak les bruyantes sont sourdes à l'initiale et en
finale, mais plus ou moins sonores à l'intérieur du mot^. En
allemand et en hongrois h est sourd à l'initiale (en hongrois
aussi en finale), mais sonore à l'intérieur du mot entre voyelles
fUhu, Oho!)\
B) Signes-groupes
r.e qui a été dit sur les signes unitaires vaut aussi pour les
signes-groupes aphonématiques négatifs. Un signe-groupe
(1) W. Radloff, op. cit., 128 et suiv., 173 et suiv. et 199 et suiv.
(2) Toutefois ce n'est que facultatif, avec de fortes divergences individuelles :
V. K. ètejnic dans Jazyki i pis'menno.sV narodov Severa I, 202.
(3) De même également en samoyède-yourak : G. N. Prolcofjev dans Jazyki
i pis'mennosV narodov Severa I, 13.
310 N. s. TROIBETZKOY
aphonématique positif a, en règle générale, à côté de lui un
signe-groupe négatif. Ainsi en allemand la suite phonique
« \ oyelle postérieure + ^ palatal» est le signe qu'entre ces
deux sons existe une frontière de morphème, mais la suite
phonique « voyelle postérieure -fg' vélaire (devant a) »
indique la non-existence d'une limite entre voyelle et g; en
anglais où la suite phonique « / sombre +voyelle » est un signe
démarcatif aphonématique positif, la suite phonique « /
clair +voyelle » indique qu'entre les deux éléments n'existe
aucune frontière de mot. La plupart des exemples de signes-
groupes allégués ci-dessus ont comme contre-partie des
signes-groupes négatifs. Bien entendu il n'en est pas toujours
ainsi. Dans une langue ayant un synharmonisme cohérent,
la rupture du synharmonisme (par ex. la rencontre d'une
voyelle antérieure et d'une consonne vélarisée) est un signe
démarcatif positif ; mais la non rupture du synharmonisme
n'a la valeur ni d'un signe positif, ni d'un signe négatif, car
il est très possible que deux mots « à voyelle postérieure »
ou deux mots « à voyelle antérieure » se trouvent l'un à côté
de l'autre sans porter atteinte au synharmonisme.
Il faut ranger également parmi les signes-groupes aphonématiques négatifs,
par ex. l'allongement en italien de la voyelle accentuée à l'intérieur du mot.
On sait que cet allongement ne se produit jamais pour les voyelles accentuées
finales, mais seulement pour les voyeiles accentuées des syllabes pénultièmes
et antépénultièmes et en outre seulement devant une voyelle, devant une con-
sonne intervocalique et devant les groupes « consonne 4- liquide (r, u, i)'».
Si l'on tient compte du fait que la dernière syllabe du mot ne peut être accentuée
en italien que si elle se termine par une voyelle et que d'autre part un mot
italien ne peut commencer que par une voyelle, ou par une seule consonne,
ou par un groupe « consonne + r, u, i » ou enfin par un groupe « s+consonne »,
alors le sens de l'allongement de la voyelle accentuée devient tout à fait clair.
Cet allongement exclut l'existence d'une frontière de mot après la voyelle
accentuée et n'intervient par conséquent que dans des positions phoniques
où une frontière de mot pourrait être supposée, c'est-à-dire devant les sons et
groupes de sons qui peuvent se trouver à l'initiale. Devant «m, n, /,r-f con-
sonne » un allongement de la voyelle accentuée n'aurait pas de sens, car ces
groupes après une voyelle accentuée sont déjà des signes-groupes négatifs et
phonématiques. C'est seulement devant « s -j- consonne » que l'omission de
l'allongement de la voyelle accentuée peut donner lieu à des incompréhensions :
on pourrait par ex. analyser velocilà slraordinaria en velocilaslra ordinaria.
Mais comme les mots commençant par «s (ou 5)-|-consonne » représentent im
peu moins de 8 % de tous les mots ^italiens, les cas où existe la possibilité de
telles incompréhensions sont très peu nombreux. L'allongement de la voyelle
accentuée en italien reste donc un des plus importants signes-groupes aphoné-
matiques négatifs.
PRINCIPES DE PHOr<OLOGIE 311
V. Emploi des signes démarcatifs
Les diverses langues diffèrent beaucoup quant à l'emploi
des signes démarcatifs. Dans certaines langues ce sont surtout
(ou exclusivement) les frontières de morphèmes qui sont
signalisées ; dans d'autres langues ce sont les frontières de
mot. Au premier type appartient par ex. l'allemand : tous
les signes démarcatifs qui valent en allemand pour les fron-
tières de mot valent aussi pour les frontières de morphèmes
et en outre il existe beaucoup de signes qui ne valent que pour
les frontières de morphèmes, mais non pour les frontières de
mots. Le groupe de consonnes dl (par ex. redlich « honnête »,
Siedlung « établissement ») paraît être en allemand le seul
signe qui ne concerne pas le morphème, mais le mot, comme
signe-groupe phonématique négatif. Par contre il y a beaucoup
de langues où les frontières de morphèmes ne sont pas
signalisées, tandis que les frontières de mots sont indiquées
par des signes démarcatifs déterminés : à cette catégorie
appartient par ex. le finnois où les frontières du mot sont
signalisées positivement par l'accentuation initiale fixe et
négativement par d, lo, les géminées (sauf //, /i/i, ss) et les
groupes de consonnes (sauf « n, t, s+consonne »), tandis que
les frontières de morphèmes ne présentent aucune marque
spécifique et souvent se perdent à l'intérieur d'un phonème
« long » 0U « géminé » [ialo « cour » — ■ illat. taloon ; vesi « eau »
— part, vetlà, etc.). (Certes dans beaucoup de langues existent
des types mixtes, mais cependant on peut dans la plupart
d'entre elles remarquer un penchant déterminé et une
préférence soit pour les frontières de morphèmes, soit pour
les frontières de mots. Ces deux types fondamentaux sont
importants pour toute la structure du vocabulaire. Les signes
démarcatifs phonématiques positifs sont employés, sans
fonction délimitative, quand on emprunte des mots étrangers,
pour remplacer des phonèmes ou des groupes de phonèmes
étrangers. En ce qui concerne les signes positifs uniques, cela
se fait sans aucune difficulté. Mais la transposition d'un signe
phonématique négatif unique dans une position phonique
inhabituelle n'est pas si facile : pour un Allemand la reproduc-
tion de noms propres exotiques qui commencent par » (ng)
n'est pas facile, de même que sont difficiles pour les Finnois les
mots étrangers commençant par d ou finissant par v. En ce
qui concerne les signes-groupes phonématiques, leur emploi
312 N. s. TROLBETZKOY
sans fonction délimitative pour reproduire des groupes de
phonèmes étrangers n'est possible que dans les langues où
ces signes démarcatifs caractérisent en général des frontières
de morphèmes. En allemand des mots comme pneumaiisch,
Sphàre, Szene, Kosmos, etc., sont facilement prononçables
parce que les groupes de phonèmes pn, s/, se, sin apparaissent
aussi dans de véritables mots allemands, comme signes-
groupes phonématiques marquant des. frontières de mor-
phèmes : abnehmen «enlever», Ausfahr «sortie en voiture »,
Auszug « extrait », ausmachen « faire partir ». Mais en avar où
le groupe « labial— liquide » est un groupe signalisant non pas
une frontière de morphème, mais une frontière de mot, ce
groupe n'est même pas admis dans les mots étrangers. La
position des diverses langues en ce qui concerne la signalisation
des frontières de mots et de morphèmes a donc une certaine
influence sur la façon dont ces langues admettent les mots
étrangers.
Les groupes de phonèmes qui fonctionnent dans les mots indigènes comme
signes-groupes mais qui apparaissent dans les mots étrangers sans cette fonction
sont assurément très gênants. L'emploi par trop fréquent de mots étrangers où
apparaissent ces groupes enlève de la force à leur valeur déliraitative. Par
conséquent les genres de style caractérisés par un emploi fréquent de mots
étrangers sont aussi caractérisés par un affaiblissement de la fonction délimi-
tative, les signes démarcatifs phonématiques étant privés de force en tant que
tels. Dans une langue riche en signes démarcatifs phonématiques et spécialement
orientée vers la délimitation des morphèmes, il se produit ujie grande divergence
entre le type habituel de style et un type de style caractérisé par l'emploi de
mots étrangers. C'est une des causes du purisme qui se manifeste dans certaines
langues, purisme qui est un effort pour créer une langue savante sans mots
étrangers. Ce purisme organique, ayant sa racine dans la structure phonologique
de la langue, doit être distingué dans son principe du purisme accidentel, condi-
tionné par l'histoire de la culture. Le purisme allemand est plutôt organique.
L'allemand n'a pas à lutter pour son existence ou pour l'égalité de droit* avec
d'autres langues. L'accueil fait au plus grand nombre possible de mots étrangers
serait plutôt apte à donner à l'allemand le rôle d'une langue de relations interna-
tionales (comp. par ex. l'anglais). Et si malgré cela de forts courants puristes
se font jour de temps en temps en allemand avec succès, la cause en réside
(au moins en grande partie) dans la structure phonologique spécifique de
l'allemand, dans le nombre relativement petit des types de morphèmes, dans
leur structure phonématique caractéristique et dans le grand nombre de signes
démarcatifs phonématiques par lesquels les morphèmes sont clairement délimités
les ims par rapport aux autres.
La distinction des langues en langues délimitant surtout les
mots et en langues délimitant surtout les morphèmes n'est pas
la seule qui soit à considérer en ce qui concerne les types d'em-
ploi de la fonction délimitative. Il est très important d'établir
PRINCIPES DE PHONOLOGIE 313
quels genres de signes démarcaLifs sont préférés et comment
se répartissent ces types de signes : si par ex. les signes
démarcatifs aphonématiques ne sont pas employés pour
caractériser les mots et les signes phonématiques pour
caractériser les limites de morphèmes. Il importe également
de noter où s'emploient les signes démarcatifs négatifs valables
à une seule place et la position des signes positifs uniques :
dans la plupart des langues le début d'un nouveau mot est
signalisé par préférence, mais il y a aussi des langues qui
signalisent principalement la fin du mot.
Ce qu'il y a de plus important pour caractériser une langue
quant à sa faculté délimitative est bien la statistique des
signes démarcatifs dans les textes suivis. Les signes démar-
catifs se répartissent d'habitude très irrégulièrement : dans
une phrase de six syllabes comme Die Hausjrau ivàscht mein
Hemd « La ménagère lave ma chemise » les six limites de
morphèmes sont toutes signalisées (di-haus-frau-vzs-i-mdsin-
hemt)'^, tandis que dans une phrase de dix syllabes comme
Am Boden sassen drei Ideine Buhen « par terre étaient assis
trois petits enfants » aucune limite de morphème ou de mot
n'est signalisée phonologiquement. Dans des textes suivis
plus longs ces irrégularités dans la répartition des signes
démarcatifs se compensent, de sorte qu'on obtient pour chaque
langue un chiffre moyen. Et ces chiffres moyens diffèrent
d'une langue à l'autre. Il y a des langues qui non seulement
ne possèdent que très peu de signes démarcatifs, mais encore
ne les emploient que très rarement, de sorte que seul un
pourcentage très faible de limites de mots (ou de morphèmes)
sont signalisées dans un texte suivi. A ce type de langues
appartient par ex. le français qui n'attribue que fort peu
d'importance à la délimitation des mots (ou des morphèmes)
dans la phrase. D'autres langues présentent au contraire une
préférence exagérée pour les signes démarcatifs, employant
en dehors de l'accentuation fixe (qui indique toutes les
limites de mots) une foule d'autres signes démarcatifs, de
sorte que le nombre des signes démarcatifs dans un texte
suivi est souvent plus grand que le nombre des unités déli-
mitées. Ainsi en tamoul ( au moins dans les textes annexés
par J, R. Firth à son livre : «A Short Outline of Tamil
Pronounciation ») environ 80 % de toutes les limites de mots
(1) Voir l'analyse de cet exemple dans Troubetzkoy, Proceedings of Vie
Second International Congress of Phonetic Sciences, 49 et suiv.
12—1
ol4 N. S. TROUBETZKOY
sont indiquées par des signes démarcatifs spéciaux, quoique
le tamoul possède en outre un accent fixe sur la première
syllabe du mot (ainsi qu'un accent secondaire sur la syllabe
linale des mots les plus longs), ce par quoi la délimitation du
mot serait assurée d'une façon suffisante. L'allemand appar-
tient aussi au type des langues « aimant la délimitation » :
dans les textes suivis environ 50 % de toutes les limites des
morphèmes accentués et des morphèmes inaccentués sont
indiquées par des signes démarcatifs spéciaux — il est vrai
seulement dans les types de style qui ne présentent pas un
emploi exagéré des mots étrangers.
La statistique est donc indispensable pour étudier la fonc-
tion phonique délimitative. Et dans ce cas la statistique des
textes est presque exclusivement possible. Il va de soi qu'ici
apparaissent les mêmes difficultés que dans la statistique des
phonèmes ,et qu'elles doivent être surmontées de la même
façon. Mais comme trop peu de recherches statistiques
spéciales sur les diverses langues ont été entreprises jusqu'ici,
on ne peut presque rien dire sur ce sujet.
vpim:m)1Ces
PRINCIPES DE PHONOLOGIE HISTORIQUE ^
par Roman Jakobson
I. Méthode intéirrale. — 11. Changements ijhoniques extraphonologiques. —
III. Mutation phonologique. — ■ IV. « Déphonologisation ». — IV. « Phonolo-
gisation ». — \'I. « Rephonologisation ». — VII. Mutations des groupes de
phonèmes. — VIII. Modifications dans l'étendue des groupes de piionèmes.—
IX. Structure du faisceau de mutations. — X. Permutation des fonctions. — •
XI. Interprétation des mutations.
Il est compréhensible qu'au début l'attention des phono-
logues se soit concentrée principalement sur les concepts
primaires de la nouvelle discipline : sur les phonèmes, leurs
rapports réciproques et leurs «rroupements. Mais dès que ces
fondements seront posés on aura à examiner soigneusement
les phénomènes phonologiques sous l'aspect du facteur
espace (c'est-à-dire la géographie phonologique) et sous
l'aspect du facteur temps (c'est-à-dire la phonologie histo-
rique). Essayons d'ébaucher en une esquisse préliminaire
l'ABC de la phonologie historiffuo^
(1) TCLP, IV (1931), pp. 247-267. .\ole du Iraducleur : M. B. Jakobson a
bien voulu revoir ma traduction, et à cette occasion a remanié en bien des
points sa rédaction primitive.
(2) La manière dont est née la phonologie historique ne sera pas examinée
ici.
316 K. JAKOBSON
I
Dans la phonétique historique traditionnelle, ce qui était
caractéristique, c'était sa façon de traiter isolément les modi-
fications phoniques, c'est-à-dire sans tenir compte du système
qui éprouve ces modifications. Cette manière d'agir allait
de soi dans le cadre de la vision du monde qui régnait à cette
époque : pour l'empirisme rampant des néo-grammairiens un
système, et en particulier un système linguistique, était une
somme mécanique et nullement une unité formelle (Gestalt-
einheit), pour employer les termes de la psychologie moderne^.
La phonologie oppose à la méthode isolatrice des néo-
grammairiens une méthode intégrale; chaque fait phonologique
est traité comme un tout partiel qui s'articule à d'autres
ensembles partiels de divers degrés supérieurs. Aussi le
premier principe de la phonologie historique sera : toute
modification doit être traitée en fonction du système à l'intérieur
duquel elle a lieu. Un changement phonique ne peut être conçu
qu'en élucidant son rôle dans le système de la langue.
Un changement phonique a eu lieu. Quelque chose s'est-il
modifié à l'intérieur du système phonologique ? Certaines
différences phonologiques ont-elles été perdues et lesquelles ?
De nouvelles différences phonologiques ont-elles été acquises
et lesquelles? Ou enfin tout l'inventaire des différences phono-
logiques restant immodifié, la structure des différences
particulières n'a-t-elle pas été transformée, autrement dit
la place d'une différence déterminée n'a-t-elle pas été changée,
soit dans ses rapports réciproques avec les autres différences,
soit dans sa marque différenciative ? Chaque unité phono-
logique à l'intérieur du système donné doit être examinée
dans ses rapports réciproques avec toutes les autres unités
du système avant et après le changement phonique envisagé :
(Ex. 1) En blanc-russe V se change en c' et de même d'
en 3'. Si nous décrivons le changement de V en c', nous devons
exposer premièrement les rapports du phonème f avec les
autres phonèmes du système auquel il a appartenu, donc avec
t, d, d\ s, s\ c, etc., et, secondement, les rapports du phonème
(1) Comp. par ex. K. Koffka, Psychologie. Die Philosophie in ihren Einzel-
gebielen, Berlin 1925, p. 531 et suiv. : « La condition pour qu'on puisse concevoir
l'identité, et d'une manière générale la relation, est que les deux termes ne soient
pas donnés comme simplement juxtaposés, mais qu'ils entrent pour parties dans
une forme. Alors qu'ils étaient auparavant comme isolés l'un par rapport à
l'autre, ils sont maintenant liés entre eux et s'influencent réciproquement».
PRINCIPES DE PHONOLOGIE HISTORIQUE 31 7
c' avec les autres phonèmes du système en question, donc
avec les phonèmes immodifiés : t, d, s, s\ c, etc., et avec le
phonème nouvellement créé 3'^.
II
Un changement phonique peut ne pas avoir un rôle phono-
logique. Il peut simplement augmenter le nombre et la
diversité des variantes combinatoires du phonème :
(Ex. 2) Dans beaucoup de dialectes grand-russes s se
change en e [e fermé) devant les consonnes mouillées.
(Ex. 3) Le phonème r se palatalise à la fin du mot dans
certains parlers norvégiens.
Ou bien à l'inverse une des variantes combinatoires se
généralise, deux variantes se fondant en une seule :
(Ex. 4) Dans bien des dialectes grand-russes méridionaux
le phonème a inaccentué se présente comme a avant les
voyelles accentuées étroites et comme une voyelle d'aperture
moyenne a\ ant les voyelles accentuées ouvertes. Dans une
partie de ces dialectes la variante a a été plus tard généralisée.
Les formes phonétiques actuelles m'ild, p'itàk, etc., témoignent
que la forme phonétique voidà a précédé la forme phonétique
vadà : la ^•oyelle moyenne qui apparaissait après la consonne
mouillée a fini par coïncider avec la variante du phonème i
dans la même position. Une mutation phonologique a donc
eu lieu ici : le phonème a inaccentué a été remplacé dans la
position indiquée ci-dessus par le phonème i inaccentué ;
par conséquent l'unification ultérieure des variantes du
phonème a n'a pas pu s'étendre à ces cas.
(Ex. 5) Dans quelques dialectes slaves, l'occlusive labiale
sonore (ou voisée) se présente devant une voyelle comme une
labiodentale u, et dans toutes les autres positions comme
une bilabiale w. Mais dans la majorité des parlers slaves l'une
de ces deux variantes (le plus souvent v) se trouve générahsée.
Enfin la variante fondamentale d'un phonème peut se
modifier phonétiquement, le système des phonèmes restant
(1) Pour interpréter phonologiquement un changement phonique il est
nécessaire de connaître exactement le système phonologique de la langue
donnée et son évolution. C'est pourquoi je tire surtout mes exemples de l'histoire
des langues slaves, car leur phonologie historique m'est particulièrement
familière.
318 R. JAKOBSON
identique et le rapport entre le phonème donné et tous les
autres étant immodifié : on doit donc considérer un tel chan-
gement comme également e.Ttrdpliunoluyiqiie :
(Ex. 6) Il y a des dialectes grand-russes qui ont un voca-
lisme accentué comprenant sept phonèmes. Certains de ces
dialectes possèdent le système suivant des voyelles accentuées :
a
.1 £
uo ie^
u i
Dans les autres dialectes du même type apparaissent au
lieu de uo, ie des voyelles fermées p, e, ce qui semble un phéno-
mène secondaire : p, e prennent dans le système la même place
que uo, ie. Par suite le remplacement d'une de ces paires de
voyelles par l'autre ne change rien au système phonologique.
III
Dans le cas où un changement phonique se manifeste dans
le système phonologique, il peut être regardé comme le
véhicule d'une mutation phonologique ou d'un faisceau de
mutations phonologiques. Nous employons le terme de
« mutation » pour souligner que les changements phonolo-
giques procèdent par bonds :
(Ex. 7) En grand-russe méridional le o inaccentué est
confondu avec a. Peut-être a-t-il existé ici des degrés intermé-
diaires : o s'est transformé en un o très ouvert, ensuite en
un a^ et finalement en un a en perdant progressivement son
arrondissement. Mais du point de vue phonologique il n'existe
ici que deux étapes : 1 . o (o^, a°) se distingue de a : ce sont
deux phonèmes dilférents ; 2. le représentant de o ne se dis-
tingue plus de a : les deux phonèmes sont confondus en un
seul. Il n'y a pas de troisième alternative.
La formule de la mutation phonologique est :
A : B > Al : Bi
Il convient de distinguer deux catégories principales de
mutations : ou bien l'un des deux rapports (A : B ou Ai : Bi)
est phonologique, ou bien ils le sont tous les deux : aussi
bien A : B que Ai : Bj sont des variétés différentes d'un
rapport phonologique. La première catégorie se partage à son
(1) 110 provient d'un o à intonsition niontiuite, /e de la diphtongue protoslave
é(«jaf..). ""
I'Ium;ii'i:s di: piTONOTor.ii-: irrsroiuoi'E 319
tour en deux types : l(i suppression d'une, différend' plionolo-
(li<ine peut être appelée une « déplinnolof/isation » (ou « dévalori-
sation phonoloijique ») et la formation (Tune différence ptiono-
loifique une ■ phonolofiisation » (ou « ludorisation phonolo-
,ji<jur .;'.
IV
Déplionoloyisation : A et B s'opposent phonolog'iquement,
tandis qu'entre Ai et Bj il n'existe aucune difîérence phono-
logique.
En analysant une déphonologisation on doit se poser les
questions suivantes : quelle est la nature de l'opposition
phonologique A : B ? Est-ce une disjonction^ ou une paire
corrélative ? S'il s'agit d'une paire corrélative, sa perte
représente-t-elle un des cas particuliers d'un procès plus
général (c'est-à-dire la perte de la corrélation tout entière) ou
bien la corrélation subsiste-t-elle ? Quelle est la nature du
rapport extraphonologique Ai : Bi : est-ce un rapport de
variantes et de quelle sorte : combinatoires ? stylistiques ?
Ou s'agit-il d'une identité phonétique (deux réalisations
pareilles d'un seul et même phonème) ? Si le rapport Ai : Bi
est un rapport de variantes extraphonologiques, Ai est
phonétiquement pareil à A et Bj phonétiquement pareil à B
et seules les conditions de l'apparition de chacun d'eux sont
changées. Mais si Ai est phonétiquement pareil à Bi, alors
ou bien Ai = A et Bj = B, c'est-à-dire que A et B se sont
confondus en un certain son C qui se distingue phonétique-
ment aussi bien de A que de B, — ou bien Ai = A, mais
(1) Je considère les termes de « phonologisation » et de « déphonologisation »
comme mieux appropriés que les termes de « divergence » et de « convergence «
que E. Polivanov a employés dans ses remarquables études sur la déphonolo-
gisation (« Iz teorii foneticeskich konvergencij », Sbornik Turkestanskogo Vos-
tornogo Instituta v rest' prof. A. E. Schmidta, Taskent l'J2.S, p. 106-115,
et « Kaktory I'oneti."eskoj evoruoii jazyka, kak trudovogo processa », Uèenyje
zapiski Instituta jazyka i literatury, III, p. 20-42) puisque dans le langage
scientifiipie ceux-ci sont d'habitude liés à une autre signification. C'est ainsi
(pi'en biologie on entend par convergence l'acquisition de caractères similaires
liar des organismes dilTérents, sans s'occuper de savoir s'il s'agit d'organismes
apparentés ou non apparentés (comp. par ex. L. Berg, « Nomogenez », Pb. 1922,
chap. IV) ; de même en linguistique on désigne par convergence des phénomènes
similaires dans le développement indépendant de diverses langues (comp.
Meillet, « Convergence des développements linjruistiques », Linguistique histo-
rique et linguistique générale, Paris, 1921, p. 61 et suiv.).
(2) Noie du Iradnclcnr. Sur la « disjonction » voir « Principes de phonologie »
ci-dessus, p. 89.
320 R. JAKOBSON
Bi = B, c'est-à-dire A>B. Le classement des types de
déphonologisation doit donc tenir compte du rapport existant
entre les phonèmes avant la mutation, du rapport existant
entre les sons qui résultent de la mutation et du rapport
existant entre chaque résultat et son prototype. Considérons
quelques exemples de déphonologisation :
Une disjonction aboutit à un rapport de variantes combi-
natoires :
(Ex. 8) Dans une pjartie des dialectes grand-russes deux
phonèmes disjoints : e inaccentué et a inaccentué, se changent
en variantes combinatoires d'un même phonème : après les
consonnes mouillées ce phonème est représenté par e, après les
consonnes non-mouillées par a. Cette déphonologisation s'est
accomplie de la façon suivante : a est passé à e après les
consonnes mouillées {p'atàk^p'eiàk, p'aVi^p'ei'i), e est
passé à a après les consonnes non-mouillées [zerC ix^zan' ix).
Une disjonction aboutit à un rapport de variantes stylis-
tiques combinatoires :
(Ex. 9) Les phonèmes s et z sont confondus dans la plupart
des dialectes japonais en un seul phonème ; à l'initiale et
après une nasale ce phonème est réalisé par 3 ; entre voyelles
dans un style négligé par z et dans une façon de parler soignée
par 3^.
Une disjonction aboutit à une identité (A>B) :
(Ex. 10) Certains dialectes polonais ont confondu en une
seule série deux séries de consonnes : 1° s, z, c, s ; 2° s, r. c,.
3 : s>s, i>z, ^>c, 2!>3 ; donc s : s^s : s, etc.
Une disjonction aboutit à une identité (A>C, B>C) :
(Ex. 11) Dans quelques dialectes grand-russes septen-
trionaux et centraux les mouillées s' et z' se sont confondues
avec s et i, qui n'avaient pas encore perdu leur mouillure»
en des dorsales mouillées s, z.
Une paire corrélative aboutit à un rapport de variantes
combinatoires (la corrélation est supprimée) :
(Ex. 12) La paire 6 : p et toutes les autres oppositions entre
bruyantes sonores et sourdes ont perdu en tchouvache leur
caractère phonologique : entre un phonème sonore (c'est-à-
(1) Polivanov « Faktory... », p. 35.
PRINCIPES DE PHONOLOGIE HISTORIQUE 321
dire toutes les voyelles et les consonnes sonores) et une voyelle,
b et les autres consonnes sonores ont été généralisées ; dans
toutes les autres positions c'est au contraire p et les autres
consonnes sourdes qui ont été généralisées.
Une paire corrélative aboutit à une identité (la corrélation
est supprimée : A>B) :
(Ex. 13) En slovaque oriental à long se confond avec a
bref, et toutes les autres voyelles longues sont également
abrégées : la corrélation de quantité des voyelles a été
supprimée.
(Ex. 14) En slave commun les consonnes aspirées perdent
leur aspiration et se confondent avec les consonnes non-
aspirées correspondantes.
Une paire corrélative aboutit à une identité (la corrélation
est maintenue : A>B) :
(Ex. 15) Dans une partie des dialectes ukrainiens et blancs-
russes la mouillée r' est devenu un r non mouillé. Les autres
paires de consonnes qui forment la corrélation de mouillure
sont restées intactes.
Il est caractéristique que, dans la suppression des corréla-
tions, ce soit d'ordinaire justement le terme corrélatif marqué
qui est supprimé (comp. N. S. Troubetzkoy, Die phonolo-
gischen Système, p. 97 ) : dans l'exemple 13 la longueur des
voyelles, dans l'exemple 14 l'aspiration des consonnes, dans
l'exemple 15 le r' mouillé.
Phonologisalion : Entre A et B il n'y a aucune différence
phonologique, tandis qu'entre A^ et Bj une telle différence
existe. En analysant une phonologisation on doit se poser
les questions suivantes : Aj : Bj représentent-ils une disjonc-
tion ou une paire corrélative ? Si c'est une paire corrélative,
alors la mutation à considérer signifie-t-elle seulement un
enrichissement d'une corrélation déjà existante ? Ou bien
est-ce une partie d'un phénomène plus général : la formation
d'une nouvelle corrélation ? En ce qui concerne le rapport
entre A et B, Polivanov et van Ginneken considèrent
l'existence des variantes extraphonologiques comme une
condition indispensable de toute phonologisation. Effective-
ment un rapport d'identité entre A et B est apparemment
exclu. En conséquence au point de vue phonétique Aj = A,
.■^oo
11. JAKOBSON
Bi = B. Le plus souvent A et I^ sont des ^'arianles conibina-
t cire s.
Une variation combinatoire aboutit à une disjonction :
(Ex. 16) En letton k, g sont devenus c, 3 devant les voyelles
antérieures. Les sons A: et c (ou g et 3) étaient des variantes
combinatoires d'un seul et même phonème ; après le passage
de la diphtongue ai à i dans les syllabes finales, k est devenu
possible dans les mêmes positions où c apparaît, c'est-à-dire
que /V et c sont devenus des phonèmes disjoints^.
Une variation combinatoire aboutit à une paire corrélative
(il se forme une nouvelle corrélation) :
(Ex. 17) Dans les dialectes lettons les consonnes dentales
se sont palatalisées devant les voyelles antérieures. C'étaient
des variantes combinatoires des phonèmes dentaux, mais
étant donné qu'en certaines conditions les voyelles inaccen-
tuées sont tombées, il s'est constitué une opposition phonolo-
gique entre les consonnes palatalisées qui les précédaient et
les consonnes non palatalisées correspondantes. Ainsi s'est
formée dans ces dialectes une corrélation de mouillure des
consonnes^.
Une variation combinatoire aboutit à une paire de phonèmes
corrélatifs (la corrélation existait déjà) :
(Ex. 18) En polabe ancien le phonème x était représenté
devant certaines voyelles par une spirante sourde vélaire x,
et devant les autres voyelles par une spirante sourde palatale x.
C'étaient deux variantes combinatoires : elles se sont changées
en deux phonèmes autonomes lorsque les voyelles faibles
moyennes et basses se sont confondues en a et qu'il s'est
produit des différenciations de mots comme fém. sauxd —
neutre saiixa. La paire x : x a. été incorporée à la corrélation
de mouillure qui existait déjà en polabe^.
11 y a aussi des exemples de phonologisation dans lesquels
le rapport A : B est celui de variantes stylistiques. Ces
variantes peuvent peu à peu se lexicaliser, c'est-à-dire que la
variante affective du phonème peut être fixée par des mots
qui sont la plupart du temps prononcés avec une nuance
émotionnelle : ces mots forment une couche stylistique parti-
(1) Voir J. Endzelin, Leltische Graminatik, Hcidelberg, 1923, § 89.
(2) Voir J. Endzelin, ibid., § 90.
(3) N. Troubetzkoy, Polabische Slndien, Wien, 1929, pp. 91 et suiv., 38 et
suiv., 123.
PHiNCU'ES ni: I'Honoi.ogik historique 323
culière dans le vorabulaire de la lanf^ue dont il s'agit. Ensuite
le caraclère aifectif s'eiî'ace peu à peu dans une partie de ces
mol s : la variante correspondante du phonème perd son
fomlemenl émoiionnel et est sentie <-omme un phonème
part icu lie f :
(Ex. 19) Meillct note dans le vocabulaire latin l'intro-
duction caractéristique d'un phénomène expressif, à savoir
la gémination des consonnes. Les consonnes géminées, qui
étaient étrangères au vocabulaire intellectuel de l'indo-
européen, représentent un phénomène habituel à l'intérieur
des mots à nuance affective. Elles furent fixées par ces mots,
et quand ils eurent perdu leur valeur sentimentale et se furent
neutralisés, les consonnes géminées furent conservées comme
phonèmes particuliers^.
De semblables exemples où une variante émotionnelle
d'un phonème se transforme en un phonème indépendant
sont relativement rares, mais une autre série de phénomènes
qui trouve un emploi étendu lui est apparentée. Lorsque la
langue emprunte des mots étrangers, elle les accommode
partiellement à son système de phonèmes et garde partiel-
lement les phonèmes de la langue étrangère. Des mots ayant
de tels phonèmes sont encore sentis comme des mots étran-
gers, comme une couche stylistique particulière. Mais ces
mots commencent parfois à entrer dans le vocabulaire général
et la langue s'enrichit ainsi de nouveaux phonèmes, dont le
caractère étranger n'est plus senti. Les phonèmes étrangers
que la langue s'approprie le plus aisément sont ceux qui
s'incorporent dans les corrélations déjà existantes.
(Ex. 20) Le russe comme les autres langues slaves a
emprunté un nombre considérable de mots étrangers con-
tenant le phonème /. Dans les cas où existe une tendance à
russifier complètement le mot emprunté ayant un /, ce / a été
remplacé par xv, x ou p. F était un indice du caractère étran-
ger et parfois il a été introduit par le peuple dans des mots
d'emprunts où il ne devrait avoir aucune place, par ex.
hnfdrka au lieu de kuxàrka «cuisinière », etc. Mais peu à peu
une partie des mots qui ont gardé / se sont assimilés aux mots
russes indigènes [funàr', lif. filin, Fédja, etc.) et l'archi-
(1) Esquisse d'une histoire de la langue laline, Paris, 1928, p. 166 et suiv,
324
R. JAKOBSON
phonème russe fondamental
nouveaux phonèmes :
V, V
V, V
f, f
s'est enrichi de deux
VI
A côté de la déphonologisation et de la phonologisation il
existe encore un groupe de mutations phonologiques, à savoir
la rephonologisation (ou revalorisation phonologique) : la
transformation d'une différence phonologique en une différence
phonologique hétérogène qui se trouve vis-à-vis du système
phonologique dans un autre rapport que la première. A et B
de même que Ai et Bj s'opposent phonologiquement, mais
la structure phonologique de ces oppositions est différente.
Dans cette réorganisation de la structure phonologique réside
la principale différence entre la rephonologisation et les cas
cités ci-dessus de changements phoniques extraphonolo-
giques (ex. 5. 6).
Il y a trois types de rephonologisation : I) La transformation
d'une paire de phonèmes corrélatifs en une disjonction ;
H) La transformation d'une disjonction en une paire de
phonèmes corrélatifs ; III) La transformation d'une paire
appartenant à une corrélation en une paire appartenant à une
autre corrélation. On doit toujours considérer s'il s'agit du
sort d'une seule paire de phonèmes corrélatifs (a) ou de la
corrélation en tant que telle (b).
I a. Une paire de phonèmes corrélatifs aboutit à une
disjonction (la corrélation est maintenue) :
(Ex. 21) En polonais ancien le r' mouillé est passé à une
chuintante r. Les autres paires de la corrélation de mouillure
ont été conservées.
(Ex. 22) Dans les aires méridionales des langues slaves
du Nord-Ouest et de l'Est g est devenu une spirante y de
même point d'articulation et son rapport avec k qui était
celui d'une paire corrélative est devenu celui d'une disjonc-
tion.
I b. Une paire de phonèmes corrélatifs aboutit à une disjonc-
tion (la corrélation est supprimée) :
PRINCIPES mi PHO.N'OLOGIE HISTORIQUE 325
(Ex. 23) En italique bh est passé à /, et de même chacune
des autres occlusives aspirées s'est changée en une spirante
simple, puis toutes ces résultantes se sont confondues en /,
sauf X qui aboutit à h.
(Ex. 24) En tchèque ancien la corrélation de mouillure
des consonnes a été supprimée. Les mouillées s', z' ont perdu
leur mouillure, la même chose est arrivée en certaines con-
ditions aux labiales mouillées, qui en d'autres conditions se
sont changées en des groupes «labiale non mouillée +j ». Les
oppositions entre les phonèmes t, d, n et les phonèmes
mouillés correspondants ont été rephonologisées : ces oppo-
sitions de phonèmes corrélatifs se changent en différences de
localisation disjointes entre les consonnes apicales et palatales
(comp. R. Jakobson, Vber die phonologischen Sprachbiinde,
TCLP IV, p. 236).
U a. Une disjonction aboutit à une paire de phonèmes
corrélatifs (la corrélation existait déjà auparavant) :
(Ex. 25) La palatale indo-européenne g aboutit en vieux-
slave à z, c'est-à-dire est devenue le correspondant sonore
du phonème s.
(Ex. 26) Le passage de g à y qui est propre à une partie
des langues slaves (comp. l'exemple 22) fournit au phonème a;,
qui était disjoint par rapport à g, un correspondant sonore.
Je ne connais d'exemples ni de la création d'une nouvelle
corrélation par une rephonologisation d'une paire disjointe
(II b) ni de cas dans lesquels une paire de phonèmes corré-
latifs se sépare d'une corrélation existante et s'annexe à une
autre corrélation, c'est-à-dire modifie sa marque de diffé-
renciation (III a).
III b. Une corrélation se change en une autre corrélation.
Les formes des mutations de ce genre sont très variées :
(Ex. 27) D'après la description de Meillet, tout un faisceau
de rephonologisations a modifié les corrélations des consonnes
arméniennes^. L'opposition indo-européenne entre con-
sonnes sonores aspirées et non aspirées a abouti à une opposi-
tion entre sonores et sourdes, les sonores aspirées aboutissant
à des sonores simples et les anciennes sonores simples à des
sourdes. L'opposition indo-européenne entre sourdes simples
(1) Voir A. Meillet, Esquisse d'une grammaire comparée de C arménien
classique, Vienne, 1903, p. 7 et suiv. et Les dialectes indo-européens, Paris, 1922,
chap. X, XI, XIII.
326 R. JAKOBSO.t
et aspirées a été remplacée par une difïérenciation des sourdes
aspirées en fortes et en faibles : les sourdes aspirées fortes
provenant des sourdes aspirées, les sourdes aspirées faibles
provenant des sourdes simples. Il est caractéristique que la
série marquée de la corrélation d'expiration (consonnes
aspirées) ait été remplacée par les séries marquées de nouvelles
corrélations (à savoir les consonnes sonores et fortes).
(Ex. 28) Il y a des dialectes polonais dans lesquels a et à
s'opposent l'un à l'autre et il y a d'autres dialectes polonais
dans lesquels cette opposition est remplacée par une autre, à
savoir à-a^. Cette modification d"ime seule paire de phonèmes
corrélatifs siornifie un changement dans la particularité
différenciât i\e de la corrélation tout entière : dans le premier
cas il existe une corrélation de voyelles arrondies et non-
arrondies, dans le second cas une corrélation de voyelles
postérieures et antérieures 'eomp. R. Jakobson, Vber die
phonologi!<chcn Blinde. TCLP. l\ . p. 235). Toutes les autres
oppositions de la corrélation répondent aux deux interpréta-
tions : e-o. e-o. i-u. Dans ces paires un des termes s'oppose
phonétiquement à l'autre, comme une voyelle non-arrondie
à une voyelle arrondie, et en même temps comme une
^'oyelle antérieure à une voyelle postérieure^.
Il faut séparer des rephonologisations dont il vient d'être
question les cas de fusion de deux corrélations existantes,
c'est-à-dire les cas où toutes les paires existantes d'une
corrélation finissent par coïncider avec les paires existantes
d'une autre corrélation, ce qui est une variété de déphono-
logisation :
(Ex. 29) En proto-tchèque l'opposition entre les voyelles
longues montantes et les voyelles longues descendantes est
transformée en une opposition entre voyelles longues et brèves.
Les voyelles à intonation descendante ont été identifiées
avec les voyelles brèves (déphonologisation). Il est carac-
téristique que la série non marquée de la corrélation tonique
soit confondue avec la série également non marquée de la
corrélation de quantité.
(1) Voir K. Xitsch, Dyalekly jçzyka polskiego, Eni ykiop dya PoL-ka, t. III,
Dzial III, Czesc II, p. 2G4.
(2) Cet exemple est instructif également à un autre point de vue. Par ex. la
paire i-u est restée immodifiée (A i= A, B i= B et les conditions d'existence
des deux phonèmes ne se sont pas modifiées. Néanmoins le remplacement de
la paire a-à par la paire a-a sullit pour amener, en raison des lois de structure
du système, une rephonologisation de toutes les autres paires.
PKI.NClPi:S DE PHONOLOGIF. HISTOHIQUE 327
Vif
// y a des (•liaiigcnienla phoniques qui modifient non pas
rinrcntdirc. des phonèmes d'une luiujue, mais seulement son
inventaire des f/roupes de phonèmes. (<omme la strucl me j)li(ni(»-
logique de la langue n'est pas caractérisée seulement par le
répertoire des phonèmes, mais aussi par le répertoire des
groupes de phonèmes, un changement phonique qui modifie
les groupes de phonèmes admis dans une langue donnée cons-
titue un fait phonologique au même titre que les modifi-
cations dans l'inventaire des phonèmes. Ce sont deux espèces
différentes de mutations phonologiques :
(Ex. 30) Dans quelques dialectes grands-russes le
groupe «é+consonne mouillée » s'est transformé en un groupe
« l'+consonne mouillée ». De cette manière le rapport entre
le groupe susdit et l'ancien groupe « î+consonne mouillée »
est déphonologisé ; le rapport entre l'ancien groupe né~{-
consonue mouillée» et par ex. «ô+consonne mouillée» est
rephonologisé et le rapport entre deux variantes combina-
toires du phonème é (l'une fermée devant les consonnes
mouillées, et l'autre ouverte dans les autres positions) est
phonologisé. Le répertoire des phonèmes ne s'est pas iiiodiiiè,
mais un groupe de phonèmes a été perdu par la langue.
Si les mutations des groupes de phonèmes ne modifient
pas par elles-mêmes le système des phonèmes, elles se mani-
festent par eontre dans le fonctionnement des phonèmes.
La fréquence d'emploi des divers phonèmes est changée et
éventuellement aussi le degré de leur rendement :
(Ex. 31) La mutation considérée dans l'exemple 30 repré-
sente une élévation de la fréquence du phonème i et une
diminution correspondante de la fréquence du phonème é.
Le rendement fonctionnel de la différence phonologique ê-i
s'amoindrit, car ces phonèmes pouvaient anciennement être
opposés l'un à l'autre, indépendamment de ce qui les suivait,
et ils ne peuvent l'être après la mutation que dans le cas
oij aucune consonne mouillée ne les suit. Mais é apparaît
dans cette position d'une façon relativement rare : é étant
passé à ô avant les consonnes non mouillées, tandis qu'en
finale é a donné partiellement o, partiellement à : é non suivi
d'une consonne mouillée n'apparaît dans ces dialectes que
comme l'aboutissement de la diphtongue ie («jat'»).
Ce serait une dangereuse simplification de surestimer le
328 R. JAKOBSON
rôle du facteur statistique dans l'évolution linguistique, mais
nous ne devons pas non plus oublier que la loi Hégélienne du
passage de la quantité à la qualité y contribue. La médiocre
fréquence et le faible rendement fonctionnel d'une différence
phonologique favorise naturellement sa perte :
(Ex. 32) Dans le dialecte serbe que reflète la grammaire
de Brlic, l'opposition des deux qualités d'accent sur une
syllabe brève n'était possible que dans la syllabe initiale
après une pause (comp. R. Jakobson, Die Belonung und
ihre Rolle in der Wori- und Syntagmaphonologie, TCLP IV,
p. 176). L'étroitesse du champ d'emploi aidait sans aucun
doute à la suppression de cette opposition ; dès qu'une telle
suppression a eu lieu, elle a ser\-i à mettre en branle une vaste
évolution accentuelle dans maints dialectes serbes.
VIII
Tous les cas de mutations phonologiques que nous avons
examinés ci-dessus sont caractérisés par un trait commun :
Tous les termes de ces mutations sont égaux quant à leur
étendue. Si A et B sont quant à leur étendue des phonèmes.
Al et Bj le sont aussi ; si A et B sont des groupes de phonèmes,
Al et Bj sont des groupes de la même étendue. Mais il n'est
pas de moindre importance au point de vue de la phonologie
historique qu'il existe des mutations dans lesquelles la résul-
tante Al n'est pas semblable, quant à son étendue phono-
logique, à son prototype A.
I. Un phonème se scinde en un groupe de phonèmes. Par
conséquent la différence de deux phonèmes se change en une
différence entre un groupe de phonèmes et un phonème
(rephonologisation) :
(Ex. 33) Le phonème long ie {= a jat'))Iong) se change dans
une partie des dialectes serbo-croates en un groupe dissylla-
bique de deux phonèmes i^e. A la place de la disjonction
(e-i, etc., apparaît une opposition entre le groupe de pho-
nèmes « l'H-e » et le phonème i, etc.
(Ex. 34) En ukrainien les labiales mouillées se sont chan-
gées avant a en groupes « labiale +j »; p' : p (paire de pho-
nèmes corrélatifs) >p/ : p (rapport entre un groupe de pho-
nèmes et un phonème) ', p' '- j (disjonction) >/)/ : /.
La différence entre un phonème et un groupe de phonèmes
PRINCIPES DE PHONOLOGIE HISTORIQUE 329
peut se changer en une identité de deux groupes de phonèmes
(déphonologisation) :
(Ex. 35) En ukrainien le groupe pj \enant de />' (comp.
ex, 35) s'est confondu avec le groupe ancien «p+/». On
comparera par ex. pjat' [Kp'at') et pjanijj (avec pj ancien).
Il peut se produire une transformation d'une variation
combinatoire en une diiférence significative entre un groupe
de phonèmes et un phonème (phonologisation ) :
(Ex. 36) /)' devant i et p' devant a (comp. ex. 34) étaient
primitivement en ukrainien des variantes combinatoires d'un
seul et même phonème p' (le degré de mouillure étant difïérent
selon la voyelle suivante). Avec le passage de p' devant a à
pj le rapport entre les deux variantes se phonologise.
II. Un groupe de phonèmes se transforme en un phonème.
Il y a deux possibilités :
a) Le résultat de la transformation produit un phonème
qui existait déjà dans le système :
(Ex. 37) Dans les langues slaves de l'Est et du Sud-(3uest
le groupe dl a abouti à /. Ce résultat est identique à un des
phonèmes du groupe primitif. D'un côté il y a ici une dépho-
nologisation, à savoir dl : l^l : /, et d'un autre côté une repho-
nologisation, à savoir dl : n^l : n, etc.
(Ex. 38) En latin dir est devenu b à l'initiale. La résultante
n'est identique à aucun des phonèmes du groupe primitif.
Le rapport de dw à b est déphonologisé, et le rapport avec
les autres phonèmes est rephonologisé.
b) Le résultat de la transformation constitue un phonème
qui était jusqu'alors inconnu dans le système :
(Ex. 39) En serbo-croate les groupes tj, dj sont passés à
c. â (occlusives palatales). Ce processus caractérise une
rephonologisation du rapport entre tj, dj et tous les phonèmes
existant dans la langue.
(Ex. 40) En kirghiz, après la confusion des anciennes
voyelles longues et brèves, il s'est formé de nouvelles longues
par une contraction de deux syllabes, par ex. dans ër « selle »
(se différenciant de er « homme ») : comp. uzbek egœr « selle » ;
ou bien par ex. kirghiz tô « montagne » pro\'enant de ''îaiu
{*ta}j)'^. Une contraction de groupes de phonèmes a produit
ici une nouvelle corrélation des phonèmes.
(1) Polivaiiov, Vrpilenie v jazijkoznanie, Loiiingrad, 1928, p. 196.
330 R. JAKOBSON
(Ex. 41) La transformation française des groupes de
phonèmes « voyelle + n » en voyelles nasales a introduit dans
le système phonologique une corrélation de nasalité des
voyelles.
(Ex. 42) Dans certains dialectes chinois une transfor-
mation des groupes « voyelle -focclusive » en voyelles avec
coup de glotte (d'après la terminologie chinoise : cinquième
ton des voyelles) a produit une corrélation d'accent glottal.
Les nombreuses mutations du type d/>/ (comp. ex. 37)
représentent une réduction d'un groupe de phonèmes à un
phonème. La transformation d'un phonème en un zéro
phonique peut être limitée à des groupes de phonèmes
déterminés, mais il peut aussi être général. C'est un cas
particulier du même type de mutation : n'importe quel groupe
de phonèmes perd le phonème en question :
(Ex. 43) Certains dialectes serbo-croates perdent le phonème
laryngal h (issu du x vieux-slave) ; il disparaît en toutes
positions. C'est un cas particulier de la tendance qui se
manifeste dans ces dialectes à répartir toutes les bruyantes
en paires de sonore et de sourde.
Le phénomène inverse n'existe évidemment pas, c'est-
à-dire qu'un zéro phonique ne peut pas, en toutes circons-
tances, se changer en un phonème.
IX
Lorsqu'on découvre l'existence de plusieurs mutations qui
se sont produites en même temps, on doit soumettre à l'analyse
tout le faisceau de ces mutations comme un tout. La con-
nexion existant entre ces mutations n'est pas due au hasard :
elles sont intimement liées entre elles. Les lois qui président
à leurs rapports réciproques doivent être mises en lumière.
L'une de ces lois, très féconde pour l'élaboration des principes
de la phonologie historique a été établie par Polivanov : les
phonologisations « ne s'accomplissent jamais sans être accom-
pagnées d'une autre innovation » ; « dans une masse prodi-
gieuse de cas la divergence ( = phonologisation) est accom-
pagnée d'une quelconque convergence (= déphonologisation)
et se trouve dictée par elle »^. Il s'agit ici de la phonologisation
de variantes combinatoires et en ce sens la loi est juste sans
(1) Faklory...,i>. 38.
PRINCIPES DE PHONOLOGIE HISTORIQUE 331
exception (comp. ci-dessus, p. o'21, i:^ V). Une telle combinaison
de la phonologisation et de la déphonologisation peut être
considérée au point de vue des mutations des groupes de
phoncmes comme une rephonologisalion. Une difTérenrc est
remplacée par une autre différence et ce complexe de mutations
ne se distingue de la rephonologisation que d'une seule
manière : dans la rephonologisation des phonèmes les supports
de la différence phonologique restent les représentants des
mêmes phonèmes qui avant la mutation s'opposaient phono-
logiquement. Par contre dans une « rephonologisation de
groupes de phonèmes » le fait de la différence des groupes de
phonèmes demeure, mais la fonction de différencier passe de
certains phonèmes à d'autres, par ex. aux phonèmes voisins
des mêmes groupes de phonèmes :
(Ex. 44) Dans certains dialectes chinois les consonnes
sonores et les consonnes sourdes sont confondues. La corré-
lation vocale des consonnes est remplacée par la corrélation
de registre des voyelles suivantes : le ton bas de la voyelle
se substitue au caractère sonore de la consonne précédente,
le ton élevé correspond au contraire au caractère sourd de la
consonne en question^. La différence de registre, d'abord
variation combinatoire est devenue une propriété de corré-
lation.
(Ex. 45) Dans les dialectes ukrainiens du Nord-Ouest aux-
quels remonte le parler de la paroisse de Kornicy de l'ancien
gouvernement de Sedlec^, le phonème à se présentait après
les consonnes mouillées comme une diphtongue ia (variante
combinatoire). La perte ultérieure de la mouillure de r rendait
l'opposition ia-a phonologique après r et par suite ia devient
un phonème indépendant. Le schéma de cette mutation sera
en transcription phonologique :
r'd : rd^ria : rà^
(1) Voir B. Karlgren, Études sur la phonologie chinoise, Slockholm, 1915,
chap. 14, 16.
(2) Voir N". Janôuk, Kornickij govor b. Konslaniinovskogo ujezda Sedleckoj
gub., Trudy post. komissii po dialektologii russkogo jazyka, IX, p. 13 et suiv.
(3) Comp. aussi les ex. 16-18, qui sont des cas typiques de rephonologisation
des groupes de phonèmes. C'est ainsi que dans l'exemple 16 le rapport i : ai est
déphonologisé, que dans l'exemple 17 li : 10'>V0 : 10, etc. (O = zéro phonique).
332 R. JAKOBSON
Au contraire de la phonologisation des variantes combi-
natoires, la phonologisation des variantes stylistiques n'est
pas liée à une déphonologisation (voir ex. 19, 20). En autres
termes il n'existe pas, dans le cadre d'un système appartenant
à un seul style de langage, de phonologisations qui ne soient pas
compensées par des déphonologisations. La tendance à multi-
plier les différences phonologiques est étrangère à un « dialecte
fonctionnel particulier » ; une telle phonologisation isolée
n'est possible que comme un résultat de la réaction réciproque
de deux dialectes fonctionnels (de deux styles de langage)
différents. La phonologisation d'une différence phonique est
ici compensée par la perte de sa valeur stylistique. Il se
produit ici une permutation des fonctions.
A ce qu'il paraît la déphonologisation, elle aussi, est souvent
fondée sur la permutation des fonctions, en particulier dans
les cas où la déphonologisation n'est liée à aucune autre
mutation. La déphonologisation peut être une généralisation
d'un phénomène qui, primitivement, constituait une parti-
cularité spécifique d'un style de langage particulier, par ex.
du discours négligé et hâtif. Un phénomène qui signalise un
style de langage déterminé, une nuance oratoire particulière-
ment émotionnelle, peut être ensuite transporté dans une
façon de parler qui ne comporte pas cette nuance, et se
transforme ainsi en une espèce de norme linguistique :
(Ex. 46) Comme l'attestent les grammairiens russes du
xviii^ siècle les milieux instruits de Moscou conservaient
encore dans leur parler la diphtongue i^ (« jat' ») comme un
phonème particulier, mais dans le discours négligé et pressé
il se confondait déjà avec é. Les dialectologues observent un
phénomène semblable : un effacement des limites entre ie
et é, uo et à en des façons de parler « allegro » dans des parlers
grands-russes qui conservent en principe la différence entre
ces phonèmes^. C'est la première étape d'une perte de diffé-
renciation ; la seconde étape serait le déplacement des rapports
entre le style de langage négligé et le style soigné.
(Ex. 47) La confusion de e atone et de i atone qui se
produit sous nos yeux dans le dialecte de Moscou ne s'est
(1) Voir N. Durnovo, Dialeklologiéeskija razijskanija v oblasti velikoritsskich
govorov, t. I, 2« liv., 1918, p. 53 et suiv.
PRINCIPES DE PHONOLOGIE HISTORIQUE 333
réalisée d'abord que dans le discours délibéré et négligé. La
différence entre les deux phonèmes fut encore sentie comme
norme, mais la génération suivante a généralisé comme
norme de langage le style « allegro » du vocalisme inaccentué^.
Si l'on met à part les rapports réciproques des divers
styles de langage, on s'aperçoit que la tendance non seulement
à la multiplication, mais aussi à la diminution des différences
pfionologiques est étrangère à la langue. Dans le cadre d'un
dialecte fonctionnel isolé, on ne peut parler ni de l'accroissement
ni de la réduction d'un système phonologique, mais seulement
de remaniement, c'est-à-dire de sa rephonologisation.
V
XI
Nous avons déjà indiqué que c'est seulement au moyen de
la « méthode intégrale » qu'il est possible de décrire un
changement phonique. On doit rechercher quelles sont les
différences phonologiques qui ont subi une modification,
quelles sont celles qpi sont restées immodifiées et de quelle
manière le rendement et l'utilisation de toutes ces différences
ont été changés. En outre il faut considérer le changement
phonique dans ses rapports avec les systèmes phoniques de
différentes fonctions. Mais la description des mutations
n'épuise pas encore la phonologie historique. Nous nous trou-
vons devant la tâche qui consiste à interpréter les mutations.
La description fournit des données sur deux situations
linguistiques : avant et après la mutation et nous permet
de poser la question de la direction et du sens de la mutation.
Dès que cette question est posée, nous passons du terrain
de la diachronie à celui de la synchronie. La mutation peut
être objet de recherche synchronique au même titre que les
éléments linguistiques invariables. Ce serait une faute grave
de considérer la statique et la synchronie comme des syno-
nymes. La coupe statique est une fiction : ce n'est qu'un
procédé scientifique de secours, ce n'est pas un mode parti-
culier de l'être. Nous pouvons considérer la perception
d'un film non seulement diachroniquement, mais aussi syn-
chroniquement : toutefois l'aspect synchronique d'un film
n'est pas identique à une image isolée extraite du film. La
(1) Dans les Remarques sur révolution phonologique du russe (Prague, 1929,
p. 48 et suiv.) j'interprète la chute des « semi-voyelles faibles » du slave comme
une généralisation du style de langage négligé.
334 R. JAKOBSON
perception du mouvement est présente aussi dans l'aspect
synchronique. Il en va de même pour la langue.
Le travail de Ferd. de Saussure nous épargne de prouver que
considérer la langue au point de vue s\-nchronique est un
mode de connaissance téléologique. Quand nous considérons
une mutation linguistique dans le contexte de la synchronie
linguistique, nous V introduisons dans la sphère des problèmes
téléologiques. Il s'en suit nécessairement que le problème de
la finalité s'applique à une chaîne de mutations successives,
c'est-à-dire à la linguistique diachronique. C'est à proprement
parler l'aboutissement logique du chemin dans lequel sont
entrés il y a quelques décades les néogrammairiens, dans la
mesure où ils ont fait les premiers efïorts pour émanciper la
linçruistique de la méthodologie qui régnait de leur temps
dans les sciences naturelles darwinisme;.
Si une rupture de l'équilibre du système précède une
mutation donnée, et qu'il résulte de cette mutation une
suppression du déséquilibre, nous n'avons aucune peine à
découvrir la fonction de cette mutation : sa tâche eât de
rétablir l'équilibre. Cependant quand une mutation rétablit
l'équilibre en un point du système, elle peut rompre l'équilibre
en d'autres points et par suite provoquer la nécessité d'une
nouvelle mutation. Ainsi se produit souvent toute une chaîne
de mutations stabilisatrices :
{Ex. 48) La chute des « semi-voyelles (jers) faibles » dans
les langues slaves a amené une corrélation de mouillure des
consonnes. Toutes les langues slaves font voir une tendance
à désunir la corrélation de mouillure des consonnes et la
corrélation mélodique des voyelles, en supprimant l'une des
deux oppositions. Les langues slaves qui ont supprimé la
corrélation mélodique (c'est-à-dire l'opposition de l'intonation
montante et descendante) au profit de la corrélation de
mouillure ont été placées devant l'alternative de renoncer,
soit aux différences autonomes de quantité vocalique, soit
à l'accent indépendant, car ces deux corrélations sont presque
toujours incompatibles dans une langue dépourvue de corré-
lation mélodique^. Certaines langues slaves ont pris le premier
chemin. Certaines autres le second 2.
Mais ce serait une faute de limiter l'esprit de chaque
(1) Noie du traducteur : voir la note de la p. 215 ci-dessus.
(2) J'ai décrit plus à fond ce cycle de phénomènes dans Remarques sur
révolution phonologique du russe, TCLP II (Prague, 1929).
PRINCIPES DE PnONOLOGlE HISTORIQUE 335
mutation phonologique au rétablissement de l'équilibre. Si le
système phonologique de la langue inLellectuelle lend en
efîet normalement à l'équilibre, en contre-partie la rupture
de l'équilibre forme un élément constitutif de la langue
émotionnelle et de la langue poétique. C'est pourquoi la
description phonologique statique pèche le moins contre la
réalité dans les cas où l'objet de cette dcscriplion est un
système de langue intellectuelle.
La caitacité expressive du discours a/'feclif est obtenue
par une large exploitation des différences phoniques extrapho-
nologiques existant dans la langue en question, mais au plus
haut degré de l'afïeclivilé le discours a besoin de procédés
plus eilîcaces, et ne s'arrête même pas devant la déformation
de la structure phonologique ; par ex. divers phonèmes se
confondent, phoiièines dont l'articulation est modifiée en
vue de surinontor l'automatisme du discours indifférent ;
l'emphase va jusqu'à la violation des corrélations prosodiques
existantes ; certains phonèmes sont « avalés » en vertu de
l'accélération du rythme. Tout cela est favorisé par le fait
que dans le langage affectif la représentation cède le pas
à l'expression et que par là la valeur phonologique de
certaines diiîérences phonologiques s'atténue. La fonction
poétique pousse la langue à surmonter l'automatisme et
l'imperceptibilité du mot — et cela va également jusqu'à des
déplacements dans la structure phonologique.
(Ex. 49) B. Miletic remarque qu'en stokave sous l'influence
de l'emphase l'intonation « descendante » des voyelles brèves
s'est changée en une intonation « montante ))^.
(Ex. 50) Parfois l'effacement des différences phonologiques
sert à satisfaire des besoins esthétiques ; par ex. le dialecte
russe de Kolyma est caractérisé par la tendance à remplacer
les phonèmes r, /, et en particulier r\ V mouillés par le pho-
nème /. Cette prononciation est désignée là-bas par le terme
de sladixoglasie « parler mielleux » et l'enquêteur pense que la
plus grande partie de la population peut bien articuler sans
faute r', /', etc., mais pense qu'une telle prononciation est
laide ^.
Les différentes fonctions de la langue sont étroitement liées
(1) O srbo-chrvatskych intonacich v nâfeèi stokavském, Prague, 1926,
13-14,20.
(2) V. Bogoraz : Oblaslnoj slovar' holijmslcago riisslcago narécija, SI', otd. rus.
jaz. i slov. lAN LXVIII, n" 4, p. 7.
336 U. JAKOBSON
et la permutation des fondions est permanente. L'esprit de
l'équilibre et la tendance simultanée vers sa rupture consti-
tuent des propriétés indispensables du tout qu'est la langue.
La liaison de la statique et de la dynamique est une des
antinomies dialectiques les plus fondamentales qui déter-
minent l'idée de langue. On ne peut concevoir la dialectique
du développement linguistique sans se reporter à cette
antinomie. Les tentatives pour identifier la synchronie, la
statique et le domaine d'application de la téléologie d'une
part, et d'autre part la diachronie, la dynamique et la sphère
de la causalité mécanique rétrécissent illégitimement le cadre
de la synchronie, font de la linguistique historique un agglo-
mérat de faits dépareillés et créent l'illusion superficielle et
nuisible d'un abîme entre les problèmes de la synchronie et
de la diachronie.
II
RÉFLEXIONS SUR LA MORPHONOLOGIE ^
par N. S. Troi BETZKOY
Par morphophonologie ou morphonologie nous entendons,
on le sait, l'étude de l'emploi en morphologie des moyens
phonologiques d'une langue. Jusqu'à maintenant la morpho-
nologie était en Europe le chapitre le plus souvent négligé
de la grammaire. Si l'on compare à ce point de vue les ensei-
gnements des anciens Grecs et des Romains avec les doctrines
des grammairiens hébreux, arabes, et en particulier des
anciens grammairiens de l'Inde, ce qui frappe c'est la façon
défectueuse dont l'antiquité classique et le moyen âge euro-
péen ont compris les problèmes morphonologiques. Mais
même à l'époque moderne cet état de choses s'est au fond à
peine modifié. La sémitistique moderne a simplement accepté
les doctrines morphonologiques des grammairiens arabes et
hébreux sans les adapter à un point de vue scientifique
moderne. Les indo-européanistes acceptent les enseignements
morphonologiques des Indiens comme base d'une morphono-
logie de la langue commune indo-européenne, ils construisent
solidement cette morphonologie et il en résulte ce qu'on
appelle le système de dérivation indo-européen et toute la
doctrine des racines et des suffixes indo-européens. Mais si
nous considérons les résultats de la grammaire comparée
moderne des langues indo-européennes, nous voyons que la
véritable essence d'une conception morphonologique leur
manque complètement : les racines (ou « bases ») et les suffixes
prennent le caractère d'êtres métaphysiques, l'apophonie
devient une sorte d'opération magique. Ce qui est caracté-
(1) TCLP. IV (1931), pp. 160-163.
13
338 N. s. TROUBETZKOT
ristique en tout cas c'est le manque de liaison avec une langue
vivante. Théorie des racines, système d'apophonie, etc., ne
semblent possibles et n'avoir été nécessaires que dans une
langue primitive hypothétique : dans les langues historique-
ment attestées il n'en existe que des restes et ils ont été si
remaniés par le développement ultérieur qu'il ne peut plus
être question d'un système. Ce point de vue qui pour Schlei-
cher, avec sa distinction de principe entre la période primi-
tive de construction de la langue et la période historique de
destruction Unguistique. était tout à fait légitime, est encore
aujourd'hui soutenu inconsciemment par la plupart des
indo-européanistes, quoique les bases théoriques qu'il suppose
soient rejetées par tous. Les rapports apophoniques et les
différents types de mutations phoniques dans les diverses
langues indo-européennes sont toujours présentés d'un point
de vue historique, tous les types existants de mutations pho-
niques étant ramenés à leur source historique, abstraction
faite de leur valeur présente. Comme les faits morphonologi-
ques sont considérés comme équivalents, qu'ils soient produc-
tifs ou improductifs, et comme leur fonction n'est pas prise en
considération, le système que forment ces faits ne peut naturel-
lement être reconnu. Que la morphonologie forme une
branche particulière et indépendante de la grammaire, non
seulement pour la langue commune, mais aussi pour chaque
langue particulière, cela les indo-européanistes n'ont jamais
voulu le reconnaître : on a conçu la morphonologie comme le
résultat d'un compromis ou d'une action réciproque de
l'histoire des sons et de l'histoire des formes, et par conséquent
on a traité une partie des phénomènes morphonologiques
dans la phonétique et une autre dans la morphologie.
Un tel état de choses ne peut pas être admis plus longtemps.
Comme terme de liaison entre la phonologie et la morphologie,
la morphonologie doit prendre la place d'honneur qui lui
revient dans la grammaire, non pas seulement dans les gram-
maires des langues indo-européennes et sémitiques, mais
dans toute grammaire. Seules les langues qui ne possèdent pas
de morphologie au sens propre du terme peuvent être privées
de morphonologie, mais dans de telles langues certains chapi-
tres qui appartiennent d'habitude à la morphonologie (par
ex. la structure phonologique des morphèmes) sont transposés
dans la phonologie.
Une morphonologie complètement développée comporte
trois parties : 1° l'étude de la structure phonologique des
RÉFLEXIONS SUR LA MORPHONOLOGIE 339
morphèmes ; 2° l'étude des modifications phoniques combina-
toires que les morphèmes subissent dans les groupes de
morphèmes ; 3° l'étude des séries de mutations phoniques
qui remplissent une fonction morphologique.
De ces trois parties seule la première vaut pour toutes les
langues. Dans toutes les langues qui distinguent différentes
catégories de morphèmes, les divers types de morphèmes
possèdent des marques phoniques spéciales, qui sont diffé-
rentes dans chaque langue. En particulier les morphèmes-
racines présentent des types de structure variés. On sait que
les morphèmes-racines nominaux et verbaux des langues
sémitiques consistent généralement en trois consonnes, tandis
que pour les racines pronominales ces limitations ne valent
pas. Mais des règles de ce genre se laissent aussi poser pour
d'autres langues non sémitiques. Dans certaines langues du
Caucase oriental par ex. les morphèmes-racines verbaux et
pronominaux consistent toujours en une consonne, tandis que
pour les morphèmes-racines nominaux ces limitations ne
valent pas. Même dans les langues indo-européennes on trouve
des règles semblables. Dans les langues slaves les morphèmes-
racines qui consistent en une seule consonne ne se trouvent
que dans les racines pronominales ; des morphèmes-racines
ne consistant qu'en une voyelle sans consonne n'apparaissent
généralement pas dans les langues slaves d'aujourd'hui, si
l'on met à part des traces comme u dans polonais obuc;
en russe les morphèmes-racines nominaux et pronominaux
doivent présenter une consonne en finale, etc. Également
d'autres types de morphèmes (morphèmes-terminaisons,
morphèmes-préfixes, morphèmes-suiïîxes, etc.) présentent
dans chaque langue un nombre limité de types possibles de
structure phonique. C'est la tâche de la morphonologie
d'établir les types de structure phonique des différentes sortes
de morphèmes^.
L'étude des modifications phoniques combinatoires des
morphèmes, modifications conditionnées par les groupements
de morphèmes, correspond à ce que dans la grammaire
sanscrite on appelle « sandhi interne ». Cette partie de la
morphonologie n'a pas pour toutes les langues la même
(1) En ce qui concerne les langues sans types de morphèmes difTérenciés
(comme par ex. le chinois), il faut établir pour elles les types de mots phonique-
ment possibles, mais cela doit être fait non pas dans la mor[)honologie, mais
dans un chapitre particulier de la phonologie.
340 N. s. TROUBETZKOY
importance : dans certaines langues agglutinantes elle cons-
titue (en même temps que l'étude de la structure phonique
des morphèmes dont il vient d'être question) toute la morpho-
nologie ; dans certaines autres, elle ne joue par contre aucun
rôle.
Muiatis muîandis on peut dire également la même chose
pour la troisième section de la morphonologie, à savoir
l'étude des séries de mutations phoniques remplissant une
fonction morphologique.
Très importante, en particulier pour cette partie de la
morphonologie, est la stricte distinction entre phénomènes
productifs et phénomènes improductifs — et en outre la
spécialisation de fonction des différentes séries de mutations.
L'examen de la morphonologie de la langue russe montre
par ex. que dans cette langue les séries de mutations phoniques
ne sont pas les mêmes dans les formes nominales que dans
les formes verbales et qu'en outre il existe une grande diffé-
rence entre les séries de mutations phoniques employées
pour la morphologie paradigmatique et celles qui sont
employées pour la morphologie dérivative. De semblables
rapports existent dans beaucoup d'autres langues.
La modification de l'aspect phonique des morphèmes ne
joue pas seulement un rôle dans les langues dites à flexion
(par ex. dans les langues indo-européennes, sémitiques, cauca-
siques orientales, etc.). Il nous suffira d'indiquer que les
langues ougriennes emploient morphologiquement les chan-
gements qualitatifs et quantitatifs des voyelles, et que les
langues finnoises emploient de la même façon les mutations
consonantiques. D'autre part il n'y a aucun doute que dans
beaucoup de langues les morphèmes sont phoniquement
inaltérés : pour de telles langues cette troisième partie de la
morphonologie tombe naturellement.
La morphonologie est donc une partie de la grammaire qui
joue un rôle important dans presque toutes les langues, mais
qui n'a encore été étudiée dans presque aucune langue. L'étude
de la morphonologie approfondira d'une façon notable la
connaissance des langues. Il faut souligner en particulier
l'importance de cette branche de la grammaire pour la
typologie des langues. La vieille classification typologique
des langues en isolantes, incorporantes (ou polysynthétiques),
agglutinantes et flexionnelles est à beaucoup d'égards peu
satisfaisante. La morphonologie, qui, comme on Fa déjà dit,
est un terme de liaison entre la phonologie et la morphologie,
I
RÉFLEXIONS SUR LA MORl'HONOLOGIE 341
est déjà par cette position centrale dans le système gramma-
tical appelée la plupart du temps à fournir une caractéristique
large du type propre à chaque langue ; peut-être ces types
de langues fondés sur un point de vue morphonologiquc
faciliteront-ils l'établissement d'une classification typologique
rationnelle des langues du monde.
III
PHONOLOGIE ET GÉOGRAPHIE LINGUISTIQUE ^
par N. S. Troubetzkoy
I
Les différences phoniques existant entre deux dialectes
peuvent être de trois sortes : elles peuvent concerner le
système phonologique, ou bien la réalisation phonétique des
divers phonèmes, ou encore la répartition étymologique des
phonèmes dans les mots. D'après cela nous parlerons de
différences dialectales phonotogiques, phonétiques et étymo-
logiques.
Les différences dialectales phonologiques se divisent à leur
tour en différences d'inventaire et en différences de fonction.
Il existe une différence phonologique d'inventaire quand un
dialecte possède un phonème qui est inconnu d'un autre
dialecte. Il existe une différence phonologique de fonction
quand un phonème apparaît dans un dialecte en une position
phonologique où il n'apparaît pas dans un autre dialecte.
Une différence phonologique d'inventaire existe par ex.
entre le grand-russe septentrional et le grand-russe méridional,
le grand-russe septentrional possédant quatre phonèmes
vocaliques inaccentués (ou réduits) û, ô, à, ï, tandis que le
grand-russe méridional n'a que les trois phonèmes vocaliques
inaccentués «, d, ï et ne connaît pas un ô inaccentué. Une
différence phonologique de fonction existe par ex. entre
divers dialectes du grand-russe méridional et moyen, parmi
lesquels les uns n'admettent le phonème à qu'après consonne
dure (c'est-à-dire non palatalisée), tandis que les autres
l'admettent aussi bien après consonne dure qu'après consonne
molle (c'est-à-dire palatalisée) ; dans ce deuxième groupe
(1) TCLP, IV (1931), pp. 228-234.
344 N. s. TROUBETZKOY
existe à son tour une différence phonologique de fonction
entre les dialectes où le à inaccentué après consonne molle
ne peut apparaître qu'avant une consonne dure (type v'àdu-
v'id'os) et ceux qui ne connaissent pas cette limitation (type
v'àdu-v'àd'os), etc.
Les différences phonétiques peuvent être absolues, si elles
concernent la prononciation d'un phonème en toutes positions,
ou limitées (autrement dit combinatoires) si elles n'appa-
raissent qu'en certaines positions. Une différence phonétique
absolue existe par ex. entre les dialectes polonais qui pro-
noncent / comme / (/ reporté un peu vers l'arrière) et ceux qui
prononcent / comme u ; une différence phonétique combina-
toire existe par ex. entre les dialectes polonais méridionaux
où / est palatalisé devant i (Vis w las) et les dialectes septen-
trionaux où / ne subit en cette position aucune modification
(lis (\i las) .
On peut également dans les différences phoniques étymolo-
giques distinguer deux types. Il y a des différences phoniques
ét^^nologiques qui se trouvent en liaison avec des difïérences
phonologiques de fonction : c'est-à-dire que si dans un
dialecte la fonction d'un phonème déterminé est limitée en
comparaison d'un autre dialecte, cela se produit habituelle-
ment au bénéfice d'un autre phonème plus employé (dans
les positions où le premier phonème ne peut pas se trouver),
ce par quoi la limitation de fonction du premier phonème se
trouve pour ainsi dire compensée. Dans de tels cas on peut
parler de difïérences étymologiques compensatoires. Mais
dans d'autres cas où les difïérences étymologiques ne sont
liées à aucune difïérence de fonction, on peut les appeler des
différences étymologiques libres. Comme exemple d'une difïé-
rence étymologique compensatoire, on pourrait alléguer le
rapport existant entre les dialectes blancs-russes occidentaux
et orientaux : tandis qu'en blanc-russe occidental le à bref
inaccentué apparaît en toute position, il ne peut pas se trouver
en blanc-russe oriental avant une syllabe ayant un à accentué,
et dans les mots qui en blanc-russe occidental présentent un à
dans la position susdite, leblanc-russe oriental a habituellement
un ï. Comme exemple d'une difïérence étymologique libre,
on peut alléguer les dialectes de Petite Pologne, dont les uns
ont fait passer le « é rétréci » de l'ancien polonais à i et les
autres (par ex. le dialecte de la principauté de Lowicz) à e :
si l'on compare ces dialectes les uns aux autres et si l'on fait
abstraction de toute explication historique, on peut seulement
PHONOLOGIE ET GEOGRAPHIE LINGUISTIQUE 345
préciser que dans quelques mots, là où les dialectes du premier
groupe présentent le phonème i, ceux du deuxième groupe
présentent le phonème e, sans que ce phénomène soit lié à
aucune position phonique déterminée.
II
Jusqu'à maintenant la dialectologie opérait toujours avec
des concepts diachroniques et par conséquent concevait toute
diiïérence phonique comme le résultat d'un développement
phonique divergent. Par réaction consciente contre la doctrine
des lois phonétiques sans exception, la dialectologie moderne
ou la géographie linguistique soutient que chaque mot isolé
qui présente une modification phonique posséderait ses
propres limites d'extension et que par conséquent les limites
d'extension géographique d'une modification phonique ne
pourraient jamais être tracées exactement et nettement.
Cette assertion repose sur le fait que les trois types de diffé-
rences phoniques énumérées ci-dessus : phonologiques, phonéti-
ques et étymologiques, ne sont habituellement pas distinguées.
La théorie de l'imprécision et de l'indécision des limites
dialectales est entièrement exacte si l'on entend par diffé-
rence dialectale exclusivement les différences phoniques
étymologiques. Dans ces dernières il ne peut pas être quest,ion
d'une complète régularité d'extension. A un domaine où la
mutation phonique en question a été accomplie d'une façon
suivie, c'est-à-dire où un ancien phonème (ou une ancienne
combinaison de phonèmes) a été remplacé dans tous les mots
en cause par un nouveau phonème, confinent d'habitude des
régions où une partie des mots en question présentent un
autre phonème que celui qu'on attend, sans qu'on puisse
reconnaître la cause de ces « exceptions ». Cependant non
loin de ces régions, il s'en trouve habituellement encore
d'autres où ces « exceptions » forment déjà la « règle ». On
peut donc dire qu'entre les domaines présentant une diffé-
rence étymologique maxima (c'est-à-dire entre les domaines
où la différence phonique en question concerne un nombre
maximum de mots) il se trouve toujours des zones de tran-
sition où les divers mots présentent tantôt l'un tantôt l'autre
des deux « traitements » en question de l'ancien phonème, les
limites d'extension des formes phoniques différentes qu'ont
les divers mots étant tout à fait indépendantes les unes des
autres.
13-1
346 N. s. TROUBETZKOY
Dans les différences phonéîiques. la situation est tout autre.
Si un phonème dans deux dialectes est réalisé phonétiquement
de deux façons différentes, cela doit arriver dans tous les mots
où le phonème en question apparaît dans la même position
— sinon les différents types de réalisations phonétiques rece-
vraient dans la conscience linguistique une fonction difîéren-
ciative et par suite une valeur phonologique, autrement dit
la différence phonétique se changerait en une différence
phonologique. Si quelquefois, même dans des différences
dialectales phonétiques, il est difficile de tracer une limite
exacte entre deux domaines, cela vient de ce que souvent,
entre des régions ayant des réalisations phonétiques qui
s'opposent au maximum, il se trouve soit une zone ayant une
réalisation phonétique pour ainsi dire «moyenne» ou
« médiane » de telle sorte que le passage d'un type de réali-
sation à l'autre est graduel, soit une zone où les deux réalisa-
tions phonétiques en question existent l'une à côté de l'autre
comme variantes facultatives du même phonème. Mais dans
les deux cas ce phénomène phonétique apparaît dans tous les
mots qui contiennent le phonème en question. L'expression
« zone de transition )> a donc ici un tout autre sens que quand
il s'agit d'une différence étymologique.
Si nous nous reportons maintenant aux différences phono-
logiques, nous devons poser qu'en ce qui concerne celles-ci
l'expression ■ zone de transition » ne peut être employée
dans aucun sens. Un phonème ou une combinaison de phonè-
mes peut dans un dialecte exister ou non — mais il n'y a pas
de troisième possibilité. Sans doute il arrive souvent que
l'opposition phonologique existant dans un dialecte soit pour
ainsi dire préparée par une opposition phonétique existant
dans un dialecte voisin^, rvous avons mentionné ci-dessus
l'opposition de blanc-russe occidental vàda-vàdi et de blanc-
russe oriental vida-vàdi. Au blanc-russe oriental proprement
dit confinent des dialectes blancs-russes où a avant une
syllabe ayant un à accentué est réalisé comme une voyelle
neutre a qui n'est objectivement identique ni à / ni à d mais
qui est senti par la conscience linguistique, non pas comme
un phonème indépendant, mais comme une variante phoné-
tique combinatoire du phonème à. Le domaine de la pronon-
(1) Ou à l'inverse qu'une difTérence phonologique dégénère dans une zone
voisine en une différence phonétique : ces deux interprétations sont équivalentes
d'un point de vue statique.
PHONOLOGIE ET GÉOGRAPHIE LINGUISTIQUE 347
ciation vdda-vàdi peut en quelque sorte être considéré comme
une zone de transition entre le blanc-russe oriental (vida-
vàdi) et le blanc-russe occidental (vàda-vàdi) — mais cela
n'est exact que d'un point de vue purement phonétique : du
point de vue phonologique cette zone appartient au blanc-
russe occidental. D'une façon plus précise la différence entre
la zone du blanc-russe occidental pur et la zone de vdda-vàdi
est simplement phonétique, tandis que la différence entre
cette zone et celle du blanc-russe oriental est phonologique.
Et alors que la délimitation vis-à-vis du blanc-russe occidental
pur présente peut-être certaines difficultés (notamment à
cause des nuances graduelles de transition entre a et a), la
délimitation à l'égard du blanc-russe oriental est tout à fait
simple : là où la voyelle^ de la première syllabe de vîda est
sentie comme identique à la voyelle de la première syllabe de
bïla, on est devant une phonologie du blanc-russe oriental ;
là où ce n'est pas le cas on est devant une phonologie du
blanc-russe occidental. Ainsi se présentent les choses dans
tous les cas semblables. En opposition avec le caractère
progressif des transitions phoniques qui rend difficile la
délimitation des zones dialectales à différenciation phoné-
tique, les différences phonologiques fournissent toujours des
limites nettes et claires.
De ces considérations résultent des directives pour la
cartographie des différences phoniques dialectales. Les diffé-
rences étymologiques ne se laissent pas sans difficulté porter
sur la carte sous forme d'une unique isoligne. Pour ces diffé-
rences convient seulement une méthode de cartographie
basée sur la géographie du mot : les isolignes de chaque mot
isolé présentant la mutation phonique en question doivent
être portées à part sur des cartes spéciales et ensuite ces
cartes doivent être superposées ; sur les cartes synthétiques
ainsi obtenues les isolignes communes (c'est-à-dire qui coïn-
cident) apparaissent sous forme de traits épais et foncés, et
celles qui ne coïncident pas sous forme de traits minces et
pâles ; les zones de transition sont caractérisées par une
accumulation de ces traits pâles, tandis que les régions pré-
sentant « une mutation phonique accomplie d'une façon
suivie » sont nettes de ces lignes. — Les différences phoné-
tiques peuvent très bien être portées sur la carte au moyen
de différentes couleurs ou de différentes sortes de rayures,
les zones phoniques de transition, c'est-à-dire cejles où deux
prononciations se rencontrent facultativement l'une à côté
348 N, s. TROUBETZKOY
de l'autre peuvent être indiquées par un mélange de couleurs
ou par la réunion de deux sortes de rayures, de façon à expri-
mer symboliquement la transition graduelle des réalisations
phonétiques. — Quant aux différences phonologiques elles
peuvent être représentées sur la carte, soit dans leurs limites
géographiques par des lignes simplement, clairement et nette-
ment tracées, soit en zones phonologiques par différentes
couleurs, soit en employant en même temps les deux procédés :
en tout cas la cartographie des différences phonologiques
est très facile, car on n'a à tenir compte d'aucune zone de
transition.
III
Pour établir les différences étymologiques et leurs limites
d'extension, on doit noter la prononciation dialectale des
mêmes mots dans les différentes parties du domaine linguis-
tique. Sur le questionnaire qui est préparé dans ce but figure
la question : « Comment tel mot est-il prononcé dans le
dialecte X ? ». Par conséquent l'étude des différences étymo-
logiques suppose toujours l'existence d'une plus ou moins
grande unité de vocabulaire. Cette recherche n'est donc
possible qu'à l'intérieur d'une langue une, ou au moins à
l'intérieur d"un groupe de langues étroitement apparen-
tées.
L'établissement des différences phonétiques et de leurs
limites nécessite l'étude des prononciations locales (c'est-à-
dire des réalisations phonétiques) du même phonème ; en outre
il est naturellement tout à fait indifférent de choisir partout
comme exemples les mêmes mots — mais il est essentiel de
choisir des mots dans lesquels le dialecte donné présente le
phonème en question. L'étude des différences phonétiques est
donc indépendante de la nature du vocabulaire, mais elle
suppose l'existence du même système phonologique dans tous
les dialectes étudiés, ou au moins l'existence de systèmes
semblables.
En étudiant les différences phonologiques il faut étudier
pour chaque dialecte l'inventaire phonologique et les fonc-
tions des divers phonèmes. Les questions auxquelles le dialec-
tologue doit répondre sont : « Dans le dialecte X tel phonème
se présente-t-il ? » et « dans quelles positions phpnologiques
tel phonème est-il employé dans le dialecte X ? ». En outre
il est tout à fait indifférent que tous les dialectes étudiés aient
PHONOLOGIE ET GEOGRAPHIE LINGUISTIQUE 349
le même vocabulaire et possèdent la même structure gram-
maticale. En opposition avec l'étude des différences étymo-
logiques Véiude des différences phonologiques peut être pour-
suivie en dehors des limiles d'une langue et même en dehors
des limites d'une famille de langues. De plus tout ce qui a
été dit ci-dessus sur la cartographie des différences phonolo-
giques reste valable quand il s'agit de l'étude de plusieurs
langues.
Qu'un tel empiétement de la phonologie dialectale sur les
limites des diverses langues (sans égard à la parenté linguis-
tique) puisse être utile, cela ne fait aucun doute. Certains
phénomènes phonologiques se répartissent géographiquement
de telle sorte qu'ils apparaissent dans plusieurs langues non
apparentées, mais géographiquement voisines, ou à l'inverse
manquent dans des domaines géographiques plus grands
occupés par différentes langues. R. Jakobson a démontré
cela pour les oppositions de timbre consonantique et pour les
oppositions de déroulement vocalique, mais on pourrait faire
de même pour d'autres phénomènes phonologiques. Ainsi
par ex. la corrélation de mode d'expiration « avec occlusion
glottale — sans occlusion glottale » s'étend à toutes les
langues du Caucase sans égard à leur origine : non seulement
aux langues du Caucase septentrional et méridional, mais
aussi aux langues indo-européennes et turques de cette région,
tandis qu'elle n'apparaît en général ni en Europe, ni dans les
parties voisines de l'Asie et de l'Eurasie. On peut établir de
telle= zones géographiques d'extension pour divers phonèmes.
Il est à remarquer en outre que les limites d'extension des
phénomènes phonologiques ne coïncident pas toujours exacte-
ment avec les limites des langues et traversent très souvent
le domaine d'une langue, de telle sorte que ces limites d'exten-
sion ne peuvent être établies que par une recherche de phono-
logie dialectale.
L'apparition de particularités phonologiques communes
dans beaucoup de langues ou de dialectes voisins, mais non
apparentés, a déjà été constatée à plusieurs reprises. Mais on
a été trop pressé d'expliquer ces faits et l'on a employé à rette
fin la théorie du substrat ou l'on a supposé l'influence d'une
langue directrice. De telles interprétations sont sans valeur
aussi longtemps qu'elles n'expliquent que des cas isolés.
On fera mieux en général de faire provisoirement abstraction
de toute explication jusqu'à ce que l'ensemble des matériaux
soit réuni. Le rassemblement exhaustif des matériaux, l'éta-
350 N. s. TROUBETZKOY
blissement des faits sont aujourd'hui d'actualité. Une descrip-
tion comparative des langues du monde au point de vue de
la géographie phonologique est naaintenant à l'ordre du jour.
Mais cela suppose décrite la phonologie dialectale des diverses
langues.
IV
SUR LA THÉORIE DES AFFINITÉS PHONOLOGIQUES
ENTRE LES LANGUES ^
par Roman Jakobson
Rappeler que la linguistique appartient aux sciences
sociales et non à l'histoire naturelle, n'est-ce pas aujourd'hui
émettre un truisme évident ? Pourtant comme il arrive
souvent dans l'histoire de la science, bien qu'une théorie
surannée soit abolie, il en subsiste d'assez nombreux résidus,
échappés au contrôle de la pensée critique.
La doctrine de Schleicher, ce grand naturaliste dans le
domaine de la linguistique, est ébranlée depuis longtemps,
mais on en trouve encore maintes survivances. C'est à sa thèse
sur la physiologie des sons comme «base de toute grammaire»
qu'est due la place d'honneur qui reste réservée dans la
science du langage à cette discipline auxiliaire et à propre-
ment parler extrinsèque. En cédant le terrain à une conception
intégrale, la tradition linguistique ne renonce qu'avec peine
à la règle qu'avait soutenue l'auteur du Compendiutn, règle
qui s'est enracinée : « vor allem versenkt man sich in das
genaueste Einzelstudium des Objektes, ohne an einen syste-
matischen Aufbau des Ganzen zu denken ». Mais c'est la
tendance à expliquer les similitudes phoniques et gramma-
ticales de deux langues par leur descendance d'une langue-
mère commune et à n'envisager que les similitudes susceptibles
d'être expliquées d'une telle manière qui demeure sans aucun
doute l'élément le plus stable de la doctrine en question.
(1) Actes du qualrièrne Congrès inlernalional de linguisles tenu à Copenhague
du 27 août au l^r septembre 1936, Copenhague (Einar Munksgaard), 1938,
pp. 48-58. Note de J. Cantineau : En revoyant son texte, H. Jakobson a
remanié en plusieurs points sa rédaction primitive.
352 R. JAKOBSON
Même chez ceux qui ne prennent plus au sérieux la généa-
logie simpliste des langues, l'image du Stammbdiim, de l'arbre
généalogique, selon la juste remarque de Schuchardt, reste
malgré tout en vigueur ; le problème du patrimoine commun
dû à une souche unique persiste à être la préoccupation
essentielle de l'étude comparative des langues. Cependant
cette tendance est en désaccord avec l'orientation sociologique
de la linguistique moderne : en effet l'exploration des ressem-
blances héritées d'un état préhistorique commun n'est dans
les sciences sociales comparées, par ex. dans l'étude de l'art,
des mœurs ou des costumes, qu'une des questions à traiter,
et le problème du développement des tendances à la mutation
l'emporte ici sur celui des résidus.
D'ailleurs ce penchant pour les énigmes et les solutions
nettement généalogiques ne correspond pas non plus à l'état
actuel de l'histoire naturelle et la linguistique court le danger
de rester plus naturaliste que les sciences naturelles elles-
mêmes. Nous nous permettrons de renvoyer à quelques
spécialistes éminents tels que L. Berg, A. Meyer, M. Novi-
kofï, M. Osborn, L. Plate^. A l'atomisme de jadis on oppose
la conception de l'ensemble qui détermine toutes ses parties.
Si l'évolutionnisme orthodoxe enseignait que « l'on doit
prendre en considération les similitudes de structure des
organes uniquement si elles dénotent que les porteurs de ces
organes descendent d'un seul et même ancêtre », les recherches
de nos jours font au contraire voir l'importance des similitudes
secondaires acquises, soit par des organismes apparentés sans
avoir appartenu à leurs ancêtres communs, soit par des
organismes d'origines absolument différentes à la suite d'un
développement convergent. Ainsi « les ressemblances que deux
formes présentent dans leur organisation peuvent être un fait
secondaire acquis récemment, et au contraire les différences
être un fait primaire hérité ». Dans ces conditions la distinc-
tion des organismes en apparentés et non-apparentés perd
son caractère décisif. Le développement convergent, englo-
bant des masses immenses d'individus sur un vaste territoire,
est à considérer comme une loi prédominante.
C'est un des mérites inoubliables du maître de la linguis-
tique moderne, Antoine Meillet, d'avoir fait ressortir un fait
(1) Voir surtout L. Berg, Nomogenesis, Londres, 1926 et M. Novikoff,
L'homornorphie comme base méthodologique d'une morphologie comparée, Prague^
1936.
AFFINITÉS PHONOI.OGIQUES 353
trop souvent méconnu malgré sa grande portée : les concor-
dances entre deux ou plusieurs langues surgissent fréquem-
ment après la dissolution de la langue mère et proviennent,
beaucoup plus qu'on ne l'imagine au premier abord, de
développements parallèles. A l'image traditionnelle de deux
états successifs — unité, pluralité — la doctrine de Meillet
oppose d'un côté l'idée de l'unité dans la pluralité et de
l'autre celle de la pluralité dans l'unité : dès le début, enseigne-
t-il, la communauté «n'emporte pas identité complète de
la langue ». Ainsi surgit, à coté du concept traditionnel de
r« identité initiale » la notion importante du « développement
identic[ue ». N. S. Troubetzkoy a essayé de délimiter les
deux notions en proposant au Premier Congrès de Linguistes
de distinguer deux types dans les groupements de langues :
les « alliances » (Sprachbûnde) possédant des ressemblances
remarquables dans leur structure syntaxique, morpholo-
gique ou phonologique et les « familles » (Sprachfamilien)
caractérisées avant tout par un fonds commun de morphèmes
grammaticaux et de mots usuels. (Notons d'ailleurs que selon
Meillet « ce n'est jamais par des différences ou des concor-
dances de vocabulaire qu'on peut établir des parentés de
langues «j^. Or une famille de langues peut posséder et possède
d'ordinaire, à côté de ces détails matériels, des similitudes de
structure grammaticale et phonologique. Cela revient à dire
que la similitude de structure est indépendante du rapport
génétique des langues en question et peut indifféremment
relier des langues de même origine ou d'ascendance différente.
La similitude de structure ne s'oppose donc pas, mais se
superpose à la « parenté originaire » des langues. Ce fait rend
nécessaire la notion de Vafjinité linguistique ; selon la défi-
nition juste du P. van Ginneken au III^ Congrès de Linguistes,
l'affmité n'exclut pas la parenté d'origine, mais en fait seule-
ment abstraction.
Une affinité, ou en d'autres termes une similitude de struc-
ture unifiant des langues contiguës les réunit en une associa-
(l) C'est la distinction entre la parenté d'origine ou consanguinité et la
parenté acquise ou afTmité, qui correspond à ce classement dans la pensée
linguistique italienne, s'inspirant de la pensée d'Ascoli (Bartoli, Pisani). Le Père
Schmidt rapproche les langues contiguës offrant des ressemblances de structure
dans des Sprachkreise, mais il ne voit dans un tel groupement qu'un résidu d'un
état antérieur (um so grôssere Zeittiefen) à celui que nous révèle l'étude d'une
famille de langues. Ainsi le problème des similitudes acquises menace de
s'efïacer de nouveau devant celui des similitudes d'origine.
354 R. JAKOBSON
tion. La notion de '"association des langues est plus larire que
celle de la famille qui n'est qu'un cas particulier de l'asso-
ciation. Meillet fait observer que «dans les cas où l'évolu-
tion a été sensiblement identique, le résultat est le même que
s'il y avait eu unité d<*s le début >k La convergence des dévelop-
pements (Wahlverwandtschaft, selon le mot de Gœthe) se
manifeste autant dans les modifications du système que dans
les tendances conservatrices et notamment dans le tri des
principes constructifs destinés à rester intacts. L'(( identité
initiale » que révèle la grammaire comparée n'est, elle non
plus, qu'un état de développement convergent et n'exclut
aucunement des divergences simultanées ou antérieures.
On connaît la tendance de maints faits phonologiques à
faire tache d'huile sur la carte, et l'on a plus d'une fois fait
remarquer que les langues contiguës d'origine diverse offrent
quantités de ressemblances dans leur structure phonologique
aussi bien que grammaticale (Jespersen, Sandfeld, Schmidt,
\'endryes et en particulier Boas et Sapir^). Fréquemment ces
affinités, tout en rapprochant des langues contiguës non
parentes, scindent des familles de langues. Ainsi le domaine du
russe (y compris celui du blanc -russe et de l'ukrainien) et du
polonais s'oppose à la réçrion tchécoslovaque par le manque de
l'opposition quantitative des voyelles et forme à cet égard
un tout avec le gros des langues finno-ougriennes et turques
de la Russie européenne ou cisouralienne- — tandis que
quelques autres langues des familles finno-ougrienne et
turque possèdent cette opposition : par ex. le hongrois
appartient à ce point de vue au même ensemble que le tchèque
et le slovaque. Les isophones d'une affinité croisent non
seulement les limites d'une famille de langues, mais souvent
même celles d'une langue. Ainsi les parlers orientaux du
slovaque se rangent par le manque de l'opposition quanti-
tative du côté des langues voisines du nord-est, c'est-à-dire
du russe et du polonais.
Pourtant la linguistique, tout en entrevoyant la question
troublante des affinités phonologiques, la laisse à tort à la
périphérie de ses recherches. Les faits attendent d'être
dépouillés et mis au clair.
Il est connu que le langage n'est pas le même chez deux
sujets parlant entre eux une même langue. Le grand révé-
(1) Comp. R. Jakobson, Int. Journal of Amer. Ling., X, 192 et suiv.
(2) Comp. V. Skalicka, Archiv Orientâlni VI, pp. 272 et suiv.
AFFINITÉS PHONOI.OGIQUES 355
lateur des antinomies linguistiques, Ferdinand de Saussure,
a l'ait valoir ces deux aspects aiililhéliques : la langue,
intention d'identité, condition indispensable de la com-
préhension — et la parole, manifestation personnelle qui
individualise le rôle de chacun des interlocuteurs. C'est à un
dualisme semblable que F. de Saussure réduit le rapport
réciproque des parlers régionaux d'un idiome. Là aussi
« deux forces agissent sans cesse simultanément et en sens
contraire » : c'est d'une part l'esprit particulariste ou, en
d'autres termes, « l'esprit de clocher » — et de l'autre l'esprit
de communauté ou la force unifiante dont « l'intercourse »
(d'après l'expression empruntée par l'auteur à l'anglais)
n'est qu'une manifestation typique. Mais le jeu de ces deux
forces opposées ne se confine pas seulement dans les limites
d'une langue : les convergences aussi bien conservatrices
qu'innovatrices dans la structure de deux ou plusieurs
langues contiguës relèvent de la force unifiante, tandis que
les divergences sont dues à l'esprit particulariste.
Il n'y^a pas de différence de principe entre la manifestation
de la force unifiante dans le cadre d'une langue et à l'intérieur
d'un groupe de langues contiguës. Là où le contact est le
plus étroit : à la frontière, dans une région mixte ou dans un
centre d'échange, on observe une tendance vers des moyens
de communication mutuelle, vers une langue commune ;
maints traits de cette langue commune manifestent souvent
une facilité particulière à se répandre au delà de la zone de
l'intercourse. Somme toute il est indifférent que la langue
commune dont il s'agit soit une langue interdialectale cher-
chant à relier les parlers d'une même nation ou une langue
mixte servant aux échanges internationaux. La tendance
à parler comme « l'autre » ne se borne pas aux limites de la
langue maternelle. On veut se faire comprendre par un
étranger et l'on a l'intention de parler comme lui. Ainsi les
Russes et les Norvégiens s'entretenant dans leurs relations
commerciales en russenorsk, langue mixte, finement analysée
par M. Broch, étaient sûrs de parler la langue de l'interlo-
cuteur, fait que traduit d'ailleurs le terme par lequel le
russenorsk se désigne lui-même : «moja pâ tvoja» («moi comme
toi»). Les Russes de l'Extrême-Orient, en parlant leur langue
maternelle avec les Chinois, la déforment à la chinoise à un
point tel que certains de leurs interlocuteurs jaunes, au dire
de M. Georgijevskij, protestent souvent. Les particularités
phonologiques des formations mixtes, quelles qu'elles soient.
356 R. JAKOBSO?f
ont l'attrait exotique de ce qui est étranger ; le langage
expressif et la mode s'emparent de ces éléments, leur imposent
des fonctions nouvelles et contribuent à leur propaga-
tion.
Par conséquent ni la naissance d'une langue mixte ni
l'extension des résultats du mélange ne supposent nécessai-
rement un croisement biologique, et de même le croisement
biologique ne mène pas nécessairement à un mélange de
langues. Autrement nous serions obligés d'admettre que la
langue d'Alexandre Pouchkine, mulâtre typique et créateur
du russe littéraire moderne, n'est qu'une « artfremde
Sprache »^. Hugo Schuchardt, un des grands esprits de la
science allemande, est porté à nier, non seulement un rapport
de causalité nécessaire entre les hybridations linguistique
et biologique, mais même la possibilité d'un pareil rapport :
« Wo Blutmischung im Verein mit Sprachmischung auftritt,
beruht dièse niçht auf jener, sondern beide auf einem dritten.
Die Ursache der Sprachmischung ist immer sozialer, nicht
physiologischer Art ». Si le passage de l'alïriquée c en s
dans la prononciation grecque du russe s'est implanté dans
le langage des citadines russes sur le littoral de la mer d'Azov,
les Grecs eux-mêmes trouvant chez elles bon accueil, le
fait linguistique accompagne le métissage sans en être bien
entendu un effet bioloofique.
L'imitation est certes un facteur ouïssant dans la formation
X
des ondes linguistiques, quelle que soit l'aire de leur propa-
gation : celle d'une langue ou celle d'un groupe de langues
contiguës. Cependant on aurait tort d'y voir le facteur
unique, ou du moins décisif et indispensable. Selon la thèse
pénétrante de Meillet, c'est l'existence d'une tendance collec-
tive qui domine tout, tandis que le rôle de l'imitation, grand
ou petit, n'est dans la réalisation des changements qu'un
élément accessoire, de sorte que le linguiste se résigne aisé-
ment à l'ignorer. Un changement de structure linguistique
ne pourrait se produire dans un parler local s'il n'y avait
pas une tendance collective identique vers ce changement.
C'est donc la convergence qui est le phénomène essentiel ;
le rôle facultatif de l'individu qui en prend l'initiative consiste
uniquement à anticiper et à hâter le développement conver-
gent. De même dans les limites d'une langue ou d'une associa-
tion de langues, une innovation de structure peut se répandre,
(1) Comp. Mullersprache, 1933, p. 420 et suiv.
AFFINITÉS PHONOLOGIQUES 357
comme nous l'avons déjà fait remarquer, par contagion, selon
le terme de F. de Saussure [Cours, p. 283), ou bien par simple
égalité de tendances ; ce dernier cas est celui d'une évolution
parallèle indépendante. La contagion ne pourrait s'effectuer
si l'égalité des tendances n'existait pas, mais la contagion
elle-même n'est pas indispensable — bien qu'un foyer de
rayonnement soit un auxiliaire favorable à l'extension d'un
changement et que l'évolution convergente soit facilitée et
accélérée quand elle peut s'appuyer sur un modèle. L'action
de la contagion n'est donc ni nécessaire, ni suffisante pour que
se produise une affinité linguistique (et en particulier phono-
logique).
Sous l'influence de l'accent initial du carélien quelques
parlers russes du gouvernement d'Olonetz ont reporté sur la
première syllabe du mot l'accent de la dernière syllabe, tandis
que l'accent des autres syllabes est resté intact. Malgré ce
changement imitatif, l'accent de mot a gardé dans ces parlers
sa fonction significative étrangère à l'accent caréHen [posypali
pluriel du prétérit de l'aspect perfectif du verbe « recouvrir »
— posijpàli même forme du verbe imperfectif correspondant),
tandis que la fonction délimitative de l'accent carélien (qui
marque le commencement du mot) n'a reçu dans les parlers
en question qu'un équivalent partiel et négatif (la syllabe
accentuée ne pouvant pas être la finale d'un mot polysylla-
bique)^. Les parlers du sud-est de la Macédoine peuvent
servir d'exemple contraire. Dans ces parlers l'accent libre
a été modifié, et c'est proljoblenient la règle grecque des
trois syllabes qui en a fourni le modèle. Mais tandis qu'en
grec l'accent remplit une fonction significative et que sa
fonction délimitative est uniquement négative (la troisième
syllabe après l'accent ne pouvant pas appartenir au même
mot), dans une partie des parlers macédoniens la troisième
(ou dans d'autres parlers la deuxième) syllabe avant la fin
du mot a été généralisée comme place de l'accent, et celui-ci
s'est changé d'un moyen significatif en un moyen purement
délimitatif, l'accent marquant la place de la finale. Le chan-
gement a donc été plus radical que le modèle ne le suggérait.
Dans aucun de ces deux exemples, la contagion n'a abouti à
une affinité nette.
(1) Sur la difTôrence entre ces deux catégories de moyens phonologiques,
voir N. Troubetzkoy, Proceedings of Ihe Ilnd Jnlern. Congr. of Phonelic Sciences,
p. 45 et suiv.
358 R. JAKOBSON
Mais il existe des cas où le résultat de l'imitation manque
même d'une ressemblance partielle au modèle. Selon l'obser-
vation de M. Sergievsky, la langue des Tsiganes russes
accentue ordinairement la dernière syllabe du mot, mais
dans les mots empruntés au russe, y compris les oxytons de
ce dernier, l'accent frappe toujours l'avant-dernière syllabe
(russe : zimd, sud'bà, vesnà; tsigane; zyma, sùd'ba, vésna) ;
du point de vue du tsigane, le principe de l'accent libre est
inadmissible et l'accent doit continuer à dépendre de la fm
de mot — mais les tsiganes s'étaient aperçus qu'en russe,
contrairement à leur langue maternelle, l'accent n'est pas
attaché à la finale : c'est pourquoi ils l'ont fixé sur la pénul-
tième, d'autant plus que c'est la place de l'accent dans la
majorité relative des mots russes^. La classe des mots sentis
comme autochtones et celle des mots perçus comme étrangers
forment dans la langue, comme l'a bien fait voir V. Mathesius
dans ses études sur la structure des emprunts, deux couches
stylistiques particulières. Dans le cas ci-dessus ces deux
couches s'opposent l'une à l'autre par une place distincte de
l'accent fixe. Si le sentiment de l'origine étrangère des
emprunts du tsigane au russe s'effaçait et si les deux couches
fusionnaient, il en résulterait ou bien une unification de la
place de l'accent, ou bien une opposition de deux accents,
celui de la finale et celui de la pénultième, comme moyen de
différencier les significations des mots. Ainsi nous voyons
que les emprunts par eux-mêmes ne modifient pas la phono-
logie propre de la langue : ce n'est que leur assimilation qui
est capable d'y introduire des éléments nouveaux. Or, même
dans ce dernier cas, la langue ne s'approprie pas nécessaire-
ment des éléments insolites. La solution la plus simple, et,
semble-t-il, la plus usitée, est celle qui consiste à adapter les
mots d'origine étrangère aux lois de la structure indigène.
De même que nous pouvons reproduire des mots étrangers
avec nos propres habitudes de prononciation, de même nous
pouvons d'autre part imiter et reproduire la prononciation
étrangère de notre propre lexique. Le célèbre réformateur
tchèque du xv^ siècle, Jean Huss, reprochait à ses compa-
triotes de prononcer « more Teutonicorum » le / ordinaire au
(1 ) Pour des causes semblables, en tchèque, les gens du peuple sont persuadés
en écoutant le russe qu'il a un accent stable sur la pénultième. Au point de vue
du tchèque, qui a un accent initial, l'accent est nécessairement lié aux limites
du mot et comme le montre l'examen de l'accent tchèque emphatique (secon-
daire ou dialectal), c'est l'accent sur la pénultième qui est la variante admissible.
AFFINITÉS PHONOLOGIQUES 359
lieu du / dur. C'est l'extension du tchèque dans la population
allemande des villes de Bohême qui a influencé le tchèque
urbain, et par son intermédiaire le tchèque de la campagne,
en lui faisant perdre la distinction des deux phonèmes laté-
raux. Des emprunts de vocabulaire ne suffisent donc pas pour
qu'une contagion phonologique ait lieu et ils n'en sont pas
non plus la condition indispensable. Il n'y a pas par consé-
quent de connexion nécessaire entre une affinité phonologique
(ou grammaticale) et un fond lexical commun.
La langue n'accepte des éléments de structure étrangers
que quand ils correspondent à ses tendances de développe-
ment. Par conséquent l'importation d'éléments de vocabu-
laire ne peut pas être une force motrice du développement
phonologique, mais tout au plus l'une des sources utilisées
pour les besoins de ce développement.
En examinant les cas de contagion phonologique on ne
saurait expliquer par l'intermédiaire de facteurs externes, ni
le tri des faits à imiter, ni même la direction de la contagion.
Si la «langue commune russe» (voir la définition de M.
Sommerfelt)^ a sanctionné et propagé le trait phonologique
essentiel du dialecte méridional du grand-russe, à savoir la
fusion de o et de a atones en un phonème unique, on ne pour-
rait expliquer cette préférence par aucune condition d'ordre
économique ou politique, tandis que la raison interne du
phénomène en question est bien évidente : la suppression
d'une distinction phonologique est plus apte à s'imposer aux
parlers qui la possèdent qu'une distinction supplémentaire à
s'introduire là où elle manque.
Les circonstances externes admettent les deux directions
opposées de la contagion phonologique. Contrairement à
l'opinion courante l'action qu'une langue exerce sur la
structure phonologique d'une autre langue ne suppose pas
nécessairement la prépondérance politique, sociale ou cultu-
relle de la nation parlant la première langue. S'il est vrai
que l'idiome des dominés subit l'influence de l'idiome des
dominateurs, d'autre part ce dernier idiome, cherchant à
s'étendre, s'adapte aux usages linguistiques des dominés.
Les Polonais ont occupé du xv^ au xvi^ siècles une position
prédominante par rapport à leurs voisins immédiats de l'est,
et c'est à cette époque-là que s'est formé le blanc-russe dont
(1) Actes du quatrième Congrès International de Linguistes, Copenhague,
1938, p. 42 et suiv.
300 R. JAKOBSON
les caractères phonologiques essentiels relèvent du russe
prononcé par des Polonais, et en même temps, ainsi que la
linguistique polonaise le démontre, le polonais commun
s'est adapté à la structure phonologique du blanc-russe et de
l'ukrainien. C'est sur la faculté que possède la langue des
dominés de passer ses principes de structure à la langue
des dominateurs que se fonde à présent la théorie du
substrat^.
A côté des caractères phonologiques qui tendent à dépasser
les limites d'une langue et à s'étendre sur de vastes domaines
continus, on en observe d'autres qui ne sortent que rarement
des bornes d'une langue ou même dun dialecte. Or ce sont
les premiers qui se trouvent d'ordinaire nettement ressentis
comme une marque distinctive séparant les langues qui les
possèdent de celles des alentours. C'est ainsi que l'opposition
des consonnes mouillées (ou molles) et des consonnes non-
mouillées (ou dures) est sentie comme la dominante phono-
logique du russe et des langues voisines. C'est cette opposition
et les faits concomitants qu'un poète et linguiste russe,
K. Aksakov. déclare être « l'emblème et la couronne » du
système phonique de la langue russe. D'autres poètes russes
y saisissent un caractère touranien (Bafuskov, A. Belyj),
étranger aux Européens (Trediakovskij. Mandel'stam). Les
savants régionaux recherchent avec passion tessence pure
du phénomène en question précisément dans sa variation
locale : l'Ukrainien Puskar vante « l'opposition suppri-
mable »^ propre à sa langue maternelle, tandis que le Votiak
Bausev met au contraire en relief la netteté de « l'opposition
constante «^ telle que nous la trouvons en votiak et en
zyriane. Il est également curieux que les représentants des
langues auxquelles la mouillure phonologique des consonnes
reste inconnue éprouvent parfois contre elle une véritable
aversion. « Et ceci est, note à ce propos M. Chlumsky, un
point de vue assez répandu que de voir dans les sons mouillés
une faiblesse articulatoire. Et non seulement cela : on est
porté à attribuer une part de cette faiblesse aux personnes
qui possèdent des sons mouillés, notamment par ex. aux
Russes... Oh ! ces pauvres Russes ! Chez eux tout est
(1) Comp. J. Pokorny, Mitîeilungen d. Anlhropol. Ges. in Wien, LXVI,
p. 70 et suiv.
(2) Sur ces termes voir X. Troubetzkoy, Journal de Psychologie, XXXIII,
p. 18.
AFFINITÉS PHONOLOGIQUES 361
mouillé )>^ Dans les langues d'Europe confinant aux « langues
mouillantes » on observe des cas fréquents de mouillure ser-
vant à la formation des mots péjoratifs 2. Ces attitudes pro-
noncées d'adhésion et de répulsion montrent la force de
contagion et la persistance du phénomène en question.
Les langues possédant l'opposition systématique des con-
sonnes mouillées et non-niouillées forment un vaste dfunaine
continu. Cette affinité désagrège plusieurs familles de langues.
Ainsi parmi les langues slaves ce ne sont que le russe (y com-
pris le blanc-russe et l'ukrainien)^, la plupart des dialectes
polonais et les parlers bulgares de l'est qui font partie des
langues mouillantes ; parmi les langues romanes et germa-
niques aucune n'en fait partie, sauf les parlers roumains
d'une part, et le yiddisch de Russie Blanche de l'autre ;
parmi les langues indo-ariennes, seuls les parlers des Tsiganes
russes et polonais ; dans la famille finno-ougrienne, ce sont
le mordve, le tchérémisse, le votiak et le zyriane, les parlers
orientaux du lapon, du finlandais et de l'esthonien, les
di?lectes méridionaux du carélien et le vepse qui appar-
tiennent à l'association en question. A part quelques cas
périphériques (comme l'uzbek iranisé), les langues turques
de l'URSS, de la Pologne et de la Bessarabie en font également
partie ; toutefois dans la plupart des langues turques de ce
domaine l'opposition des consonnes mouillées et non-mouillées
est un moyen délimitatij, tandis que dans la plupart des
langues finno-ougriennes citées et dans le reste des langues
du même domaine géographique elle fonctionne comme
moyen significatif^. L'afïinité examinée englobe de même à
l'est le groupe samoyède, le gros du groupe mongol, le dialecte
doungane du chinois, le coréen et le japonais ; au sud les
langues caucasiques septentrionales et à l'ouest le lithuanien
(1) Recueil des travaux du 1^' Congrès des philologues slaves, II, p. 542.
(2) Comp. Machek, Foc. Phil. Univ. Carolinae Pragensis, Prâce, XXII,
p. 10 et suiv.
(3) Seule l'enclave russe dans le territoire esthoiiien (poluvercy) a perdu
la mouillure des consonnes.
(4) Parmi les langues finnoises, c'est le tchérémisse qui dans une partie de
ses parlers emploie l'opposition en question comme moyen délimilatif
(Y. Vasiljev, Elemeniarnaja grammalika marijshogo j'azyka, 1927), et d'autre
part ce sont certains dialectes turcs du groupe kiptcliak tels que : 1° le caraïte
du nord-ouest ; 2" l'arméno-kiptcliak éteint (tous deux étudiés par M. Ikovalski)
et 3° les parlers de la Crimée centrale (signalés par M. Polivanov) qui ont par
des procédés similaires transformé ladite opposition d'un moyen délimitatif
en un moyen significatif.
362 R. J.\KOBSON
et en partie le lette. Elle gagne en relief si l'on remarque
qu'en dehors du domaine continu que nous venons de tracer
le continent qu'on appelle Eurasîa sensu latiore ne connaît
pas (à l'exception de l'irlandais et des parlers basques) la
mouillure des consonnes comme fait phonologique.
Une langue peut en même temps faire partie de différentes
affinités phonologiques qui ne se recouvrent pas, de même
qu'un parler peut avoir des particularités le reliant à des
dialectes divers. Tandis que le noyau de l'association men-
tionnée ne contient que des langues monotoniques (dépourvues
de polytonie), ses deux périphéries : celle de l'est [le japonais,
le dialecte doungane du chinois) et celle de l'ouest (parlers
lithuaniens et lettes ; esthonien) appartiennent à deux vastes
associations de langues polytoniques (c'est-à-dire de langues
capables de distinguer les significations de mots au moyen
de deux intonations opposées). La poMonie tend d'ordinaire
à embrasser un nombre considérable de langues. C'est par
exemple le cas de l'Afrique centrale et de l'Amérique. L'asso-
ciation des langues poh"toniques du Pacifique contient, à
côté du japonais et du coréen, l'aïnou, les langues sino-
tibétaines, le groupe annamite et le malais et quelques langues
littorales de l'Amérique du Xord. En Europe l'aire de la
pohionie comprend les langues bordant la Baltique : à côté
des langues mentionnées ci-dessus sur sa côte orientale, c'est
le gros des langues Scandinaves, le dialecte kachoube septen-
trional et quelques parlers allemands maritimes ; elle fait
saillie vers le sud en embrassant, comme l'a surtout fait voir
M. Frings, des parlers allemands et hollandais du bassin
rhénan^. La question des limites géographiques de la poly-
tonie allemande reste encore ouverte-. J'apprends de
N. S. Troubetzkoy qu'Eberhard Kranzmayer a découvert
des oppositions phonologiques d'intonation de mot dans
plusieurs parlers alpins de l'allemand. Plus au sud nous
retrouvons un domaine polytonique fermé, comprenant la
majorité des parlers serbo-croates et Slovènes, ainsi que
l'albanais du nord. Cette profonde enclave méridionale de
l'association baltique des langues polytoniques d'Europe ne
forme qu'une ramification d'uns association plus vaste, à
savoir celle des langues à deux variétés distinctes de Vaccent
de mot. Cette dualité se réahse ou bien sous la forme de deux
(1) Braunes Beilràge, LVIII, p. 110 et suiv.
(2) Comp. P. Meazerath, Teulhonisla, V, p. 208 et suiv.
AFFINITÉS PHONOLOGIQUES 363
intonations contraires (la polytonie au sens propre du mot),
ou bien sous la forme d'une prononciation vocalique à coup
de glotte opposée à une prononciation vocalique sans coup
de glotte (à ce type appartiennent, à côté du live, ceux des
parlers danois, lithuaniens et lettes qui ne rentrent pas dans
le premier type ; il y en a qui combinent les deux distinctions),
ou bien sous la forme d'une coupe syllabique forte venant
s'opposer à une coupe syllabique faible (fait répandu dans
le domaine de l'allemand et du hollandais). Le passage d'un
de ces types à l'autre est aisé et flottant.
Ainsi l'étude de la répartition géographique des faits
phonologiques fait ressortir que plusieurs de ces faits dépassent
d'ordinaire les limites d'une langue et tendent à réunir
plusieurs langues contiguës, indépendamment de leurs rap-
ports génétiques ou de l'absence de ces rapports. A côté des
affinités mentionnées^, signalons à titre d'exemples l'associa-
tion phonologique embrassant le vaste territoire entre
l'Alaska du Sud et la Californie centrale peuplé de nom-
breuses langues qui appartiennent à différentes familles,
mais possèdent toutes une série de consonnes glottalisées^ ;
l'association des langues du Caucase dont le consonantisme
présente le même caractère et qui englobe les langues cauca-
siques septentrionales et méridionales, l'arménien, l'ossète,
ainsi que les parlers tsiganes et turcs de la Transcaucasie' ;
l'association balkanique* et celle des langues variées de la
région de Samarkand (divers idiomes iraniens, une partie de
l'uzbek et des résidus de l'arabe)^. Mais ce ne sont là que
les premières tentatives isolées dans un vaste domaine qui
est encore à explorer. Étant donné que les isophones fran-
chissant les limites des langues sont des cas fréquents, presque
habituels, semble-t-il, en géographie linguistique, et que
visiblement la typologie phonolosrique des langues n'est pas
sans rapport avec leur répartition dans l'espace, il serait
important pour la linguistique (tant historique que synchro-
nique) de déployer uns activité collective et de dresser un
(1) Comp. R. Jakobson, K charaklerisUke evrazijskogo jazykovogo sojuza,
Paris, 1931.
(2) E. Sapir, Language, XX, chap. IX.
(3) N. Troubetzkoy, TCLP, IV, p. 233.
(4) B. Havrânek, Proceedings of Vie Isl Inlern. Congr. of Phonel. Sciences,
p. 28 et suiv.
(5) E. Polivanov, Uzbekskaja dialeklologija i uzbekskij literalurnyj jazyk,
Tachkent, 1933, p. 10 et suiv.
364 R. JAKOBSON
atlas d'isolignes phonologiques du monde linguistique tout
entier ou du moins de continents entiers^.
L'examen des faits phonologiques confiné dans les limites
d'une langue donnée court le danger de morceler et de
défigurer le problème ; ainsi les faits considérés dans les
limites d'une langue ou d'une famille de langues nous appa-
raissent simplement comme l'eiïet d'un esprit particulariste,
mais dès qu'on les envisage dans un cadre plus large, on y
découvre l'action d'un esprit de communauté. Par exemple
la polytonie des parlers kachoubes septentrionaux, tout en
les opposant au reste du domaine kachoube polonais, marque
en même temps leur participation à l'association baltique des
langues polytoniques ; les langues qui touchent à la frontière
occidentale du russe possèdent pour la plupart dans leurs
parlers limitrophes la mouillure phonologique des consonnes,
et c'est précisément l'adhésion de ces parlers à la grande
association des langues mouillantes et non la simple diver-
gence à l'intérieur du finlandais, du lette, du polonais, etc.,
qui est à noter. La dislocation au moyen âge du monde slave
en idiomes polytoniques (serbo-croate et slovène), monoto-
niques à quantité libre (slave occidental) et monotoniques
à accent libre (bulgare et slave oriental) ne peut être complè-
tement élucidée si l'on ne tient pas compte des trois associa-
tions distinctes auxquelles ces idiomes slaves ont pris part.
L'analyse complète d'un phénomène phonologique ne peut
se confiner ni dans les limites d'une langue, ni même dans
celles d'une association de langues présentant ce phénomène.
La répartition mutuelle des différentes associations phonolo-
giques n'est pas, elle non plus, fortuite. On observe des faits
phonologiques tendant à former des aires voisines : l'aire de
la polytonie confine par exemple d'ordinaire à celle de la pro-
nonciation vocalique à coup de glotte. Le voisinage favorise
la naissance ou la persistance de phénomènes phonologiques
proches, présentant à côté de leurs particularités certains traits
communs : ainsi l'association des langues polytoniques entre
en Europe dans une plus vaste association de langues à double
forme d'accent. Nous avons fait remarquer que l'association des
langues mouillantes se combine aussi bien à l'ouest qu'à l'est
avec une association de langues polytoniques. Il est peu pro-
(1) L'Association Internationale pour les Études Phonologiques, dans sa
séance du 29 août 193G, a décidé de préparer un atlas plionologique de
l'Europe.
\l IINFTCS l'HONOI.OGIQUKS 365
bable que cette symétrie des deux frontières d'une même asso-
ciation soit due au simple hasard.
En confrontant les diverses isophones formant des affinités
linguistiques d'une part et la répartition des faits de structure
grammaticale d'autre part, on voit se dessiner des faisceaux
d'isolignes, de même qu'on est frappé par les concordances
entre les limites des associations de langues, d'une part, et
quelques limites de géographie politique et physique, d'autre
part. Ainsi l'aire des langues monotoniques mouillantes
coïncide avec l'ensemble géographique connu sous le nom
d'Eurasia sensu slriclo, ensemble c{ui se détache du domaine
européen et asiatique par plusieurs particularités ds sa
géographie physique et politique. Certes les correspondances
des diveT-ses isolignes ne sont habituellement qu'approxima-
tives : ainsi à l'ouest la limite de la mouillure phonologique
des consonnes dépasse la frontière occidentale de l'Eurasie
telle que la tracent les géographes, mais le dépassement n'at-
teint que 1 % de la surface du domaine des langues monoto-
niques mouillantes et la coïncidence reste tout à fait probante.
Il ne s'agit pas de déduire les affinités linguistiques d'un
facteur extrinsèque. Ce qui importe actuellement c'est de les
décrire et de mettre en relief leurs correspondances avec des
unités géographiques de nature différente, sans parti pris
et sans généralisations prématurées telles que l'explication de
l'affinité phonologique par la parenté, le mélange ou l'expan-
sion des langues ou des communautés linguistiques.
\
LES LOIS PHONIQUES DU LANGAGE ENFANTIN
ET LEUR PLACE DANS LA PHONOLOGIE GÉNÉRALE i
par Roman Jakobson
Un beau travail de M. Grégoire récemment paru sous le
titre V apprentissage du langage (Liège, 1937), fait date dans
l'étude des débuts du langage enfantin. Selon l'éminent
linguiste belge, l'investigateur doit « avoir vécu jour par jour,
heure par heure, dans la société des nourrissons et avoir épié
à tout instant les manifestations extérieures de leur activité »,
et d'autre part, il doit pousser très loin l'exactitude dans
la notation difficile des phénomènes linguistiques et dans
l'établissement de leurs conditions et de leurs fonctions.
L'analyse microscopique de M. Grégoire réunit ces deux
qualités, et nous permet d'évaluer et d'utihser avec justesse
les données nombreuses des publications antérieures, qui
présentaient, pour la plupart, soit des observations fines et
judicieuses, nmais trop serrées et fragmentaires de linguistes
qualifiés, soit des monographies patientes de psychologues et
de pédologues manquant, malheureusement trop souvent, de
méthode linguistique.
La richesse de nos expériences permet l'analyse structurale
de la langue en devenir et la recherche de ses lois générales,
ou tendant à être générales, si l'on préfère une formule
plus prudente. Du reste, au commencement de notre siècle,
M, Grammont a énoncé ce problème avec une précision
impressionnante : Il n'y a, dit -il, chez l'enfant « ni incohérence
ni effets du hasard... Il manque le but, sans doute, mais il
s'en écarte toujours de la même manière... C'est cette cons-
(1) Communication présentée au cinquième Congrès international des lin-
guistes convoqué à Bruxelles, septembre 1939.
368
R. JAKOBSON
tance de l'écart qui fait la valeur de son langage, et en même
temps permet de bien comprendre la nature de la modifi-
cation. » Quelle est donc la loi de cet écart dans l'acquisi-
tion successive des phonèmes ?
Depuis Bufîon on invoque souvent le principe du
moindre effort : les articulations faciles à émettre seraient
acquises les premières. Mais un fait essentiel du développe-
ment linguistique du bébé contredit nettement cette hypo-
thèse. Pendant la période du babil l'enfant produit aisément
les sons les plus variés (p. ex., les clics. les consonnes mouillées,
arrondies, mi-occlusives, sibilantes, uvulaires. etc.) qu'il
finit par éliminer presque tous en passant au stade « de
quelques mots ». selon l'expression d'Oscar Bloch. c'est-à-dire,
en s'appropriant les premières valeurs sémantiques. Il est
vrai qu'une partie de ces sons en voie de disparition, n'exis-
tant pas dans le parler de l'entourage, ne sont pas maintenus
par son exemple, mais il y en a d'autres, qui. malgré leur
présence dans le langage des adultes, partagent néanmoins
le même sort, et le bébé ne les regagne qu'après de longs
efforts. Tel est souvent le cas des vélaires. des sibilantes et
des liquides. L'enfant répétait ces articulations en babillant,
l'image motrice lui a donc été familière et l'image acoustique
ne doit pas elle non plus faire défaut. Le fils de l'attentif
investigateur serbe -M. Pavlovic disait tata pour kaka tout en
distinguant par l'ouïe les deux mots kaka et tata. Et Passy
nous rapporte le cas d'un bambin qui tout en substituant la
forme tesson aux mots garçon et cochon, se fâchait quand sa
mère, en l'imitant, ne faisait pas de différence entre ces deux
mots. Les faits de ce genre sont largement connus. On a
cherché à attribuer cet oubli des phonations au manque de
liaison entre l'image acoustique et motrice, mais comme le
signalent les observateurs, l'enfant commence quelquefois
par prononcer le K dans les premiers mots qu'il reproduit,
et puis, tout à coup, il renonce aux vélaires en les remplaçant
obstinément par des dentales.
On ne peut donc expliquer le tri des sons lors du passage
du babil au langage au sens propre du mot que par le
fait de ce passage même, c'est-à-dire par la valeur phoné-
matique qu'acquiert le son. L'enfant passe, peu à peu. du
soliloque spontané et sans but à un semblant de conversation.
Cherchant à se conformer à l'entourage, il apprend à recon-
naître l'identité du phénomène phonique qu'il entend et
qu'il émet, qu'il garde dans sa mémoire et qu'il reproduit à
LOIS PHONIQUES DU LANGAGE ENFANTIN 3G9
^on gré. L'enfani \v distingue des autres phénomènes pho-
niques entendus, retenus et répétés, et cette distinction,
sentie comme une valeur intersubjective et constante, tend
vers une signification. Au désir de communiquer avec autrui
^'ient s'ajouter la faculté de lui communiquer quelque chose.
Justement, ces premières distinctions, visant à devenir
significatives, exigent des oppositions phoniques simples,
nettes, stables, aptes à se graver dans la mémoire et à être
réalisées à volonté. La richesse phonétique du gazouillis
cède la place à une restriction phonologique.
Le lien étroit qui subsiste entre le tri des phonèmes, d'une
part, et le caractère immotivé et nettement conventionnel du
signe linguistique, de l'autre, est confirmé par le fait que les
exclamations et les onomatopées ne tiennent pas compte de
cette restriction ; ces gestes vocaux, qui, aussi dans le
langage des adultes, tendent à former une couche à part,
semblent directement rechercher les sons non admis ailleurs.
C'est justement la valeur expressive de l'insolite, plutôt que
la conformité au modèle, qui fait que les enfants emploient
dans leurs onomatopées les voyelles palatales arrondies,
tandis qu'ils continuent de les remplacer ailleurs par des
non-arrondies ou bien par des vélaires. Ainsi un garçon de
onze mois cité dans le livre connu de W. Stern reproduit
par 00 le mouvement des che\'aux et des voitures, le petit
Grégoire à 19 mois se sert de ces sons pour rendre les coups
de cloche et la fillette de Marcel Cohen dans son quinzième
mois imite par les mêmes voyelles l'aboiement du chien.
En changeant cette onomatopée en une simple désignation
du chien oo, elle adapte le vocalisme au sy.stème des phonèmes
dont elle dispose à l'époque.
En éliminant ces faits spécifiques et en suivant pas à pas
la formation du système phonologique chez l'enfant, nous
remarquons une régularité rigide dans la suite de ces
acquisitions qui, pour la plupart, forment, dans l'ordre du
temps, des enchaînements stricts et constants. Voici presque
un siècle que cette régularité frappe les observateurs : qu'il
s'agisse d'enfants français ou anglais, Scandinaves ou slaves,
allemands ou japonais, esthoniens, indiens du Nouveau-
Mexique, chaque desci'iption linguisticpie attentive vient
également confirmer le fait que la chronologie relative
de certaines innovations reste toujours et partout la même.
Par contre, l'allure de leur succession est très variable, et
deux faits consécutifs, se suivant immédiatement chez les
370 R. JAKOBSON
uns, peuvent être séparés par quelques années dans le déve-
loppement des autres. Espèce de film ralenti, ces cas de
développement phonologique différé sont particulièrement
instructifs.
D'ordinaire le vocalisme est entamé par une voyelle large
et le consonantisme simultanément par une occlusive de
l'avant -bouche ; habituellement c'est un A et une occlusive
labiale. La première opposition consonantique est celle de
la nasale et de l'orale et la seconde celle des labiales et des
dentales [P-T, M-X).
Ces deux oppositions forment le consonantisme mini-
mum des langues vivantes du monde et ne peuvent faire
défaut que dans des cas d'altérations extrinsèques et méca-
niques. Tel est le manque des labiales dans le tlingit (et dans
quelques parlers féminins de l'Afrique centrale), manque dû
à la mutilation artificielle des lèvres, et même dans ces cas,
la classe des labiales tend à être représentée dans le système
phonologique par des substituts spécifiques.
A la suite des deux oppositions consonantiques mentionnées,
une voyelle étroite vient s'opposer dans le langage enfantin
à la voyelle large, et l'étape ultérieure du vocalisme apporte,
ou bien un troisième degré d'ouverture, ou bien une scission
du phonème étroit en voyelle palatale et vélaire. Chacun
de ces deux processus aboutit à un système de trois voyelles,
ce qui est le vocalisme minimum pour les langues vivantes
du monde. Ce vocalisme minimum ainsi que le consonantisme
minimum exige visiblement la présence de phonèmes cumulant
deux " éléments différentiels » selon la terminologie saussu-
rienne (ainsi dans le système « triangulaire » des voyelles U,
A, I, le phonème U est vélaire par opposition à / et étroit
par opposition au phonème A, et dans le système « linéaire »
la voyelle moyenne est complexe : large par opposition à
l'étroite et en même temps étroite par opposition à la large).
Si nous abordons les acquisitions du consonantisme ou
bien du vocalisme enfantin dépassant le minimum signalé,
nous apercevons que leur ordre successif correspond exac-
tement aux lois générales de solidarité irréversible qui
régissent la synchronie des langues du monde.
Ainsi, dans le système phonologique de l'enfant , l'acqui-
sition des consonnes vélaires et palatales suppose l'acqui-
sition des labiales et des dentales, et dans les langues du
monde, la présence des vélaropalatales implique l'existence
simultanée des labiales et des dentales. Cette solidarité est
LOIS PHONIQUES DU LANGAGE ENFANTIN 371
irréversible : la présence des labiales et des dentales n'implique
pas la présence des vélaropalatales, comme le montre p. ex.
leur manque complet dans la langue de Tahiti et dans le
tatar de Kasimov ainsi que l'absence des nasales vélaires et
palatales dans quantité de langues.
L'acquisition des constrictives suppose l'acquisition des
occlusives et, parallèlement, dans les systèmes phonolo-
giques du monde, l'existence des premières implique celle
des dernières. Il n'y a pas de langues sans occlusives, mais
d'autre part on trouve maintes langues, en Océanie, en
Afrique et dans l'Amérique du Sud, complètement dépour-
vues de constrictives ; parmi les langues de l'ancien monde,
citons, par exemple, le karakalpak et le tamoul, manquant
tous les deux de phonèmes constrictifs autonomes.
L'acquisition enfantine des mi-occlusives opposées aux
occlusives correspondantes suppose l'acquisition des constric-
tives de la même série ; également dans les langues du monde
l'opposition d'une mi-occlusive et d'une occlusive dentale,
labiale ou vélaropalatale implique la présence d'une constric-
tive dentale, labiale ou vélaropalatale.
Aucune opposition horizontale des voyelles d'une ouverture
supérieure ne peut être acquise par l'enfant, tant que ses
voyelles d'une ouverture inférieure n'acquièrent la même
opposition. Cet ordre évolutif correspond exactement à la
loi synchronique générale formulée par Troubetzkoy.
L'acquisition enfantine des voyelles palatales arrondies,
secondaires selon le terme de Rousselot, suppose l'accfui-
sition des voyelles primaires, c'est-à-dire des vélaires arron-
dies et des palatales non-arrondies correspondantes. La série
secondaire implique la présence des voyelles primaires de
même ouverture dans les langues du monde.
Les oppositions relativement rares dans les langues du
monde sont parmi les dernières acquisitions de l'enfant.
Ainsi, la seconde liquide compte parmi les derniers accrois-
sements du système phonologique enfantin, et le R sibilant
(r), phonème excessivement rare dans les langues du monde,
termine d'ordinaire l'apprentissage phonologique des enfants
tchèques ; dans les diverses tribus indiennes faisant usage des
consonnes glottalisées les enfants tardent à les acquérir, et
les voyelles nasales n'apparaissent chez les enfants français
et polonais qu'après tous les autres phonèmes vocaliques.
On pourrait facilement augmenter le nombre des coïnci-
dences entre l'ordre évolutif du langage enfantin et les lois
372 n. JAKOBSON
générales que nous révèle la synchronie des langues de monde
et on trouvera sûrement encore plus de correspondances
analogues à mesure qu'on aura des données linguistiques
précises sur les enfants de groupes ethniques variés. Mais
on peut désormais tirer les conclusions résultant du fait
même du parallélisme signalé.
Tout système phonologique est une structure stratifiée,
c'est-à-dire formant des couches superposées. La hiérarchie
de ces couches est à peu près universelle et constante. Elle
apparaît, aussi bien dans la synchronie que dans la dia-
chronie de la langue ; il s'agit, par conséquent, d'un ordre
panchronique. S'il y a entre deux valeurs phonologiques
un rapport de solidarité irréversible, la valeur secondaire ne
peut apparaître sans la valeur primaire et la valeur primaire
ne peut être éliminée sans la valeur secondaire. Cet ordre
se manifeste dans le système phonologique existant et il
en régit toutes les mutations ; le même ordre détermine,
comme nous venons de l'observer, l'apprentissage du langage,
système en devenir, et — ajoutons — il persiste dans les
troubles du langage, système en désagrégation.
Comme nous l'apprennent par exemple les observations
des psychiatres, dans les troubles du langage, les voyelles
nasales tendent les premières à disparaître, de même l'oppo-
sition des liquides est apte à s'amuir, les voyelles secondaires
succombent plutôt que les primaires, les constrictives et les
mi-occlusives se changent en occlusives, les consonnes vélaires
sont perdues avant celles de l'avant -bouche, et les consonnes
labiales ainsi que la voyelle A sont les derniers phonèmes
résistant à la destruction, ce qui correspond exactement au
stade initial du langage enfantin. Les couches supérieures
sont enlevées avant les inférieures. Les dégâts aphasiques
reproduisent à l'envers l'ordre des acquisitions enfantines.
Une analyse phonologique approfondie des aphasies (c'est-
à-dire des troubles du langage de caractère interne, sans
lésion de l'appareil phonatoire) est appelée à mettre en
lumière les correspondances en question, également fertiles
pour le psyihiatre et pour le linguiste.
On a bien signalé jadis quelques points de contact isolés
entre le langage enfantin, d'une part, et le répertoire des
phonèmes dans certaines langues dites primitives, de l'autre,
mais on envisageait ces langues comme des survivances
reflétant, pour ainsi dire, l'enfance de l'humanité et on
faisait appel à la loi biogénétique de Haeckel. selon laquelle
LOIS PHONIQUES DU LANGAGE ENFANTIN 373
l'individu récapitule dans son développement la phylogénèse,
le développement de l'espèce. Cependant, la disette de
phonèmes dans une langue donnée n'est pas nécessai-
rement une pauvreté primordiale, et souvent au con-
traire l'étude historique indique que l'appauvrissement
est de date récente. Ce qui reste probant, dans l'accord
entre le langage enfantin et les langues du monde, c'est
uniquement l'identité des lois structurales qui règlent
toute modification du langage individuel et social ; c'est, en
d'autres termes, la même superposition stable des valeurs
qui se trouve à la base de tout accroissement et décroissance
du système phonologique.
Mais il ne suffit pas de mettre en relief la régularité de cette
superposition, il s'agit de l'expliquer en démontrant sa
nécessité. L'insuffisance des interprétations isolantes est
claire. Les lois du langage enfantin ne peuvent pas être
séparées des faits correspondants dans les langues du monde.
On a, par exemple, aperçu dans le langage enfantin l'appa-
rition précoce des consonnes labiales et dentales par rapport
aux vélair^s. et on a cherché à la motiver par le mouvement
accoutumé de la succion ; mais à peine trouverait-on même
un freudiste fervent qui voulût invoquer le souvenir infan-
tile pour expliquer une autre manifestation de la même loi,
à savoir la chute des vélaires dans certains idiomes tatares
ou polynésiens. Au lieu d'envisager l'ensemble des oppositions,
phonématiques successivement acquises par l'enfant, on
émiettait cette structure ordonnée. Ainsi, en attribuant
l'antériorité des labiales à la protrusion des lèvres ou à l'imi-
tation visuelle, on oubliait que l'opposition primaire, la
plus nette et la plus stable, celle de la labiale orale et nasale,
reste dans ce cas tout à fait incompréhensible.
Cependant la superposition phonologique est rigidement
conséquente, elle suit le principe du contraste maximum
et dans l'ordre des oppositions elle procède du simple et
de l'homogène au complexe et au différencié. Bornons-nous
pour le moment à citer rapidement quelcjues exemples.
La période du babil enfantin commence par des sons
indéterminés que les observateurs disent n'être encore ni
consonnes ni voyelles, ou bien, ce qui revient au même, être
les deux à la fois. La période du babil aboutit à la délimi-
tation nette de la consonne et de la voyelle. Au point de vue
moteur, les deux catégories s'opposent l'une à l'autre comme
resserrement et dilatation. C'est un .1, voyelle large, qui
374 R. JAKOBSON
offre le maximun de dilatation ; d'autre part les consonnes
occlusives présentent l'ouverture zéro, et parmi les occlusives
ce sont les labiales qui ferment la cavité buccale tout entière.
On pouvait s'attendre a priori à ce que, justement, ce contraste
maximun fût appelé à entamer la distinction entre vocalisme
et consonantisme au seuil du langage enfantin, et l'expé-
rience vient confirmer cette attente.
C'est sur l'axe des successivités que surgit, au début,
l'opposition des deux catégories. L'occlusive labiale forme,
en combinaison avec la voyelle, le germe de la syllabe. L'oppo-
sition des phonèmes sur l'autre axe, celui des simulta-
néités, selon la bonne terminologie saussurienne, n'existe
pas encore. Et c'est pourtant cette opposition qui est la pré-
misse nécessaire de la fonction distinctive des phonèmes.
La syllabe, cadre phonématique, exige un contenu phoné-
matique, cadre et contenu étant, comme l'a fait observer
Viggo Brôndal, deux notions solidaires.
Tuyau sans fermeture et tuyau à fermeture — ou en
d'autres termes voyelle et consonne — voici une nouveauté
qui intervient : ainsi surgit la première opposition sur
l'axe des simultanéités — l'opposition des occlusives
orale et nasale : pendant que la voyelle reste caractérisée
par l'absence de tuyau à fermeture, la consonne se -scinde en
deux — l'une munie d'un seul tuyau à fermeture et l'autre,
qui ajoute au premier un tuyau collatéral ouvert, et synthé-
tise ainsi les traits spécifiques de l'occlusive orale et de la
voyelle. Cette synthèse est la conséquence naturelle de
l'opposition consonne-voyelle, tandis que les voyelles
nasales, opposées aux orales comme un double tuyau ouvert
à un seul tuyau ouvert, présentent dans la langue un fait
beaucoup plus spécial et moins contrastant. C'est pourquoi
les voyelles nasales, de même que les consonnes à double
ocr-lusion, apparaissent rarement dans les langues du monde
et très tardivement chez les enfants destinés à parler ces
langues ; par contre l'opposition universelle des consonnes
nasales et orales est la première opposition qui tend à prendre
une valeur significative dans le langage enfantin.
Pour élucider la seconde scission consonantique ,
rappelons en abrégé les découvertes géniales de Koehler et
de Stumpf, dont la linguistique n'a pas encore tiré toutes
les conclusions. C'est à ces maîtres de l'acoustique moderne
qu'appartient le mérite d'avoir distingué et établi, dans les
sons du langage, deux espèces de caractères irréductibles.
LOIS PHONIQUES DU LANGAGE ENFANTIN 375
Semblables aux couleurs, les sons du langage sont chroma-
tiques à divers degrés ou achromatiques d'une part,
clairs (aigus) ou sombres (graves) de l'autre. Cette dernière
opposition gagne en valeur, à mesure que le chromât isme
baisse. Parmi les voyelles c'est A qui est le son le plus chro-
matique et le moins apte à l'opposition du clair et du sombre,
et les voyelles étroites sont au contraire les plus enclines à
cette opposition et les moins chromatiques. Ces deux dimen-
sions du triangle vocalique dont l'horizontale U-I est la base
et la verticale A la hauteur, correspondent suivant la fine
analyse de Stumpf à deux processus psycho-physiologiques :
« U-I Process » concernant l'opposition du clair et du
sombre, et «^-Process» qui détermine les degrés du
chromatisme. Le premier processus est fondamental^,
tandis c[ue le second est accessoire^ :
A K
i
1
Or ce savant reconnaît qu'il n'y a pas de langues dont le
vocalisme se baserait uniquement sur le processus fonda-
mental. Il n'a peut-être existé isolément qu'à une époque
prélinguistique ? se demande Stumpf avec hésitation. ]^Iais
cette supposition ne résout aucunement le problème. Le
vocalisme linéaire existe parfaitement dans les langues du
monde que nous connaissons, mais c'est justement la base
du triangle qu'il supprime. Ainsi le système des voyelles se
trouve réduit à la verticale 1<^ dans plusieurs langues du
Caucase de l'Ouest analysées par Troubetzkoy, et 2° chez
les enfants (ainsi que chez les aphasiques) à l'étape où ils
ne font pas de distinction entre diverses voyelles d'une même
aperture (p. ex. entre U et /), les utilisant comme des variantes
combinatoires ou stylistiques, ou bien n'en employant qu'une
seule. Ces faits sembleraient prouver un paradoxe insoute-
nable : on dirait que le processus fondamental est insépara-
blement lié au processus accessoire, tandis que ce dernier
peut exister seul !
Cependant cette contradiction apparente se trouve levée
(1) Ligne continue dans notre schéma.
(2) Pointillé dans notre schéma.
376
R. JAKOBSON
dès qu'on envisage le vocalisme et le consonantisme comme
deux parties d'un tout et dès qu'on tire, ce qu'a omis
Stumpf. les conséquenses de sa propre définition lumineuse,
selon laquelle c'est la présence du chromatisme prononcé
(ausgepragte Farbung) qui distingue en premier lieu les
voyelles des consonnes. Étant donné que les voyelles sont
des phonèmes chromatiques par excellence, c'est donc A, le
sommet du chromatisme qui se présente comme la voyelle
optimum, princeps vocaliiim, selon le mot de Hellwag. La
verticale A, différenciant les degrés du chromatisme, est
naturellement le pivot cardinal, parfois même unique du
vocalisme. Les consonnes sont des phonèmes sans chroma-
tisme prononcé et l'opposition du clair et du sombre, contraste
qui augmente, à mesure que le chromatisme diminue, repré-
sente par conséquent le pivot cardinal du consonantisme.
L'analyse accoustique nous montre que les labiales opposent
un timbre sombre au timbre clair des dentales. Étant donné
que le timbre sombre représente, selon Stumpf, le maximum
quantitatif du processus en question, ce, sont les labiales qui
offrent l'optimum consonantique.
Plusieurs lois trouvent à la fois leur explication interne ;
à savoir : la priorité des consonnes labiales et de la voyelle A.
l'antériorité de la ligne de base^ dans le consonantisme oral
et nasal, c'est-à-dire de sa scission en labiales et dentales,
l'antériorité de la ligne-hauteur^ dans le vocalisme, c'est-à-
dire de sa difïérenciation d'après le degré de l'aperture,
et enfin l'ordre de scission des voyelles en vélaires et pala-
tales, procédant des étroites aux larges.
Dans l'acquisition du langage, la première opposition
vocalique est postérieure aux premières oppositions conso-
nanliques : il y a donc un stade où les consonnes remplissent
déjà une fonction distinctive. tandis que la voyelle unique
ne sert encore que d'appui à la consonne et de matière pour
les variations expressives. Donc nous voyons les consonnes
prendre la valeur de phonèmes avant les voyelles. Autrement
dit d'abord apparaissent les phonèmes achromatiques qui
se scindent sur l'horizontale, ligne du noir et du blanc ;
ensuite surgissent les phonèmes chromatiques en se difïé-
renciant sur la verticale, ligne des degrés du chromatisme.
(1) Ligne continue plus grosse dans notre schéma.
(2) Ligne pointillée plus grosse dans notre schéma.
LOIS PHONIQUES DU LANGAGE ENFANTIN 377
L'antériorité du processus fondamental par rapport
au processus accessoire est donc entièrement confirmée !
Les sons achromatiques, ou plus exactement les sons sans
chromatisme prononcé, manifestent, comme Stumpf l'a déjà
signalé, divers degrés de l'achromatisme. On retrouve donc
dans le consonantisme les deux dimensions correspondant à
celles du vocalisme, mais dans un ordre hiérarchique inverse.
Le vocalisme linéaire est vertical, tandis que le consonan-
tisme linéaire est réduit à la ligne de base. Ce sont les con-
sonnes vélaropalatales qui présentent le minimum d'achro-
matisme. Éloignées, ainsi que les voyelles larges, von der
Linie der blossen Helligkeiten, selon l'expression de Stumpf,
elles sont relativement peu aptes à se scinder d'après le
caractère clair ou sombre en deux classes distinctes : celle
des palatales et celle des vélaires. Elles forment donc le
sommet du triangle consonantique. Les phonèmes du sommet
dénotent un plus haut degré d'intensité spécifique que ceux
de la base correspondante. Rappelons que ceteris paribus les
voyelles larges sont, par ordre de perceptibilité, au-dessus des
étroites, et les consonnes vélaropalatales au-dessus des
consonnes correspondantes de l'avant -bouche. Or, ce qui n'est
qu'un épiphénomène pour les oppositions vocaliques, fait
l'essence même des consonnes vélaropalatales. Stumpf a
soumis K, T et P k une filtration acoustique : quand T et P
sont en train de disparaître, il subsiste encore de la vélaire
le bruissement d'un coup sec. C'est au coup de glotte, phonème
occlusif indéterminé, que se trouvent réduites les vélaires dans
les langues au consonantisme linéaire et souvent dans le
langage enfantin (ou aphasique) du stade correspondant.
Il est clair que l'opposition des voyelles et des occlusives,
ou, en d'autres termes, celle de l'ouverture et de la fermeture
précède l'opposition de la fermeture complète et de la ferme-
ture atténuée, c'est-à-dire l'opposition des occlusives et des
constrictives. L'opposition d'un U et d'un / renferme deux
distinctions parallèles, à savoir celle des vélaires et des pala-
tales, et celle des arrondies et des non-arrondies. La séparation
de ces deux distinctions, qui permet de combiner deux pro-
priétés inverses dans un phonème palatal arrondi ou vélaire
non-arrondi, est, cela va sans dire, une acquisition secondaire.
La complexité des mi-occlusives est exactement de la même
nature.
En continuant de confronter les acquisitions linguistiques
de l'enfant avec la typologie des langues du monde, on entre-
14—1
378 R. JAKOBSON
voit que le groupement des phonèmes et le système des
significations grammaticales sont également sujets à la même
règle de la superposition des valeurs.
L'universalité et la logique interne de l'ordre hiérarchique
énoncé permet, semble-t-il, de l'admettre aussi pour la
formation du langage (glottogonie). Cette immutabilité
nous autorise à vérifier et à accepter, par exemple, l'hypo-
thèse ingénieuse récemment émise par P. van Ginneken (et
autrefois par Noiret) sur les rudiments de la langue humaine :
les oppositions consonantiques sont antérieures aux oppo-
sitions vocaliques. Il est vrai que le chercheur suppose un
stade encore plus ancien, celui des clics, mais il fait lui-même
remarquer que d'après leur fonction, ce ne sont pas encore des
phonèmes, mais de simples gestes vocaux, formant à propre-
ment parler, une couche prélinguistique, extralinguistique
et, ajoutons, « post-linguistique », comme le montre l'étude
des aphasies. De même l'hypothèse de Trombetti sur l'anté-
riorité des occlusives se trouve corroborée, contrairement à
la priorité des mi-occlusives professée par Marr.
Nous avons essayé de mettre en relief la stratification ri-
goureuse de quelques oppositions phonologiques, et de démon-
trer comment cet ordre apparaît^. Le principe est simple
jusqu'à paraître banal : il est impossible de placer le toit sans
avoir posé la charpente, de même qu'on ne peut pas ôter la char-
pente sans enlever le toit. Mais c'est à ce principe qu'obéissent
la dynamique et la statique de la langue ; il coordonne des faits
qui passaient pour disparates, il élimine quelques prétendues
« énigmes insolubles », et il donne un sens unique à des lois
en apparence dépareillées et aveugles. Le développement
phonologique de l'enfant aussi bien que le développement
de l'aphasie n'est dans ses grandes lignes que le corollaire de
ce principe.
Tout cela nous prouve que le choix des éléments diffé-
rentiels à l'intérieur d'une langue loin d'être arbitraire et
fortuit, est au contraire régi par des lois (ou tendances)
d'ordre universel et constant. Nous venons de passer rapi-
dement en revue quelques lois d'implication : l'existence
d'une entité Y implique l'existence d'une entité A' dans
le même système phonologique. On pourrait également exa-
miner une autre série de lois, non moins importantes pour
(1) Cf. R. Jakobson, Kindersprache, Aphasie und allgemeine Lautgesetze,
Uppsala 1941.
LOIS l'IIOMQUKS nu LANGAGE ENFANTIN 379
la typologie des langues. Ce sont les lois d'incompati-
bilité : l'existence d'une entité Y exclut l'existence d'une
entité X dans le même système phonologique.
Hanté — malgré tout son élan novateur — par l'esprit
anti-finaliste de la fin du siècle dernier, F. de Saussure enseigne
ce qui suit : « Par opposition à l'idée fausse que nous nous en
faisons volontiers, la langue n'est pas un mécanisme créé et
agencé en vue des concepts à exprimer ». Or à présent nous
sommes à même de répliquer, que par opposition à l'hyper-
criticisme destructif de l'époque en question, c'est le sens com-
mun, c'est précisément l'idée que nous, sujets parlants,
nous faisons volontiers de la langue, qui est parfaitement
véridique : la langue est en fait un instrument régi et agencé
en vue des concepts à exprimer. Elle s'empare efficacement
des sons et elle transforme ces données naturelles en des
qualités oppositives, aptes à porter le sens. Les lois de la
structure phonologique que nous venons d'aborder en sont
une preuve.
INDEX TERMINOLOGIQUE
Accent de phrase, 242.
Accents secondaires, 229.
Accentuation (corrélation d'), 214,
221.
Accentuation libre, voir Accentuation
(corrélation d').
Acte de parole, 1.
Affinité linguistique, 353 et suiv.
Aperture (Voir Degrés d'aperture).
Aphasie, 372.
Aphonématiques (Signes démarcatifs),
292, 293.
Apparentées et équipollentes (Séries —
de localisation des consonnes), 139.
Apparié (Phonème), 89.
Appel (Phonologie d', fonction d'), 16,
24-29.
Appui (Occlusion d'), 153.
Archiphonème, 81.
Arrondissement des lèvres, 103.
Arrondissement (Corrélation vocali-
que d'), 148.
Aspiration (Corrélation consonantique
d'), 165.
Association de langues, 353.
Associative (Fonction), 53.
Auxiliaires phonologiques, 53.
B
Bilatérales (Oppositions), 70.
Bruyantes, 15.
C
Centre de syllabe, 197.
Centrifuge (Phonèmes vocaliques à
déroulement), 129.
Centripète (Phonèmes vocaliques à
déroulement), 129.
Chaînes d'oppositions, 72.
Claires (Voyelles), 103.
Claquement (Corrélation consonan-
tique de), 150.
Classes de localisation (ou de ton
propre) des voyelles, 103.
Classes de localisation des consonnes,
135.
Classification fonctionnelle des pho-
nèmes, 262.
Clicks, 150.
Consonantisme minimum, 370.
Consonnes, 96, 97, 200 n.
Constantes (Oppositions), 80.
Contenu du phonème, 68.
Contraste (Corrélation consonantique
de), 164.
Convergence des développements, 354.
Corrélations, 89.
Coup de glotte (Corrélation proso-
dique de), 231.
Coupe de syllabe (Corrélation proso-
dique de), 234.
Creux (Son), 143.
Crible phonologique, 54.
Culminative (Fonction), 32.
Culminatives (Oppositions — de diffé-
renciation prosodique), 214.
D
Degré d'aperture (Particularités voca-
liques de), 98, 100, 112, 115.
Degré d'aperture stable ou variable
des voyelles longues 127, 128.
Degrés d'obstacle (des consonnes),
159-164.
Délimitative (Fonction), 31-32.
Déphonologisation, 319.
Déroulement complet ou interrompu
des voyelles, 128.
Différenciation (Particularités proso-
diques de), 99.
382
INDEX TERMINOLOGIQUE
Dilïérenciation maxima ou minima
des phonèmes (Position de), 261.
Diphtongues de mouvement, 59, 126.
Directement distinctives (Opposi-
tions), voir Indirectement phonolu-
giques (Oppositions).
Distinctive ou diiïérenciative (Fonc-
tion), 31, 32.
Distinctives ou différenciatives (Oppo-
sitions), 33.
Distinctive ou diiïérenciative (Parti-
cularité), voir Pertinente (Parti-
cularité phonologiquement).
Durative (Corrélation — des conson-
nes), 161.
E
Effectivement (Oppositions — privati-
ves, graduelles ou équipoUentes),
79-80.
Emphatique (Corrélation de mouil-
lure), 146.
Emphatique (Corrélation de vélari-
sation), 147.
Enfantin (Langage), 367.
ÉquipoUentes (Oppositions), 76-77.
Équivalents phoniques permis, 23.
Étendue des groupes de phonèmes,
329.
Expiration (Corrélation de mode d'),
voir Récursion (Corrélation de).
Expressive (Fonction, phonologie),
16 et suiv., 18-26, 27-29.
Extrême (Terme), 77.
Faisceaux de corrélation, 90, 149.
Fonctions phoniques, 31, 32.
Fonctionnement du système des pho-
nèmes, 80.
Fondamentales (Séries — de localisa-
tion des consonnes), 135.
Fréquence des phonèmes, 284.
Gémination (Corrélation de — conso-
nantique), 184.
Gémination (Corrélation prosodique
de), 201 et suiv., 215.
Géographie linguistique, 343, 363.
Graduelles (Oppositions), 77.
Groupes de parenté des corrélations,
93.
Groupes de phonèmes, 330.
Groupes phoniques potentiellement
monophonématiques, 57.
Groupements de phonèmes univer-
sellement admis ou non admis, 266-
268.
Gutturalisation complète (corrélation
consonantique de), 154.
H
Harmonie vocalique, 301.
Hérétogènes (Oppositions), 71.
Homogènes (Oppositions), 71.
Impermutables (Sons), 34.
Indéterminée (Voyelle), 124.
Indirectement distinctives (Opposi-
tions), 36.
Indirectement phonologiques (Oppo-
sitions), 36.
Intégrale (Méthode), 216.
Intensité (Corrélation consonantique
d'), 165.
Intensité (Corrélation prosodique d'),
215.
Intention phonique, 37.
Intonation de phrase, 238.
Inventaire des phonèmes, 69.
Isolées (Oppositions), 72.
Labiale (Corrélation consonantique),
148.
Labiovélarisation (Corrélation conso-
nantique de), 154.
Langue, 1 et suiv., 354.
Langue (Opposition de place de la),
103.
Lèvres (Opposition de participation
des), 103.
Lexicales (Oppositions), 94.
Limite (Position), 292.
Linéaires (Oppositions), 72.
Linéaires (Systèmes vocaliques), 101,
102.
Liquide (Corrélation consonantique),
160.
Liquides, 156.
Localisation (Particularités de), 98.
Localisation (Particularités de — des
consonnes), 135 et suiv.
INDEX TERMINOLOGIQUE
383
Localisation (Particularités de — des
voyelles), 100, 102 et suiv.
Logiquement (Oppositions — privati-
ves, graduelles ou équipoUentes), 80.
Loi de Polivanov, 330.
Loi de Zipf, 282-283.
Lois générales des combinaisons de
phonèmes, 264.
M
Macrophonème, 45.
Marqué (Terme), 77.
Marque de corrélation, 89.
Marques phonologiques, 74.
Mat (Série à son), 142.
Microphonème, 45.
Mise en relief culminative, voir
Accentuation (Corrélation d').
Mode de franchissement (Particula-
rités consonantiques de), 98.
Mode de franchissement du premier
degré (Corrélation de), 159-164.
Mode de franchissement du second
degré (Corrélation de), 164-184.
Mode de franchissement du troisième
degré, voir Gémination (Corrélation
de — ■ consonantique).
Mode de liaison (Particularités proso-
diques de), 99.
Mode de liaison (Oppositions proso-
diques de), 128, 231.
Momentanée (Corrélation consonan-
tique), 161.
Monophonématique (Valeur — des
groupes phoniques), 57.
Mores (Langues qui comptent lesl,
207.
Morphoriologie, 337.
Mouillure (Corrélation consonantique
de). 146.
Mouillure emphatique (Corrélation
consonantique de), 146.
Moyen (Terme), 77.
Moyennes (Voyelles), 103.
Multilatérales (Oppositions), 70.
Mutation phonologique, 318.
N
Nasale (Corrélation consonantique).
189.
Nasalisation consonantique (Corré-
lation de), 195.
Nasalité [Corrélation vocalique de),
130.
iSeutralisables (Oppositions), 80.
Neutralisation (Position de), 81.
Neutralisation conditionnée par le
contexte, 247.
Neutralisation conditionnée par la
structure, 247, 254.
Non apparié (Phonème), 89.
Non distinctives (Oppositions), voir
Distinctives (Oppositions).
Non linéaires (Oppositions), 72.
Non marqué (Terme), 77.
O
Obstacle (Degrés consonantiques d'),
159-164.
Occlusive (Corrélation), voir Rappro-
chement (Corrélation de).
Oppositions phonologiques, 30 et
passim.
P
Parole, 355.
Participation des lèvres (Oppositions
de), 103.
Particularités non pertinentes, 39, 40.
Partiels (Systèmes vocaliques), 115.
Pauses de phrase, 244.
Permutables (Sons), 34.
Permutation des fonctions, 332.
Pertinence abstractive, 45.
Pertinence (Positions de), 81.
Pertinent (Délinition), 34.
Phonématiques (Signes démarcatifs),
292, 293.
Phonème, 37 et suiv.
Phonème (Définition du), 41 et suiv.
Phones, 43.
Phonétique, 3 et suiv., 10 et suiv.
Phonologie, 3 et suiv., 11 et suiv.
Phonologisation, 319, 321.
Phonométrie, 7 et suiv.
Phonostylistique, 29.
Phrase (Accent de), 242.
Place de la langue (Opposition de),
103.
Plat (Son), 143.
Plénitude vocale (Particularités de),
voir Degré d'aperture (Particula-
rités de).
Polyphonématique (Valeur — des sons
simples), 63.
384
INDEX TERMINOLOGIQUE
Préaspiration (Corrélation consonan-
tique de), 166.
Pression (Corrélation consonantique
de), 165.
Privatives (Oppositions), 77.
Proportionnelles (Oppositions), 72.
Proportions, 73.
Prosodème, 212.
Psychophonétique, 10.
Quadrangulaires (Systèmes vocali-
ques), 101.
R
Rapprochement (Corrélation conso-
nantique de), 161.
Réalisation, 40, 343.
Récursion (Corrélation consonantique
de), 165.
Récursives (Consonnes), 165.
Registre (Corrélation prosodique de),
216.
Registre (Différences de — différen-
ciant des phrases), 241.
Relâchement (Corrélation consonan-
tique de), 166.
Répartition étymologique, 343.
Rephonologisation, 324.
Représentation phonique, 42.
Représentative (Fonction, phonolo-
gie), 18, 23, 28, 29.
Résonance (Particularités vocaliques
de), 98.
S
Sandhi interne, 339.
Semi-nasalité (Corrélation consonan-
tique de), 195.
Séries apparentées et équipollentes
(de localisation des consonnes), 139.
Séries de localisation des consonnes,
135.
Séries fondamentales (de localisation
des systèmes consonantiques), 135.
Signes démarcatifs, 291.
Signes démarcatifs négatifs, 307.
Signes uniques, 296.
Signes groupes, 296, 297.
Signifiante (Face) de l'acte de parole
et de la langue, 1 et suiv.
Signifiée (Face) de l'acte de parole
et de la langue, 1 et suiv.
Somltres (Voyelles), 103.
Son du langage, 40, 43.
Sons abstraits, 43.
Sons concrets, 44.
Sons fixes, 14.
Sons de transition, 14.
Sonantique (Corrélation), 159.
Sonantisme (Corrélation de), 159.
Strident (Série à son), 142.
Structure stratifiée des systèmes
phonologiques, 372.
Stylistique, 29.
Syllabe, 99, 196.
Syllabes (Langues qui comptent les),
'207.
Syllabisation (Corrélation de), 199.
Synharmonisme, 302.
Syntactiques (Oppositions), 94.
Système des oppositions phonologi-
ques, 69, 76, 343.
Systèmes vocaliques, 101 et suiv.
Tension (Corrélation consonantique
de), 165.
Timbre (Corrélation consonantique
de), 145.
Ton propre (Particularités de), voir
Localisation (Particularités voca-
liques de).
Traitement arithmétique de la quan-
tité, 207.
Transition (Sons de), 59.
Travail accessoire (Séries consonan-
tiques de), 144.
Triangulaires (Systèmes vocaliques),
101.
Trouble (Corrélation vocalique de),.
133.
U
Unité de cadre, 270.
Unité formelle, 316.
Unité phonologique distinctive, 36.
Unité prosodique, 99.
Variantes combinatoires, 50, 317.
Variantes facultatives, 47 et suiv.
INDEX DES LANGUES
385
Variantes phonétiques, 11, 47 et siiiv.
Variantes stylistiques, 48, 49.
Variation tonique (Corrélation proso-
dique de).
Vélarisation emphatique (Corrélation
consonantique de), 147.
\ûcahulaire (Unité de), 348.
Vocale (Corrélation — des consonnes),
165.
Vocaliques (Systèmes), 101.
Vocalisme minimum, 370.
Voyelle, 96, 200 n.
INDEX DES LANGUES
Abakan (Turc), 298.
Abkhaz, 102, 149, 264.
Aboua, 134.
Achoumawi, 168, 217, 232.
Adyghé (Tcherkesse), xv, 63, 67, 92,
102, 149, 158, 175, 176, 259.
Africaines (Langues), 194, 196, 206,
370.
Aghoul, 1.34, 148, 186, 249.
Aïnou, 362.
Albanais, 110, 131, 140, 161, 170, 211,
238 n., 362.
Aléoute (ounangan), 140, 189, 192.
Allemand, 21, 23, 24-25, 26, 31, 33,
34, 35, 36, 37, 39, 41, 42, 43, 45,
46, 47, 48, 50, 51, 52, 54, 55, 56,
58, 61, 64, 68, 69, 70, 71, 73, 74,
75, 77, 82, 83, 86, 93, 96, 97, 98,
110, 119, 126, 127, 130, 132, 139,
140, 158, 161, 167, 168, 169, 171,
199, 207, 208, 216, 222, 230, 234,
235, 238 n., 240, 241, 242, 243,
244, 245, 246, 247, 250, 251, 254,
255, 265, 270-272, 274, 275, 276,
277, 279, 287-288, 294, 297, 299,
307, 308, 309, 310, 311, 312, 314,
358, 362, 363, 369.
Altaï (Turc de I'), 298, 309.
Amérique du Nord (Langues de), 137,
139, 194, 206, 230, 295, 362.
Amharique, 173.
Ande, 117, 186.
Anglais, 45, 52, 59, 67, 82, 124, 127-
129, 140, 161-162, 168, 169, 207,
208, 210, 222, 234, 235, 252, 256,
269, 273, 276, 297, 300, 307, 308,
310, 312, 369.
Annamite, 110, 121, 265, 267, 362.
Arabe, 114, 147, 203, 208, 298, 337,
363.
Arménien, 201 n., 294, 295, 325, 363.
Artchine, 67, 87, 92, 106, 107, 108,
117, 148, 186, 225, 249, 308.
Aryennes (Langues — de l'Inde), 139,
361.
Assyro-babylonien, 113.
Avar, 61, 67, 117, 158, 175, 191, 193,
298, 312.
Avestique, xvi, 171.
B
Bachkir, 302.
Baltiques (Langues), xv, 230.
Bantoues (Langues), 148, 149, 150,
157, 246, 295.
Basque, 361.
Batse, 146.
Bengali, 177, 256, 292.
Birman, 73, 130-131, 149, 174, 205,
226, 232, 264, 267, 269, 270, 298.
Blanc-russe, voir Russe.
Boschiman, 150, 151, 512.
Bulgare, 55, 62, 67, 85, 124, 125, 169,
198, 200, 222, 249, 253, 255, 260,
261, 295, 296, 361, 364.
Carélien, 357, 361.
Caucase (Langues du), xiv, xv, xvi,
XVII, XX, XXI, 67, 91, 102, 140, 146,
148, 175, 176, 230, 249, 361, 362,
363, 375.
386
INDEX DES LANGUES
Chanty, voir Ostiak.
Chasta-Costa, 189, 192.
Chichewa, 117, 156, 163, 173, 191, 195.
Chinois, 61, 83, 132, 140, 173, 190,
193, 197, 198, 220, 221, 223, 225,
226, 299, 3.30, 331, 332, 339, 340,
349, 355, 361, 362.
Chinook, 143, 158, 191.
Chor (Turc), 309.
Coréen, 45, 66, 92, 93, 149, 186, 190,
296, 308, 309, 361, 362.
Daghestan (Langues du), 175.
Dakota, 176, 298.
Danois, 80, 110, 118, 158, 163, 168,
169, 197, 205, 223, 233 n., 307. 363.
Darguine, 186, 249, 295.
Dinka, 139, 144.
Doungane V, 149, 361, 362.
Dravidiennes (Langues), 139, 144.
Ecossais (gaélique), 118, 119, 121,
131, 145, 170, 234, 256, 292, 294.
Efik, 133, 197, 206, 217, 298, 307, 308.
Ehwé, 133, 207.
Enèze, voir Samoyède de l'iénisséi.
Erza, voir Mordve.
Espagnol, 48, 222.
Esquimau, 138, 140, 156, 161, 190,
297, 308.
Esthonien, 110, 211, 226, 231, 258,
266 n., 361, 362, 369.
Eurasiatiques (Langues), 145.
Européennes (Langues), 172, 246.
Evenk, voir Toungouse.
Fante, 119, 133, 240.
Finnois (ou Finlandais), 58, 109, 121,
186, 193, 201, 208, 236, 265, 294,
295, 301, 307, 308, 311, 361, 364,
Finno-ougriennes (Langues), 103, 256,
303, 304, 354, 361.
Fox, 166.
Français, 23, 26, 28 n., 48, 70, 78, 80,
81, 89, 90, 97, 98, 99, 110, 131,
140, 168, 169, 192, 216, 248, 249,
257, 265, 283, 287, 288, 296 n.,
307, 313, 330, 369, 371.
Gaélique, voir Écossais.
Ganda, 117, 133, 208.
Géorgien, 61, 91, 117, 173, 201 n.
Germaniques (Langues), 230, 361.
Grec ancien, 91, 173, 186, 193, 197,
225, 227, 258, 262, 292, 308.
Grec moyen, 122.
Grec moderne, 48, 85, 117, 120, 140,
161-162, 169, 173, 222, 225, 255,
356, 357.
Groenlandais, voir Esquimau.
Guiliak (nivkhe), 75, 140, 161.
Gwéabo, 119, 188, 190, 219, 266 n.
H
Haïda, 115, 139, 173, 265, 308.
Hébreu, 337.
Héréro, 137, 139, 144.
Hollandais, 110, 127, 130, 169, 171,
207, 208, 222, 234, 235, 238 n.,
255, 307, 362, 363.
Hongrois, 26, 27, 48, 56, 139, 140,
161, 168, 169, 207, 236, 295, 309,
354.
Hopi, 166, 209, 223, 225, 230, 234, 235.
Hottentot, 150, 151, 154, 179, 219 n.
Houpa, 143, 189, 192.
I
Ibo, 118, 133, 197, 21.3, 217, 301.
Inde (Langues de 1'), 139, 337, 361.
Indien (Moyen, pràkrit), 203, 208,
210, 265, 305.
Indiennes (Langues — du Nouveau-
Mexique), 369.
Indo-européen, xv, xvii, 325, 337-340,
349.
Ingouche, 146.
Iraniennes (Langues), xvii, 363.
Irlandais, 170, 194, 362.
Islandais, 295.
Italien, 48, 117, 140, 169, 193, 222,
225, 236, 237, 308, 310.
Italique, 325.
Japonais, 25 n., 35, 51, 53, 61, 66,
75, 86, 108, 117, 137, 145, 149,
185, 186, 193, 204, 210, 224, 227,
228, 249, 269, 275. 293, 309, 320,
361, 362, 369.
INDEX DES LANGUES
387
K
Kabarde, 49, 67, 143, 148, 174.
Kachoube, 131, 223, 231, 238, 29r3,
362, 364.
Kalmouk, 29.5.
Kamtchadale, xiv, 140.
Karakalpak, 371.
Kasak-kirghiz, 298, 302, 307.
Kasakh, voir Kasak-kirgliiz.
Kette, 140.
Kinyarwanda, 149, 171.
Kirghiz, 254, 298, 307, 329.
Koriak, xiv, 140.
Koubatchine, .148, 186, 249.
Kuârik (Turc), 309.
Kurine (lesghe), 110, 116, 121, 122,
148, 163, 175, 225, 249, 253, 256,
283.
Kwakiutl, 140, 148, 191.
Lakke, 113, 146, 175, 186, 187, 191,
193, 201, 295, 298.
Lamba, 85, 117, 1.33, 169, 197, 208,
217, 302.
Lapon, 161, 187, 212, 250, 256, 258,
266 n., 295, 304, 308, 361.
Latin, 106, 202, 208, 260, 296, 323,
329.
Lesghe, voir Kurine.
Letton (lette), 140, 169, 197, 205, 226,
233 n., 238 n., 258, 322, 361, 362,
363, 364.
Litiiuanien, 140, 145, 167, 169, 192,
197, 204, 214, 231, 238 n., 249,
253, 255, 260, 305, 361, 363.
Livonien (live), 295, 363.
Lonkundo, 216, 220.
Luoravetlane, voir Tchouktche.
M
Macédonien, 357.
Maidou, 203, 295.
Malais, 362.
Mandchoues (Langues), 256.
Manse, voir Vogoule.
Maya, 117, 169.
Mende, 156, 217, 240.
Mongol, 20, 121, 122, 123, 295.
Mongol-bouriate, 294.
Mongol-darkhat, 20.
Mongoles (Langues), 61, 256, 303, 361.
Monténégrin, 104, 117.
Mordve, 117, 145, 150, 171, 249, 254,
261, 361.
N
Nénèze, voir Samoyède-yourak.
Néo-indien, 134.
Nganasane, voir Samoyède-tavgy.
Nilotiques (Langues), 133.
Nivkhe, voir Guiliak.
Norvégien, 110, 121, 234, 235, 236,
238 n., 255, 307, 317, 355.
Nouba, 134, 136, 139, 145, 163, 169,
190, 292, 294.
O
Odoule, voir Youkaguir.
Osmanli (Turc), 296.
Ossète, XIII, 363.
Ostiak (Chanty), 106, 107, 186, 292,
309.
Oubykh, 102, 149.
Oude, 143, 146.
Oudmourt, voir Votiak.
Ougriennes (Langues), 340.
Ounangan, voir Aléoute.
Païoute, 203, 295, 303.
Paléo-asiatiques (Langues), 140.
Pédi, 67, 137, 158, 163.
Persan, 114.
Perse (Vieux), xvi, 115.
Peul, 175, 178, 195.
Polabe, xxiv, 109, 121, 146, 203, 252,
260, 295, 322.
Polonais, xix, xxiii, 58, 62, 64, 105,
117, 145, 161, 167, 169, 185, 194,
254, 264, 294, 295, 320, 324, 326,
3.39, 344, 354, 359, 361, 364, 371.
Polynésiennes (Langues), 373.
Portugais, 194, 222.
Prâkrit, voir Indien (Moyen).
R
Romanes (Langues), 230, 361.
Russe, xvi, XIX, XX, xxii, 15, 20,
21, 22, 23, 50, 51, 52, 54, 55, 56,
58, 60, 63, 64, 65, 66, 67, 73, 78,
80, 82, 85, 97, 106, 107, 115, 117,
121, 126, 145, 161, 169, 185, 214,
216, 221, 222, 240, 241, 243, 244,
246, 254, 255, 261, 280 n., 282, 300,
388
INDEX DES LANGUES
301, 308, 316, 317, 318, 320, 321,
323, 327, 328, 332, 335, 339, 340,
343, 344, 346, 347, 354, 355, 356,
357, 358, 359, 360, 361, 364.
Roumain III, 126, 140, 145, 169,
222, 361.
Routoul, 148, 175, 249.
Samoyède de l'Iénisséi (Enèze), 295.
Samoyède-ostiak (Sôlkoupe), 112, 190.
Samoyède-tavgy (Nganasane), 117,
295.
Samoyède-yourak (Nénèze), 169, 295,
308, 309.
Samoyèdes (Langues), xiv, 304, 361.
Sandavé, 137, 150, 152, 158, 177.
Sanscrit, xv, xvi, 91, 92, 144, 150, 185,
241 n., 249, 339.
Scandinaves (Langues), 362, 369.
Sémitiques (Langues), 140, 147, 337,
339, 340.
Serbo-croate, 62, 104, 117, 140, 157,
161, 163, 164, 168, 169, 171, 191,
193, 197, 198, 199, 208, 211, 227,
231, 238 n., 239, 245, 248, 250,
256, 259, 328, 329, 330, 331, 335,
357, 362, 364.
Shona, 117, 139, 144, 154, 175.
Siamois, 111, 197, 204, 226, 268.
Sindhi, 176, 177,
Sino-tibétain, 362.
Slave commun, xvi, xvii, xviii, xix,
XX, 321.
Slave (Vieux), xx, 305 n., 325.
Slaves (Langues), xv, xvii, xviii, xix,
XX, XXII, 48, 140, 230, 317, 323,
324, 325, 329, 330, 334, 339, 361,
364, 369.
Slovaque, 138, 140, 161, 167, 169,
191, 197, 202, 208, 249, 295, 321,
354.
Slovène, 48, 126, 131, 135, 172, 192,
195 n., 204, 208, 223, 227, 238 n.,
255, 362, 364.
Sôlkoupe, voir Samoyède-ostiak.
Somali, 140.
Sorabe (Wende de Lusace), 111, 121,
143, 144, 171, 191, 293, 294, 295.
Souahéli, 139, 157. *
Soudanaises (Langues), 137.
Souto, 67.
Suédois, 110, 234, 238 n., 255, 280 n.,
307.
Suisse allemand, 119.
Tabassarane, 134, 144, 176, 185.
Takelma, 246.
Tamoul, 21, 117, 157, 159, 160, 186,
190, 193, 236, 293, 302, 307, 309,
313, 371.
Taos, voir Tiva.
Tatare de la Volga ou Tatare de
Kazan, 302.
Tatares (Langues), 371, 373.
Tavgy, voir Samoyède-tavgy.
Tchèque, xxiii, 26, 55, 56, 58, 60, 65,
67, 75, 117, 138, 139, 140, 161,
162, 167, 169, 170, 191, 197, 199,
206, 207, 213, 242, 245, 254, 255,
265, 267, 288, 294, 295, 296, 297 n.,
325, 326, 354, 358, 359, 371.
Tchérémisse, 111, 125, 171, 251, 258,
361.
Tcherkesse, voir Adyghé.
Tchétchène, 61, 91, 146, 207, 256,
284, 292, 295, 308.
Tchouktche (Luoravetlane), xiv, 20,
133, 140.
Tchouvache, 320.
Téléoute, 298, 309.
Tibétain, 173.
Tigraï, 140.
Tiva (Langue — du pueblo de Taos),
162, 177, 191, 230.
Tlingit, 61, 115, 135, 140, 158, 189,
370.
Tonkawa, 115, 116, 191, 297.
Toungouse (Evenk), 246, 247, 308.
Toungouses (Langues), 303, 308.
Touraniennes (Langues), 258, 360.
Tsakhoure, 148, 249.
Tsigane, 358, 361, 363.
Tsimchiane, 61, 143, 174, 191, 264.
Tubatoulabal, 122, 203, 295, 307.
Turco-tatares (Langues), 61, 103, 111,
116, 256, 257, 295, 296, 298, 302,
303, 307, 309, 349, 354, 361, 363.
U
Ukrainien, 67, 126, 145, 150, 161,
169, 184, 222, 321, 328, 329, 331,
354, 359, 360, 361.
Uzbek, 65, 105, 296, 302, 361, 363.
INDEX DES LANGUES
389
V
Venda, 154.
Vespe, 361.
Vogoule (Manse), 186, 294, 295.
Votiak (Oudmoui-t), 111, 360, 361.
W
Wende de Lusace, voir Sorabe.
Y
Yakoute, 295, 298.
Yami, 83.
Yiddisch, 361.
Yorouba, 133, 194 n.
Youkaguir (Odouie), xiv, 20.
Yourak, voir Samoyède-yourak.
Zoulou, 67, 117, 137, 150, 152, 162,
197, 218, 220, 257, 302.
Zyriane, 110, 360, 361.
TABLE DES MATIÈRES
Préface du Cercle Linguistique de Prague (1939) v
Préface de A. Martinet vu
Préface du traducteur xi
Notes autobiographiques de N. S. Troubetzkoy, commu-
niquées par R. Jakobson xiii
Bibliographie des principaux travaux de N.B. Troubetzkoy,
relatifs à la phonologie xxix
Introduction
1. Phonologie et phonétique 1
2. Phonostylistique 16
Phonologie
Remarques préliminaires 31
DIACRITIQUE
Étude de la fonction phonique distinctive
I. Notions fondamentales
1. L'opposition phonologique distinctive 33
2. Unité phonologique distinctive. Phonème. Variante 36
3. La définition du phonème 41
II. Règles pour la détermination des phonèmes
1. Distinction entre phonèmes et variantes 47
2. Fausse appréciation des phonèmes d'une langue étrangère. 54
3. Phonèmes simples et groupes de phonèmes 57
A) Valeur monophonématique 57
B) Valeur polyphonématique 64
4. Erreurs sur la valeur monophonématique ou polyphoné-
matique des sons dans des langues étrangères 66
III. Classification logique des oppositions distinctives
1. Contenu des phonèmes et système des phonèmes 68
2. Classement des oppositions 69
392 TABLE DES MATIÈRES
A) D'après leurs rapports avec tout le système des oppo-
sitions : oppositions bilatérales et multilatérales ; opposi-
tions proportionnelles et isolées ; structure du système de
phonèmes reposant sur elles 69
B) D'après le rapport existant entre les termes de l'opposition :
oppositions privatives, graduelles et équipoUentes 76
C) D'après l'étendue de leur pouvoir distinctif : oppositions
constantes et neutralisables 80
3. Les corrélations 87
4. Les faisceaux de corrélations 90
IV. Systèmes phonologiques des oppositions
PHONIQUES DISTINCTIVES
1. Remarques préliminaires 93
2. Classement des particularités phoniques distinctives 96
3. Les caractéristiques des voyelles 100
A) Terminologie 100
B) Particularités de localisation (ou de ton propre) 102
C) Particularités de degré d'aperture (ou de plénitude vocale). 112
D) Particularités de résonance 130
4. Les caractéristiques des consonnes 135
A) Particularités de localisation 135
a) Les séries fondamentales ^ 135
b) Séries apparentées et équipoUentes 139
c) Les séries de travail accessoire 144
d) Phonèmes consonantiques en dehors des séries de locali-
sation 156
B) Particularités de mode de franchissement 159
a) Les degrés d'obstacle et les corrélations de mode de fran-
chissement du premier degré 159
b) Corrélations de mode de franchissement du second degré. 164
c) L'opposition de géminalion en tant que corrélation de
mode de franchissement du troisième degré 184
C) Particularités de résonance 189
5. Les caractéristiques prosodiques 196
A) Les centres de syllabe 196
B) Syllabe et more, interprétation phonologique de la quantité 201
C) Les particularités de différenciation prosodique 212
a) Classification 212
b) Corrélation d'intensité et de gémination prosodiques . . . . 215
c) Corrélation de registre 216
d) Corrélation d'accentuation 221
D) Oppositions prosodiques de mode de liaison 231
a) La corrélation de coup de glotte 231
b) La corrélation de coupe de syllabe 234
TABLE DES MATIERES 393
E) Oppositions prosodiques distinguant des phrases 237
a) U inlonalion de phrase 238
b) Différences de registre distinguant des phrases 241
c) L'accent de phrase 242
d) Les pauses de phrase 244
e) Remarques générales 244
6. Les éléments distinctifs anomaux 245
V. Types de neutralisation des oppositions distinctives
1 . Généralités 246
2. Types de neutralisation conditionnée par le contexte 247
A) Neutralisation dissimilative 248
B) Neutralisation assimilalive 251
C) Neutralisation combinée et conditionnée par le contexte 253
3. Types de neutralisation conditionnée par la structure 254
A) Neutralisation centrifuge 254
B) Neulralisalion réduclive 255
C) Neutralisation combinée et conditionnée par la structure 258
4. Types mixtes de neutralisation 259
5. Résultat des difîérents types de neutralisation 260
VI. Les ciROUPEs de phonèmes
1. La classification fonctionnelle des phonèmes 262
2. Le problème des lois prénérales régissant les combinaisons de
phonèmes 264
3. Méthode pour l'étude des combinaisons 269
4. Groupements anomaux de phonèmes 274
VIL De la statistique phonologioue
1. Les deux types de dénombrement 276
2. Nombres conditionnés par le style et nombres conditionnés
par la langue 277
3. Interprétations proposées de la fréquence des phonèmes. . 281
4. Fréquence réelle et fréquence attendue 284
5. La statistique phonoloirique dans le vocabulaire 286
ORISTIQUE
Étude de la fonction phonique diîîérenciative
I. Remarques préliminaires 290
IL Signes démarcatifs phonématiques et aphonématiques. . . 292
III. Signes uniques et signes-groupes 296
IV. Signes démarcatifs positifs et négatifs 307
394 TABLE DES MATIÈRES
1. Signes démarcatifs négatifs el phonémaiiques 307
A) Signes uniques 307
B) Signes-groupes 308
2. Signes démarcatifs négatifs el aphonématiques 309
A) Signes uniques 309
B) Signes-groupes 309
V. Emploi des signes démarcatifs 311
APPENDICES
I. Principes de phonologie historique, par Roman Jakobson. 315
II. Réflexions sur la morphonologie, par N. S. Troubetzkoy. 337
III. Phonologie et géographie historique, par N. S. Trou-
betzkoy 343
IV. Sur la théorie des affinités phonologiques entre les langues,
par Roman Jakobson 351
V. Les lois phoniques du langage enfantin et leur place dans
la phonologie générale, par R. Jakobson 367
Index terminologique 381
Index des langues 385
Table des matières 391
NOTE DU TRADUCTEUR
TAMOUL
M. Meile, professeur de langues de l'Inde à l'École Nationale des Langues
Orientales Vivantes, a bien voulu examiner les passages des « Principes de
Phonologie » relatifs au tamoul, notamment les pp. 159-160, 186, 307, 309, 313.
Il me communique les remarques suivantes :
Il n'y a pas en tamoul cinq, mais six classes de localisation des consonnes :
labiales, apicales plates, apicales alvéolaires, apicales rétrollexes (donc trois
séries apicales, fait inconnu ailleurs), dorsales prépalatales, dorsales postpala-
tales. Le phonème que Troubetzkoy appelle, selon l'usage, R, n'est pas une
sonante, mais la bruyante alvéolaire : à l'intervocalique, ce phonème est réalisé
comme spirante sonore, ce qui fait qu'on entend quelque chose qui ressemble
à un r, mais s'il est géminé, on entend approximativement ^fZr, et le groupe NR
est perçu à peu près comme ndr ; en outre, géminé ou devant une autre bruyante,
cet R n'est pas sonore : le groupe Rk est sourd. Ce phonème ne se rencontre
jamais à l'initiale : en effet la seule apicale admise à l'initiale est î, les apicales
alvéolaires et rétroflexes étant exclues.
A l'initiale, les quatre autres bruyantes sont plutôt réalisées comme des
spirantes sourdes que comme des occlusives aspirées. A l'intérieur du mot, entre
voyelles, les bruyantes sont réalisées comme des spirantes sonores (donc y et
non x), à la seule exception de ç, qui est toujours sourd à l'intervocalique. Après
r, les bruyantes ne se rencontrent que géminées (occlusives sourdes) ; /î ne se
trouve jamais en contact avec r.
En ce qui concerne les sonantes, on peut proposer les correspondances
suivantes : y semble la sonante de la série prépalatale, / celle de la série apicale
rétroflexe, v celle de la série labiale ; / est la sonante de la série apicale alvéolaire,
tandis que r semble celle de la série apicale plate. Ainsi r rentre dans le système
consonantique. Peut-être X est-il la sonante de la série postpalatale. Il convient
d'observer que r ne peut pas être géminé, alors que R, qui est une bruyante, peut
l'être ; d'autre part, / et / peuvent être géminés, mais ni r, ni X ne peuvent l'être.
En ce qui concerne les signes démarcatifs négatifs (p. 307), / rétroflexe et X
postpalatal apparaissent fréquemment en fin de mot, contrairement à ce que
dit Troubetzkoy. Quant à l'initiale (p. 309), ce qui la caractérise quand elle
est une bruyante, c'est qu'en cette position elle n'est ni géminée ni sonore.
Enfin (p. 313) le tamoul n'a pas d'accent de mot, mais seulement un accent
de phrase.
GREC MODERNE
M. Mirambel, professeur de grec moderne à l'École Nationale des Langues
Orientales Vivantes, a bien voulu examiner les passages des « Principes de
Phonologie » relatifs à cette langue et me communique les remarques suivantes :
P. 85. La neutralisation des oppositions u-o, i-e (u, i représentant l'archi-
phonème) est caractéristique des parlers néo-grecs seplenlrionaux (Asie Mineure
exceptée).
396 NOTE DU TRADUCTEUR
Pp. 120 et 255. Même remarque.
Pp. 161-162. La neutralisation grammaticale de l'opposition t-6 est dialectale.
Pour les paires n-cp et x-x pas d'exemples connus.
P. 169. Beaucoup de mots d'emprunts où b, d, g sont attestés sont tout à
fait assimilés dans la langue, et, d'autre part, dans le domaine dialectal de
l'Est, en position intérieure les groupes mb, nd et pg ont abouti à b, d, g:
e(jiTCopoç > grec commun émboros, grec oriental éboros ; 7révTe> grec commun
pende, grec oriental péde ; à-j'yeXoç^ grec commun àhgelos, grec oriental àgelos.
D'ailleurs, les mêmes groupes, qui se trouvaient en position intérieure jadis, se
sont réduits aux consonnes simples b, d, g dans le grec commun lui-même, par
suite de l'aphérèse de la voyelle atone qui précédait le groupe : grec ancien
è(i[3atvcù> grec actuel commun [XTraîvco (béno), grec ancien è^^Sûto> grec actuel
commun vtûvo) (dinoj, grec ancien È-f/côXTrtov > grec actuel commun yy.6pçi,
(gôrfi), ces formes étant issues de (f)mhéno, (c)ndi (njo, (rjiagorfi^on).
IMPRIMERIE A. BONTEMPS, LIMOGES
DÉPÔT LÉGAL : 4^ TRIMESTRE 1948
UNIVERSITY OF CALIFORNIA LIBRARY
Los Angeles
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